Les insurgés de Mexico

14 novembre 2006  |  dans International

photo : Leïla Minano/Youpress

photo : Leïla Minano/Youpress

Durant cinquante jours, 15 000 personnes ont occupés la capitale pour faire annuler la présidentielle. En vain. Récit d’une exceptionnelle mobilisation.

Depuis deux mois le président mexicain Vincente Fox a de nouveaux voisins. Sous les fenêtres du palais présidentiel, 15 000 squatteurs ont plantés leurs tentes, au risque de lui gâcher la vue… mais surtout de rendre le pays ingouvernable. Jour et nuit, les sympathisants d’André Manuel Lopez Obrador, grand perdant de la présidentielle, réclament l’annulation du scrutin. Ils dénoncent une « fraude massive » et l’immixtion du Président Fox dans la campagne. Malgré la confirmation, par le tribunal électoral, de la victoire du libéral Calderòn, les fidèles du social-démocrate Obrador affirment qu’ils ne partiront pas. C’est du moins ce qu’ils croyaient quelques jours avant de plier bagages. Le 11 septembre, la direction du mouvement a donné le signal du départ. Pour éviter « les affrontements avec l’armée, lors du traditionnel défilé militaire, le 16, jour de l’indépendance », a précisé Amlo, le diminutif du candidat de gauche.

« Nous avons des vivres pour tenir des mois et nous resterons jusqu’à ce que l’on respecte le vote du peuple mexicain. » Maria Dolorès, dite Lolita, est catégorique. Voici trente huit jours que cette mère de trois enfants est installée sur le « Planton », la méga-occupation. Toute en rondeurs, cette comptable publique de Salina Cruz – à 10 heures de route de Mexico – se pomponne chaque matin comme si elle allait au travail. Pourtant, il y a plus d’un mois qu’elle dort sur un lit de camp et qu’elle se lave aux bains publics. Depuis le jour où elle a pris un congé sans solde et le premier bus pour la capitale, Lolita n’est plus rentrée. Comme elle, ils sont plusieurs milliers à avoir laissé famille et travail pour soutenir leur candidat. En cinquante jours, le campement d’occupation des pro-Amlo s’est transformé en une petite cité au cœur de la ville. Baptisé Amloland par les occupants, le gigantesque camp s’étend sur des kilomètres entre la place principale, le Zocalo, et le long de la Reforma, une des artères de la ville. Sur cette avenue, plus une voiture ne passe, le vacarme des haut-parleurs a remplacé celui des klaxons. Les chants de luttes zapatistes le disputent aux multiples déclarations des leaders du mouvement « Le temps de la mafia est terminé, nous construisons une nouvelle démocratie », assènent-ils. Autour du camp, des dizaines de barrières métalliques surveillées par le service d’ordre protègent les occupants et leurs biens. Les passants peuvent traverser librement la place, grâce aux passages formés par les tentes, mais à l’intérieur du campement n’entrent que les invités.

Un président alternatif

À chaque tente correspond un Etat du Mexique. Il y a les occupants d’Oaxaca, de Morelos, de Tabascos… trente deux en tout. Ajoutez à cela les innombrables stand s’adressant chacun à une catégorie : les étudiants, les agriculteurs, les femmes… Puis les ateliers où les artistes enseignent gratuitement la peinture, ceux où d’autres apprennent à lire et à écrire, et les ateliers politiques où les militants s’entraînent à être convaincants. Enfin, ou presque, la cinquantaine de « tables d’inscriptions » où les Mexicains peuvent s’enregistrer pour devenir délégué à la Convention nationale démocratique du 16 septembre. Voilà pour la partie visible du camp, la partie invisible, l’intérieur même des tentes, est tout aussi intéressante. Car c’est l’endroit où, nuit et jour, vivent les inconditionnels du leader.

C’est sous l’immense bâche blanche d’Oaxaca, un Etat au sud de la capitale, que Lolita habite. Des petites tentes-igloo, des matelas, des lits, des sacs de haricots, de grosses bouteilles de sodas orange, des cartons, traînent ça et là sur le sol bétonné. Sur des lits de camps recouverts de tissus multicolores, des militants jouent aux cartes et discutent. Des adolescent regardent, absorbés, des séries à la télévision, tandis que des femmes préparent des plats traditionnels sur des réchauds. Les hommes, eux, sont affectés à la sécurité du « Planton ». Ce camp, comme les autres, ressemble à un gigantesque squat ; en réalité, il repose sur une organisation drastique et une hygiène sévère.

« Camping de luxe »

« Des volontaires nous apportent des vivres de tout le pays », se réjouit Lolita, qui passe le plus clair de son temps à goûter les spécialités régionales. La majorité des réserves arrivent de Mexico, mais des cartons entiers de nourritures et de vêtements viennent des autres Etats. Ces « dons » d’individus et d’entreprises sont déposés à la régie centrale, puis redistribué aux campeurs. « Il n’y a aucun problème de sous-alimentation. Au contraire, ils ont plutôt tendance à trop manger car ils s’ennuient », diagnostique José, 45 ans, l’un des médecins du « Planton ». Dans le « cabinet-tente », la majorité des occupants vient consulter pour des problèmes liés à la pollution et au froid. Comme lui, une dizaine de médecins soignent et distribuent des médicaments gratuitement. Nourriture à volonté, eau potable, ménage quotidien, soins, cours d’art et de lecture et coiffeurs, le « méga-Planton » n’a rien à voir avec « le bidonville crasseux » décrit par l’opposition à Calderon. C’est même, selon Lolita, un « camping de luxe ».

Vicky, la cinquantaine, est tous les jours plus impressionnée par cette ambiance. « J’admire le travail de tous ces gens qui donnent leurs temps et leur argent pour notre cause », souffle-t-elle. Cheveux au carré, énormes lunettes de vue, cette mère de trois filles fait partie des occupants à « mi-temps » car elle ne dort pas sur place. Orgueilleuse, elle affirme n’avoir jamais assisté à une seule fête de l’indépendance. « J’ai toujours estimé que le président en fonction ne méritait pas ma présence », jure-t-elle. Et d’ajouter en tapant du poing sur la table : « c’est une insulte a notre histoire de les laisser parler d’indépendance alors qu’ils sont vendu aux Etats-Unis ! » Mais cette année, victoria sera de la fête. Car ce n’est pas le candidat du Pan, Felipe Calderòn, qu’elle saluera quand il se présentera au balcon du palais, le 15 au soir. Mais son président, Manuel Lopez Obrador qui, sur la scène montée sur le Zocalo, poussera le traditionnel cri de l’indépendance : Viva mexico !

« Dieu aime Lopez Obrador ! »

Comme la majorité des « obradoristes » du camp, Vicky ne se contente pas d’être en accord avec le programme politique d’Amlo et du PRD, son parti. Elle est littéralement en admiration devant le charismatique leader. Ainsi, sur le campement, on trouve des affiches proclamant « Amlo, je t’aime » ou des portraits couvert de rouge à lèvre. Mais aussi des drapeaux, des banderoles, des T-shirts, des poupées, des horloges, des tasses, des tirelires, des bracelets à l’effigie du dirigeant du PRD. Au début de l’avenue de la Reforma, les militants ont même installés une vierge, la Virguen de Juquila, sur laquelle est épinglée une photographie d’Obrador. Sur son socle, on peut lire : « pardonnez-nous pour le dérangement, mais nous construisons la démocratie. » Personne ne s’en offusque. Au contraire, les croyants se succèdent devant la Vierge et allument des cierges. A quelques mètres à peine, un autre autel a été monté par les fidèles. Il s’agit d’une urne. Une petite femme de plâtre sur laquelle est inscrit le mot « démocratie » est sacrifiée par d’autres poupées. Les passants y déposent des cierges. À Amloland, religion et politique vont de pair. D’ailleurs, le dimanche matin, le prêtre du camp passe dans toutes les tentes pour dire l’office. Surprenant dans sa robe immaculée barrée d’une écharpe ornée d’une vierge peinte, le père fait des sermons d’un nouveau genre. « Dieu aime Lopez Obrador ! s’exclame-t-il. Si vous êtes muet, il vous donnera la parole pour convaincre d’autres brebis que notre combat est juste… ». L’assistance écoute sagement et acquiesce. L’office se conclura par des chants religieux, accompagnés à la guitare. Mais déjà, il est l’heure d’aller écouter le discours quotidien d’Amlo. L’office et toutes les activités s’interrompent. Tous les soirs, le porte-parole de la gauche mexicaine s’adresse à ses sympathisants. Un message d’une demi-heure où Obrador donne les dernières informations sur l’organisation de la convention et développe un point de son programme présidentiel. Devant une foule de plusieurs milliers de personnes qui scandent son nom, Amlo conspue le gouvernement, les présidents Fox et Calderòn, les magistrats du tribunal électorale et la presse « vendue ». Il remercie les occupants qui bravent la pluie et le froid et la « vraie presse », en saluant les journalistes concernés.

À quelques mètres de là, sous une petite bâche, les militaires retraité pro-Amlo écoutent d’un oreille le discours de leur nouveau chef. « Nous n’aimons pas nous mêler à la foule, et puis, d’ici on entend très bien », estime le général retraité Samuel Lara Villa, droit sur sa chaise. Son objectif : enrôler les militaires à la retraites dans le mouvement de résistance civile pacifique. Et les autres ? « Les soldats n’ont pas le droit de se prononcer contre le gouvernement, c’est normal. Si on leur donne l’ordre de tirer, ils doivent le faire ». Assis en face de lui, Alfons von Böheïm de Montford, ancien de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande acquiesce. « Pendant la guerre, personne ne nous a demandé notre avis, on était obligé d’obéir aux ordres, même si on n’était pas d’accord avec les nazis. » Vicky, qui assiste à la conversation, effarée, chuchote discrètement : « Les militaires ne réfléchissent pas, il n’y a que la discipline qui compte »

Le camp devant être levé, les occupants commencent déjà à préparer leur déménagement. Pour aller où ? Personnes ne le sait, mais la rumeur dit qu’ils seront logés dans des gymnases jusqu’à la convention. Reviendront-ils ensuite ? « 90% de chance que non », nous dit un responsable. Malgré l’ardeur de certains, les rangées de tentes se font plus clairsemées, la foule vient moins nombreuses aux discours. Ce qui expliquerait pourquoi les dirigeants du mouvement ont ordonné le départ ? Les responsables de la coalition pourraient même commencer à négocier. La fin du « Planton » sonnerait-elle le glas du mouvement de résistance pacifique ? Ils sont nombreux à le penser. Mais seul Amlo nous le dira. Car à Amloland, c’est Amlo qui décide.