Rumba congolaise: le son de l’indépendance

15 mars 2009  |  dans Culture, International

Photo : Sterns Music/DR/Youpress

Photo : Sterns Music/DR

A l’heure des Indépendances, l’Afrique danse au son de la rumba. En 1960, « Indépendance cha cha », le tube de l’African Jazz, devient le symbole d’une liberté retrouvée. Dans les bars de Kinshasa, les musiciens congolais réinventent un rythme qui bouleversera en profondeur la musique africaine.

Ça commence par quelques notes de guitare, sur un rythme chaloupé. Puis les percussions entrent en jeu. Les voix s’élèvent : hommes et femmes chantent en lingala, la principale langue du Congo, l’amour, les tracas quotidiens ou les vertus de la margarine.

Bienvenue sur les terres de la rumba congolaise. Ecouter ces morceaux qui ont fait danser presque toute l’Afrique à l’époque des Indépendances, c’est faire un voyage dans le passé à Léopoldville, future Kinshasa, capitale du Congo Belge.

Nous sommes en 1940. Les Belges dirigent l’immense Congo d’une main de fer. Dans les dancings des quartiers blancs, les colons se déhanchent sur les biguines de Tino Rossi. En Europe comme en Afrique, les rythmes latinos font fureur. Sur les rives du fleuve Congo, les marins ouest-africains font découvrir la rumba cubaine à leurs collègues congolais. Le coup de foudre est immédiat. Mélange de musique latino-américaine et de rythmes importés par les esclaves congolais cent ans plus tôt, la rumba cubaine parle aux oreilles des mélomanes de Kinshasa. Rapidement, ils se réapproprient cette musique enivrante, avec une innovation qui deviendra leur marque de fabrique : une polyphonie de guitares, introduites au départ pour remplacer le piano adopté par les Cubains.

Naissance d’une industrie du disque

Wendo, extrait de "On the Rumba river" / Faire Bleu Productions DR

Wendo, extrait de "On the Rumba river" / Faire Bleu Productions DR

Face aux orchestres plus ou moins improvisés qui se multiplient dans les bars de Kinshasa, certains commerçants grecs, amateurs de musique, comprennent vite le profit qu’ils peuvent tirer des musiciens. Très présents dans la colonie belge, ils développent alors une industrie du disque inédite en Afrique, qui contribuera au succès de la rumba congolaise sur le continent. En 1948, le label Ngoma, tout juste fondé par Nicolas Jeronimidis, sort le premier tube congolais. La chanson « Marie-Louise » est un tel succès que la légende dit qu’elle a le don de « réveiller les morts » si elle jouée après minuit. Composée avec le guitariste Henri Bowané, elle révèle le chanteur Wendo Kolosoy. A 23 ans, ce jeune marin un peu voyou roule en voiture, symbole ultime de la réussite.

Les frères Bénatar, originaires de Chypre, se lancent à leur tour dans l’aventure et créent la maison Opika. Côté artistique, c’est un peu l’improvisation. Gilbert Warnant, un belge régisseur de théâtre, est ainsi propulsé directeur artistique de la maison de disque, un poste pourtant peu en relation avec ses compétences. « C’était un homme un peu bizarre, on disait « congolisé » à l’époque, car il était plus proche des Congolais que des Blancs. Il a été embauché car il possédait un orgue Solovox, un instrument rare à l’époque » explique son neveu, Vincent Kenis, cofondateur du label Crammed et grand connaisseur de rumba congolaise. Un choix pas mauvais : c’est lui qui va découvrir « Docteur Nico », le guitariste vedette de l’African Jazz.

African Jazz et OK Jazz, les frères ennemis

Deux groupes vont faire entrer la rumba congolaise dans l’histoire : L’African Jazz et l’OK Jazz. Deux orchestres, deux styles. « On pourrait les comparer aux Beatles et aux Rolling Stones » estime le chercheur François Bensignor. « Les membres de l’African Jazz étaient plus « classes ». Kabasélé, le fondateur du groupe, venait d’un milieu assez aisé, il avait été à l’école. L’OK Jazz ressemblerait plus aux Stones. Ce sont des rockeurs, des voyous ». Dans la rivalité qui oppose depuis toujours fans de l’African Jazz et de l’OK Jazz, François Bensignor a choisi son camp. Assis dans son bureau parisien, il est intarissable sur la carrière de Franco, chanteur et fondateur de l’OK Jazz. « C’était un illettré, il n’a jamais été à l’école. Enfant, il vendait des beignets sur le marché, et jouait de la guitare pour attirer les clients vers l’étal de sa mère ». En 1953, repéré par le producteur grec Papadimitriou, il signe son premier contrat chez Loningisa. Une collaboration de courte durée, car il est viré un an plus tard pour indiscipline. Employé à l’OK Bar, un obscur maquis de Kinshasa, il fonde alors l’OK Jazz. En 1956, leur premier tube annonce la couleur : « On entre OK, on sort KO ».

Franco en 1953 / Photo Sterns Music DR

Franco en 1953 / Photo Sterns Music DR

Dans les quartiers populaires de la ville, les deux groupes deviennent rapidement incontournables. Manu Dibango, qui a commencé sa carrière à Bruxelles en 1960 avec l’African Jazz de Kabasélé, alias Grand Kallé, s’en souvient encore. « Les deux hommes ont chacun leurs supporters, comme au football. La vie artistique du Zaïre repose entièrement sur eux » raconte-t-il dans sa biographie (1). Les clubs de jeunes viennent en masse « ambiancer » les concerts de leurs idoles. « Viens, viens danser le cha cha cha » chante l’OK Jazz en 1957.

Phénomène nouveau, les femmes sont aussi de la partie. Dans l’énorme métropole qu’est Léopoldville, où se croisent toutes les ethnies et toutes les nationalités, certaines arrivent à s’émanciper du carcan de l’Eglise qui leur impose de rester au foyer. Groupies avant l’heure, elles écument les bars où joue leur orchestre favori. « Elles étaient extrêmement peu nombreuses, et avaient mauvaise réputation. On les appelait les « meringues », du nom du style musical, et on les considérait comme des femmes de petite vertu » explique le chercheur congolais Manda Tchebwa. Employés, dockers, serveuses, artistes se pressent aux concerts de l’OK Jazz et de l’African Jazz, dont les musiciens représentent un nouveau genre de Congolais : des citadins, prêts à prendre leur destin en main.

1960 : L’Indépendance.

Cette effervescence sociale fait écho au bouillonnement politique que traverse le Congo. En janvier 1959, trois jours d’émeutes secouent Léopoldville. Les manifestants réclament l’indépendance. L’année suivante, les autorités belges et les leaders indépendantistes se réunissent à Bruxelles pour préparer la libération du pays. Là encore, la musique est au cœur du processus. « Le Zaïre fonctionne à l’heure commune de la musique et de la politique. Tout se négocie dans les bars. Les vedettes sont partie intégrante de la vie publique » explique Manu Dibango.

Grand Kallé, leader de l’African Jazz et ami personnel du leader indépendantiste Patrice Lumumba, est invité avec son groupe à suivre la délégation congolaise à Bruxelles. Le chanteur délaisse alors les chansons d’amour pour un nouveau répertoire plus politique. Dans leur hôtel de la capitale belge, les musiciens de l’African Jazz créent en quelques jours des morceaux devenus mythiques. « Indépendance cha cha », « Table ronde », « Bilombe ba gagné » (les meilleurs ont gagné) font le récit des négociations d’indépendance. Pour beaucoup de Congolais illettrés, ces chansons remplacent les journaux. Les orchestres se font les caisses de résonance de l’actualité. Comme le résume Manu Dibango, « on écoute d’abord la musique par les pieds, et cela monte à la tête après ».

La disgrâce

Le groupe est accueilli en héros à son retour de Bruxelles. Mais la joie de l’indépendance sera de courte durée. En juillet, la région du Katanga fait sécession, et plonge le pays dans la guerre civile. Six mois plus tard, Patrice Lumumba, libérateur du Congo, est assassiné. Le colonel Mobutu prend le pouvoir. Les musiciens qui refusent de chanter ses louanges tombent en disgrâce. Au sein de l’African Jazz, Grand Kallé est peu à peu écarté par ses musiciens, qui lui préfèrent un jeune talentueux : Tabu Ley Rochereau. Pendant près de quinze ans, il se disputera avec Franco les faveurs du dictateur Mobutu.

Diffusée largement dans toute l’Afrique durant les dernières années de la colonisation, la rumba des pionniers ne survivra pas, paradoxalement, à l’indépendance du pays qui l’a vue naître. Enfermé dans une autarcie culturelle, le Congo se replie sur lui-même, et la musique métisse des pères de la rumba tombe dans l’oubli. Une longue absence qui pourrait peut-être prendre fin. Plusieurs labels ont décidé, ces dernières années, d’exhumer ce patrimoine musical. Des rééditions qui pourraient, enfin, rendre aux pionniers de la rumba congolaise la place qu’ils méritent.

(1)« Trois kilos de café », Le Seuil, 1995.

Wendo au fil du fleuve Congo

Il se tient toujours droit, malgré son grand âge et la misère. Quand il marche dans les rues de Kinshasa, avec ses lunettes de soleil et son nœud papillon, celui que l’on surnomme « Papa Wendo » reçoit toujours les honneurs de la foule. Le réalisateur Jacques Sarasin a filmé en 2004 la vie quotidienne du patriarche de la rumba congolaise et de ses musiciens. Une vie entre débrouille, pauvreté et musique. Dans ce film d’une grande beauté, Jacques Sarasin montre le crépuscule d’une vie (Wendo Kolosoy est décédé le 28 juillet 2008). Il recueille aussi un des seuls enregistrements live du groupe. Indispensable.
« On the Rumba River » (Productions Faire Bleu, 2006).

Les essentiels

– « Roots of Rumba Rock » (Crammed, 2006). Henri Bowané, Pauline Lisenga, Maître Taureau: tous les premiers classiques de la rumba, édités dans les années 50 par le label Loningisa, sont présents dans cette compilation. Une sélection réalisée par Vincent Kenis à partir de témoignages des acteurs de l’époque. Les chansons sont traduites et commentées dans le livret.
– « Francophonic » (Sterns Music/Cantos, 2008). C’est LA compilation de référence sur Franco et le TP OK Jazz. Toute sa carrière est retracée en 28 titres, allant de 1953 à 1980, avec en accompagnement un livret de 48 pages très détaillé et illustré de photos inédites.
– « Classic Titles : Tabu Ley Rochereau » (Cantos/Syllart, 2006). L’essentiel des tubes du successeur de Grand Kallé à la tête de l’African Jazz. Un bon aperçu de la rumba congolaise des années 60-70. Un son plus « pop », une des influences majeures de Papa Wemba et Koffi Olomidé.
– « Merveilles du Passé. Grand Kallé et l’African Jazz, vol.1 » (Syllart, 2006), « Grand Kallé et l’African Jazz, succès des années 50-60 vol.1 » (Syllart, 2006). Difficile de trouver une compilation complète de l’African Jazz. Les deux tubes du groupe, « Indépendance cha cha » et « Table ronde » ont été répartis sur ces deux albums.