Haïti année zéro

12 février 2010  |  dans International

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

Un mois après le séisme qui a dévasté Haïti, reportage au cœur du chaos, pendant ces semaines de violence durant lesquelles les Haïtiens ont lutté pour survivre.

Dans l’allée, un photographe s’accroche à son appareil comme à la vie, il titube, écœuré. En fond, la morgue de l’hôpital général, le réceptacle de plusieurs jours d’horreur depuis que le 12 janvier, un séisme a dévasté Port-au-Prince et ses environs. Des images inacceptables que le monde regarde depuis des jours mais dont le photographe ne se remet pas. Nous sommes à l’HUEH, un campus universitaire transformé en hôpital à ciel ouvert et le théâtre d’un scandale humanitaire depuis que la terre a tremblé emportant dans son souffle 200 000 Haïtiens. Entre les murs sales et effrités de la morgue et autour, s’étalent les corps. Des petits, des moyens, des grands, des membres aux axes improbables, boursouflés, jaunis, attaqués par les mouches. Combien sont-ils ceux qu’on a sorti des bennes et jetés là, entassés sans ordre, sans nom, sans âge ? Et les vivants qui passent devant… Mon photographe reprend sa respiration et s’appuie contre une « benne à humains », sonné. En dehors de l’imagination, d’un écran de cinéma, le spectacle n’a pas de raison d’être. Et pourtant, ici, il n’y a personne à blâmer. «Un séisme, c’est pas comme une guerre, ça arrive et c’est tout », résumera un médecin à bout de souffle dans les allées. Si seulement la terre ne s’était ouverte sous Haïti, le pays le plus pauvre du continent américain. Si seulement aussi, l’épicentre du désastre n’avait été la capitale et ses environs. Alors peut être que la catastrophe aurait été moins grande. Malédiction ? Non, pauvreté. En 40 ans, la population de Port-au-Prince est passée de 40 000 à 3 millions d’habitants. La misère des campagnes haïtiennes ayant entraîné un exode rural massif, la petite capitale s’est transformée en mégalopole. En quelques années, sans compter les bidonvilles, des milliers de bâtisses construites sans plan d’urbanisme, sans normes anti-sismiques, ont poussé à Port-au-Prince. Celles-ci se sont effondrées dès la première secousse, écrasant sous les décombres des dizaines de milliers de pauvres.

« C’est la première fois pour tout le monde »

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

A l’hôpital, dans le tourbillon des brancards suivis par le cortège des familles, les secouristes dépassés, donnent des instructions. Dans la salle de ce qui fut la réception de la fac, les médecins américains de l’ONG IMC (International medical corps), cernés, s’usent à garder le sourire. Le jeune docteur Soloma Kuah plâtre un homme, avec quelques gouttes tirées d’une bouteille d’eau « qu’il faut économiser ». Malgré la gravité des blessures, la précarité du matériel, le silence règne et les regards sont résignés. Jusqu’à ce qu’un enfant se mette à pleurer dans la salle d’à côté. Les patients qui attendent dehors, ceux qui se font opérer, les dizaines de malades hospitalisés attendent hagards, anesthésiés par la catastrophe. Faute de place, les brancards patientent dehors posés à même le sol dans la chaleur étouffante de l’après-midi. Avec les formulaires d’admission, les proches chassent les mouches autour des membres blessés. Là encore, pas une larme, rien. «C’est un coup dur, mais nous les Haïtiens on ne se plaint pas, on a l’habitude de se battre pour survivre », expliquera cette jeune femme assise devant l’hôpital. En attendant le personnel médical opère sans eau, ni électricité, dans des bus réaménagés, sous des bâches, des tentes gonflables, dans des conteneurs même. Comment imaginer que dans le marasme, toutes les structures d’accueil, hôpitaux, cliniques, centre de santé se sont effondrés. Comme le Palais présidentiel l’assemblée nationale, toutes les administrations, les écoles, les universités, les commissariats, le siège de l’ONU. Le centre de la capitale, n’est plus qu’un champs de ruines sous les rescapés. «Ici, c’est la première fois pour tout le monde, mais on ne peut plus rien faire, les gens arrivent trop tard, dira le médecin rencontré dans les allées. Même au Nigeria, même au Rwanda… ». A quelques mètres, mécaniques, les camions chargent encore les corps qu’ils emmèneront aux abords de la ville, pour les jeter dans le trou de la fosse commune avec les 70 000 autres. Combien y en aura-t-il encore? Personne ne sait et pourtant depuis le premier jour, entre l’ONU et le gouvernement haïtien, c’est à qui donnera le dernier bilan. La guerre des chiffres a commencé: 75 000, 250 000, 110 000 et 150 000, des estimations contradictoires,  « a des dizaines de milliers près », tombent chaque jour. Le monde a besoin de savoir si « Haïti-janvier 2010 », c’est pire que le Tsunami, que l’ouragan Katrina, que le séisme en Arménie, pire que le 11 septembre? A la morgue, il n’y a aucun doute, on ne jette pas les hommes en tas, comme ça, pour rien.

« Nous ne sommes pas des voyous »

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

Dehors, dans les rues, les vivants survivent. Après quelques semaines, les Haïtiens recommencent à travailler. Les boutiques, usines, magasins, plantations sont détruits. La plupart des habitants ont perdu leur emploi, les étudiants, leur université, les élèves, leur école. Beaucoup se sont reconvertis en vendeurs à la sauvette. Sur des nappes, a même le sol, ils proposent des produits locaux, des bananes, de la canne à sucre, des fruits, tout ce qui n’a pas été détruit. Vu la rareté des denrées, les prix ont triplé. Dans la rue Dessalines, des réveils, des vases, des mixeurs, des machines à laver neufs font aussi leur apparition sur les étals. Ces produits sont pour la plupart le butin des pilleurs qui sévissent depuis les premiers jours. Dans cette ancienne rue commerçante, au centre de Port-au-Prince, un dépôt de marchandises est tombé dans le tremblement. Devant, des dizaines d’Haïtiens s’agglutinent. De loin, on peut entendre les éclats de voix des crève-la-faim. Un jeune homme se fait arracher des mains une pile de boîtes en cartons, ramassé au prix de sa vie sous les fondations qui menacent de s’effondrer à tout instant. Un peu plus loin, un autre groupe se dispute des savons. Des adolescents, des vieux, des jeune filles s’arrachent sans pitié ces trésors de misère. Un gendarme français devant un véhicule blindés observe de loin. « N’y allez pas mademoiselle, ils vont vous prendre votre montre… », prévient-il. Je monte quand même sur le toit effondré de ce qu’il reste du dépôt. Dans le nuage de poussière, des dizaines d’ombres plongent dans les entrailles. Au prix de leur vie, le moindre trou, la moindre fissure, est exploré. Deux adolescents portent à bout de bras une batterie de voiture, trois autres empilent des chaises en plastique, un autre s’enfuit avec un ventilateur. Le sol tangue sous le poids des chercheurs. Une jeune femme, top rose et mini jupe noire, glisse sa silhouette filiforme dans un trou. « J’ai peur de ne pas remonter, mais je dois trouver de quoi nourrir mes deux enfants, explique-t-elle, le buste a moitié sorti. Avant d’ajouter, sérieuse: « On n’est pas des voyous, on a juste faim et puis on ne vole pas des pauvres mais des millionnaires qui sont propriétaires du dépôt». Près d’elle, Hippolyte-Ronald, 31 ans, acquiesce. « J’étais étudiant en informatique, mais je n’ai plus de fac, plus de maison, alors je fais un tour pour voir ce que je vais trouver ». A chacun de mes pas, les regards curieux des pillards se tournent vers moi. « Faites attention à vous, mademoiselle! », « Ne passez pas par là! », les mains se tendent pour m’aider à traverser les tranchées. Difficile de croire que ce sont ces hommes prévenants qui dans quelques minutes se battront au cutter pour défendre leur butin. « On a pas le choix, s’énerve Hippolyte-Ronald. Tout le monde veut nous voler, même la police nous tape pour nous prendre nos effets ». Là-dessus, Saintvil-Marceline, 25 ans, un autre pilleur, me tire le bras. «Hier, un policier corrompu m’a donné une gifle pour me prendre les balles de tennis que j’avais trouvées, raconte-t-il. J’ai dû leur donner, on ne peut rien faire, ils sont armés et personne n’ira remarquer s’il y a un mort de plus ». Comme pour faire écho au propos du pilleur, a quelques pas, dans un trou, un corps blanchi par la poussière, gît face contre terre. Personne ne sait qui est « l’homme de la fosse ». Il est « un mort de plus » dans le désastre haïtien. Autour de lui, dans l’indifférence, des petits pilleurs d’une dizaine d’années, s’affairent.

« Les femmes doivent se défendre deux fois plus »

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

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Retour dans la rue. Sur une colline de gravats, Dor, 27 ans, tient fièrement sa prise de la journée: une dizaine de sachets en plastique qu’elle a trouvé dans les décombres d’une boutique. « Je vais les laver, les plier et les vendre », explique cette jeune femme à la posture d’amazone. Une autre raison a poussé Dor a venir remuer les décombres au péril de sa vie : « je suis venu voir si je ne trouvais pas ma petite sœur, c’est ici qu’elle a été vue pour la dernière fois ». Comme des milliers de femmes que le séisme a laissé seules, Dor doit se battre bec et ongle contre « les bandits qui veulent la prendre de force ». Et de défier : « Nous les femmes on doit se défendre deux fois plus. Dieu seul sait ce qui va m’arriver, alors pourquoi avoir peur? ». Légère, la jeune femme disparaît entre les décombres de la rue commerçante. Sur les trottoirs, des petits groupes se disputent encore, cette fois un lot de réveils. Décidément la violence du séisme n’est rien comparé à la brutalité de ses conséquences sur la vie des Haïtiens. Rien qu’un nouveau chapitre dans l’histoire de cruauté de la première République noire? Après les répressions sanglantes des insurrections des esclaves, la dictature sanglante de « Papa Doc » et ses « tontons macoutes », après la trahison du « curé des Bidonvilles », Jean-Bertrand Aristide, que pouvait-il encore arriver au Peuple de l’Hispaniola? Une catastrophe naturelle…

Ingérence vs dépendance

Un pickup passe, des Haïtiens distribuent des masques sanitaires pour se protéger de la poussière et des éventuelles épidémies. Rien a manger, rien a boire, de toutes

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

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façon, la plupart du temps, les rares distributions alimentaires dans la rue finissent en bagarre. Et pour cause : chacun sait que tout le monde ne sera pas servi. Depuis la catastrophe, malgré l’aide humanitaire massive en provenance de toute la planète, les promesses de dons astronomiques, sur le terrain, l’aide arrive au compte gouttes. Il faut dire qu’à l’aéroport de Port-au-Prince, là ou transite la grande majorité des convois, il y a des priorités. Le gouvernement haïtien décapité par la mort de plusieurs ministres et sénateurs, a confié dès le lendemain du séisme, le contrôle de l’aéroport aux Américains. Ceux-ci privilégiant l’atterrissage de leurs avions au détriments de l’aide humanitaire internationale. C’est ainsi que les volontaires de Pompiers sans frontières et de Médecins sans frontières se sont vus interdire l’atterrissage à l’aéroport alors même qu’il le survolaient. « En plein ciel, les Américains nous ont pris en chasse, nous menaçant de tirer si nous atterrissions», raconte dépité le docteur Joël Boste, coordinateur MSF. Christiane, médecin à PSF, est révoltée : « Nous sommes arrivés 3 jours plus tard, alors que dans les opérations de sauvetage les premières heures sont déterminantes ». Le matériel des pompiers volontaires est parvenu quant à lui presque une semaine après leur arrivée. Jean-François Riffaud, porte-parole de la Croix-Rouge française, a pour sa part dû attendre plusieurs jours que son avion contenant 40 tonnes de matériel de secours, obtienne la précieuse autorisation d’atterrir. A son bord, 40 000 litres d’eau a destination des sinistrés. Alors qu’au même moment, à l’aéroport de Port-au-Prince, cinq cargos de l’US Air force déchargeaient leur cortèges de GI’s pour assurer la sécurité…

« C’est dieu qui décide »

Photo : Corentin Fohlen/Fédéphoto

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A des kilomètres de l’aéroport et de l’aide humanitaire, à Léogane, la ville de l’épicentre détruite à 80%, Rosita Cicéron, 25 ans remet de l’ordre dans son nouvel intérieur. Comme un million et demi d’Haïtiens, cette mère d’un petit garçon de 8 mois, a perdu sa maison dans le séisme. Elle partage sa bâche tendue de draps avec les dix membres de sa famille, rescapés du séisme. «Ma mère ne se remet pas, elle fait des crises de nerfs plusieurs fois par semaine, explique Rosita calmement. Moi ça va, je remercie dieu de m’avoir laissé en vie, et cela ne sert à rien de se plaindre, de toute façon c’est Lui qui décide à la fin ». Et pourtant, vu le décor, la jeune femme, aurait de quoi. Nous sommes dans un des six camp de réfugiés de cette petite ville de 40 000 habitants. Un paysage de désolation, où des dizaines de familles construisent des bicoques, lavent leurs linge dans des bassines et transportent sur leur tête ce qui leur reste de leur vie d’avant. Ici, pas la peine de chercher, il n’y a ni eau, ni électricité, encore moins de sanitaires ou d’endroits pour cuisiner. « Mon fils a attrapé la grippe, à cause du froid et de l’hygiène et ce n’est que le début, je pense… », affirme la jeune femme, seule membre de la famille à parler français. Rosita fait référence à la saison des pluies et son cortège d’épidémies, qui commencera dans quelques mois et que les Cicéron devront affronter avec une bâche au dessus de la tête. « Mais ça ne sert à rien de s’inquiéter maintenant, dit Rosita. Pour l’instant, je suis en vie, mon fils aussi et c’est ça qui compte ». Et de conclure : « un séisme, ce n’est pas la fin du monde, après tout ».