Haïti, le pire est à venir

22 mai 2010  |  dans International

Photo : Corentin Fohlen/Fedephoto

Photo : Corentin Fohlen/Fedephoto

Au lendemain du séisme, les ONG du monde entier ont déferlé dans tout le pays. Elles sont près de 10 000 à venir en aide aux sinistrés. Une aide souvent désordonnée, parfois voyeuriste ou intéressée, qui pourrait s’avérer insuffisante quand viendront les périodes des pluies et des cyclones.

Ils sont là, des heures durant. Trois mois après le tremblement de terre, les files d’attente s’allongent à l’heure des distributions humanitaires. Des heures durant, les ombres courbées patientent sur leurs bidons vides, leurs sacs en plastique soigneusement pliés, affalés dans leurs brouettes et leurs chariots. Sous le soleil brûlant, les files s’enroulent le long des trottoirs, sur la chaussée, entre les voitures, dans le brouhaha des klaxons. Des heures durant, avec ou sans ticket de rationnement. Chacun tente sa chance pour attraper une couverture, de l’eau, du riz.

Des heures durant car personne n’est pressé. A quoi bon ? Depuis le désastre, le chômage frappe 90 % de la population. Le temps, on le passe à trouver auprès des ONG de quoi boire, manger, se soigner. Une mère de famille s’est levée à deux heures du matin pour prendre sa place dans la file, mais de toute façon, « puisque Dieu nous a laissés vivre et que maintenant il n’y a plus le choix », elle restera là des heures durant.

Devant elle, encore des kilomètres de queue avant d’apercevoir le premier militaire. Sa mi­traillette sanglée sur la poitrine le protège de la file-foule des sinistrés. « Je ne vois pas pourquoi ils sont tous là, nous ne servirons que ceux qui ont des tickets », dit-il, inquiet, en baissant ses Ray Ban sur le nez. Le jeune GI n’est pas rassuré. À attendre des heures, les sinistrés pourraient s’énerver. « On n’est jamais à l’abri de pillages », confie-t-il, stressé.

Bousculade

Autre lieu, autre distribution, autre file. Autre GI. Cette fois, les militaires distribuent des sacs de « boulgour fortifié au soja ». Devant son véhicule blindé, un jeune soldat rigole avec son collègue perché sur l’écoutille du tank. Pas pour longtemps. Après des heu­res d’attente, la foule s’échauffe. Quelques éclats de voix, une bousculade et tout rentre dans l’ordre.
En face, les sinistrés repartent avec de gros sacs marqués USAID ( Agence des États-Unis pour le développement international ). Sur la tête, dans les bras, sur les chariots. C’est à USAID, l’un des principaux acteurs de l’opération humanitaire américaine, que le PAM ( Programme alimentaire mondial ) a confié l’acheminement de l’aide alimentaire.

Elle est épaulée par le département de la Défense américain car « l’opération humanitaire » étasunienne est chapeautée par le Pentagone. « Certes les marines sont avant tout des guerriers […] [mais] nous faisons également preuve de compassion lorsque cela est nécessaire et c’est un rôle que nous aimerions montrer : ce guerrier compatissant, apportant de l’assistance à ceux qui en ont besoin », expliquait le porte-parole des marines deux jours après le séisme pour justifier le débarquement massif des forces militaires américaines (10 000 troupes).

Un Haïtien, sac de boulgour sur l’épaule, ne semble pas convaincu par l’argument : « À bas George Bush ! Vive Chavez ! », lance-t-il au visage des soldats. À quelques mètres de là, une jeune femme repart avec son boulgour. À peine passée la barrière militaire, elle négocie déjà le prix de sa récolte humanitaire avec un des hommes qui attend de pouvoir la racheter.
Aucune raison de s’en cacher : le lendemain du tremblement de terre, le surlendemain et les autres jours, sur les marchés de la capitale, les sacs USAID divisés en petits sachets se revendent allègrement.

Gueules cassées

Un matin, à l’Hôpital général de Port-au-Prince. Pas de distribution, mais des files interminables, toujours, sous un soleil de plomb. Devant chaque bâche, chaque tente où travaillent les ONG médicales, des serpentins de gueules cassées, par dizaines. Des Haïtiens amputés, des femmes âgées portées par leurs pro­ches, des mères de famille sur les trottoirs, leurs bébés accrochés à la poitrine.
La folie qui régnait dans cet hôpital-morgue au lendemain du séisme a fait place à… l’attente. Et à la philosophie : « on n’a pas le choix, il faut patienter, il n’y a rien d’autre à faire ici », sourit ce jeune étudiant dont l’université a été détruite et qui essaye de se reconvertir en interprète pour ONG.

Dans la capitale comme dans une bonne partie du pays, par la force des choses, les ONG et les journalistes sont devenus le centre du business local. Les Haïtiens sont devenus interprètes, chauffeurs, fixeurs ou cash for work (1) pour 3,50 euros par jour. Les quelques hôtels qui sont restés debout après le séisme affichent des tarifs exorbitants.

Certains artisans ont commencé à fabriquer des figurines à l’effigie des casques bleus ou des militaires américains et vendent des toiles sur le tremblement de terre et les camps de réfugiés. « Il y a une très forte demande pour ce type de souvenirs », nous explique une vendeuse à la sauvette qui s’est installée à la sortie du Plaza, un des hôtels les plus chics de la capitale. C’est là que l’acteur américain Sean Penn, qui s’est découvert une nouvelle passion pour Haïti depuis le séisme, descend chaque fois qu’il vient.

Dans les rues, les tap-tap, ces petits bus multicolores toujours pleins à craquer, sont devenus moins nombreux que les 4×4 des milliers d’ONG. Les embouteillages de Port-au-Prince sont dignes des plus grandes capitales du monde. « S’il n’y avait pas eu autant de morts et de voitures détruites pendant le séisme, on ne pourrait plus circuler à Port-au-Prince », ironise un chauffeur. Les logos bien connus des Nations Unies, de CARE, de l’UNICEF, de la Croix-Rouge s’affichent partout sur les portières des véhicules, sur les drapeaux des bâtiments, sur les tentes des camps de réfugiés, sur le moindre sac de riz distribué. Tout le monde semble vouloir dire : « Haïti, j’y étais. »

Et puis, il y a les autres, ces petites organisations inconnues sans 4×4 ni drapeau et dont on ignore tout de l’activité. Comme cette ONG chrétienne Missions in Adventures, dont on croise le pick-up au coin d’une rue, avec son cortège de volontaires, ravis, qui prennent en photo les sinistrés à travers les vitres. Après une petite enquête, on découvre que Missions in Adventures est une organisation qui propose à ses clients volontaires de payer 400 dollars la semaine pour vivre des sensations fortes à Haïti. Avec ou sans expérience, seul ou en famille, adul­tes et adolescents peuvent donc s’inscrire pour distribuer du riz, de l’eau, évangéliser ou même donner « des soins basiques » aux blessés.

Criminels

Retour à l’Hôpital général, devant une tente, où la file est moins longue que la dernière fois. Nous sommes dans un des centres installés par Handicap International. Un kinésithérapeute fait des exercices de rééducation avec des Haïtiens amputés. À peine assis, le professionnel s’énerve : « parmi les humanitaires, il y a des criminels ! Ici, j’ai vu tellement d’erreurs médicales que je ne peux plus les compter. Il y a l’urgence d’accord, mais on ne perd pas sa conscience professionnelle pour autant. »

Le kiné se demande si tous ceux qui ont opéré « étaient vraiment médecins et chirurgiens ». Et de raconter « les fractures non-réduites, mal plâtrées et qu’il faut recasser, les enfants infirmes à vie à cause d’une fracture mal opérée ». Impossible aussi pour le soignant de savoir qui sont les auteurs de ces opérations : « personne n’est au courant, les volontaires restent deux semaines, sans passer le relais, sans même expliquer aux enfants qu’il ne faut pas marcher quand on a une fracture ».
L’attachée de presse de Handicap International finit par rattraper son kiné enflammé : « Nous avons conscience de ces problèmes, mais il faut dire que les médecins devaient sauver des vies, que les moyens étaient très réduits, ils ont aussi fait ce qu’ils ont pu. »

La responsable de la communication fait aussi référence au scandale des amputations massives et non justifiées révélées par Le Monde, fin janvier. Comme le kiné, le docteur Verdot, interrogé par le quotidien, avait constaté les dérives de l’action médicale d’urgence : « J’ai vu des fractures simples de bras traitées par l’amputation alors qu’on aurait pu les réparer. J’ai vu le résultat des “guillotines amputation ”– c’est l’expression anglo-saxonne – et ces membres tranchés comme par un coupe-cigares. »

Aujourd’hui, la phase d’urgence est passée mais le « manque de suivi et de coordination entre ONG continue d’avoir des conséquences désastreuses », conclut le kiné. Rappelons que mi-février, le coordinateur de l’aide humanitaire des Nations Unies, Jack Holmes, avait tiré la sonnette d’alarme dans un e-mail qui aurait dû rester confidentiel. Celui-ci avait demandé à ses « chers collègues » de « revoir radicalement ce qu’ [ils étaient] capables de faire dans les zones clés et d’adopter une approche plus énergique en vue de répondre aux besoins ». Inquiet, le haut responsable avait ajouté : « cela commence à se voir et conduit d’autres à douter de notre capacité à agir ».

Touristes

Un peu plus loin, à Log base, la base logistique des Nations Unies, quartier général des grandes ONG. Dans son bureau-ten­te, un haut fonctionnaire de l’ONU, qui compte 25 ans d’action humanitaire d’urgence à son actif, est conscient des problè­mes que pose la gestion de l’aide à Haïti. « Après le séisme, des centaines de petites ONG, plus ou moins honnêtes, ont profité de l’aubaine pour se donner plus de visibilité et profiter financièrement de l’élan de solidarité », explique-t-il.
Selon lui, « ces ONG se sont montées dans l’avion pour Port-au-Prince, sans aucune expérience de l’humanitaire, certaines personnes sont même venues seules, comme ça, pour aider. » ­Et de conclure : « ces touristes de l’humanitaire font les choses dans leur coin sans se coordonner avec personne et puis repartent dans leurs pays. Ils peuvent être bien intentionnés, mais je vous assure qu’ils font plus de mal que de bien. »

Comme pour faire écho aux propos du responsable de l’ONU, en sortant de l’entretien, je rencontre Pablo, un professeur d’université du Guatemala. Arrivé la veille dans la capitale, sac à dos, le jeune enseignant a des airs de touriste quand il demande des renseignements aux passants. Sans complexes, ce trentenaire raconte : « la semaine dernière, j’ai décidé de venir en Haïti pour aider. Je veux monter une école avec une pédagogie basée sur “ la lutte contre la faim à travers l’art ”. »

Pablo explique : « je refuse de me faire enrôler dans une ONG par peur de perdre mon identité et je ne comprends pas pourquoi personne ne veut me donner d’autorisation ». – « Vous parlez créole ? », lui demandé-je. – « Non, vous savez, avec les signes on réussit très bien à se faire comprendre par les enfants », rétorque-t-il sérieusement.
L’histoire aurait pu rester anecdotique si celui qui se dit professeur de fac n’avait passé outre l’autorisation et pris rendez-vous dans un orphelinat le lende­main. Fier de ne pas avoir cédé, Pablo con­clut : « Eux, ils ne font pas les difficiles parce qu’ils ont besoin d’aide, c’est tout ».

Portables

Le soir, au Champ de Mars, l’un des 450 camps de déplacés de la capitale. La pluie tombe, puissante et bruyante, sur les bâches et les tentes où vivent 8 000 personnes depuis trois mois. Le Champ de Mars, situé face au Palais présidentiel, est en zone inondable, ses habitants sont comme les 40 000 autres déplacés menacés par les inondations et des glissements de terrain.

Cette nuit pourtant, la préoccupation des sinistrés est plus immédiate. Hommes, femmes et enfants se dénudent car ils comptent bien profiter de la pluie pour se laver. Sans électricité, le bain de minuit des déplacés est éclairé à la lueur des téléphones portables. D’autres se dépêchent de mettre leurs maigres biens à l’abri. Peine perdue, l’eau passe dans les interstices des bâches, le sol est boueux et les mères de famille couchent leurs bébés dans des bassines.

Inutile de dire qu’ici personne ne croit à la reconstruction. Au mieux, ce mot tant entendu fait sourire, au pire, il déclenche la colère des sinistrés. « Le gouvernement va voler tout l’argent qu’on nous a donné, s’énerve une jeune femme qui se frotte les bras avec une savonnette. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe en ce moment : rien ». On peut difficilement la contredire.

Trois mois après le séisme, si les routes ont été déblayées, les immeubles, habitations ou ministères restent à terre. « Patience, nous faisons tout notre possible, il ne faut pas que la population se laisse aller à la colère », m’avait répondu le porte-parole haïtien de la commission pour la reconstruction. Et pourtant, pour le million de sans-abris du séisme, l’urgence est là : la saison des pluies arrive, quant à celle des cyclones, elle risque d’avoir raison des tentes et des bâches, pire, de ses habitants, si la pluie ne l’a pas fait avant elle.

« Haïti, le pire reste à venir », avait déjà prévenu le président de la Croix-Rouge. Et dire que certains écrivent que le séisme et la « reconstruction » pourraient être l’occasion d’un « nouveau départ » pour Haïti. Aujourd’hui, au Champ de Mars, c’est plutôt le début de la fin.

Le lendemain, devant le bureau de l’Immigration. Nouvelle file interminable. Sans doute la plus longue de la capitale. Malgré les 10 000 ONG (il y a aujourd’hui pratiquement autant d’ONG qu’en Inde, sachant qu’Haïti est un territoire d’environ 27 750 km2 et l’Inde de 3 290 000 km2), la quantité astronomique d’aide humanitaire envoyée, les milliards débloqués par les États (qui n’ont certes pas encore été distribués), les Haïtiens semblent plus que jamais vouloir quitter le pays.

Ici, les forces de l’ordre haïtiennes n’hésitent pas à jouer de la matraque pour contenir la foule. Les rixes sont nombreuses et l’attente peut durer la journée. Déjà très nombreux avant le séisme, les candidats au départ se comptent aujourd’hui en dizaines de milliers. À la frontière québécoise, 120 Haïtiens ont été interpellés en 3 mois, soit trois fois plus que les cinq dernières années.

Mais la générosité internationale semble s’arrêter aux frontières des États. Si les États-Unis ont donné un statut de protection temporaire aux migrants haïtiens arrivés avant le séisme, ils ont réaffirmé qu’ils expulseraient les Haïtiens arrivés après.
Quant à Éric Besson, ministre de l’Identité nationale et de l’Immigration, il est vite revenu sur sa promesse de suspen­dre les expulsions. Dix jours à peine après le séisme, deux Haïtiens recevaient un arrêté de reconduite à la frontière. Charly, un Haïtien entré illégalement en France au lendemain du désastre, a été menotté, les pieds liés dans le fond d’un avion par la police des frontières. « Un agent avait sa jambe gauche sur lui, tandis qu’un autre lui tenait le visage pour qu’il arrête de se débattre, témoigne un passager interrogé par Amnesty international. Charly criait à qui voulait l’entendre qu’il avait tout perdu, sa maison, ses proches et qu’il préférait aller en prison que de retourner là-bas. »

Départs

Retour à Log base, dans le bureau-tente du fonctionnaire de l’ONU. Il ne connaît pas Charly, ni les autres. Mais il sait que les candidats au départ seront « de plus en plus nombreux ». Lucide, il reconnaît que la reconstruction sera d’autant plus difficile que la majorité des Haïtiens « ne rêvent que de partir ». Et explique que « l’on ne peut pas leur en vouloir, les vraies responsabilités sont ailleurs : Haïti est devenue comme un Paris-Dakar de l’humanitaire. Dans les premiers temps, l’opinion publique se passionne pour cet événement qui se passe loin de chez eux, et puis assez vite, ils se lassent, ça ne les intéresse plus. »

1. Des ONG proposent à des sinistrés de participer à des programmes « argent contre travail ».