Côte d’Ivoire : l’exode oublié

28 avril 2011  |  dans International

Réfugiés ivoiriens sur la route entre Zwedru et Janzon, dans le comte de Grand Gedeh au Liberia. Photo : Juliette Robert

Chassés par les combats, 135.000 Ivoiriens ont trouvé refuge au Liberia, à l’ouest de la Côte d’Ivoire. Nous les avons rencontrés le long de la frontière, dans les villages libériens qui les accueillent.

 

Penché sur son bureau en bois, Steven Collie note avec application l’identité des réfugiés ivoiriens qui défilent devant lui. Officier chargé de l’immigration au petit poste frontière de Tempo, le fonctionnaire libérien tourne les pages de son registre et fait défiler sous nos yeux la longue liste de noms. Quatre pages déjà depuis ce matin, soit près de deux cents personnes enregistrées en quelques heures. Dehors, ses collègues regardent, accoudés à la balustrade, l’exode qui prend forme sous leurs yeux.

Des ivoiriens ont trouve refuge dans l'église de Tempo au Liberia, toutes les maisons étant occupées. Photo : Juliette Robert

Depuis deux semaines, Tempo est devenu un des principaux points d’entrée des Ivoiriens qui cherchent à se réfugier au Liberia. Le village, isolé dans une épaisse forêt, est situé le long de la rivière qui sépare les deux pays. Les Ivoiriens qui arrivent ici fuient l’offensive menée depuis février par les forces pro-Ouattara pour prendre le contrôle de l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Ces dernières semaines, de violents combats les ont opposés aux militaires fidèles à Laurent Gbagbo dans plusieurs localités proches de la frontière libérienne. Eloi Gueï, la quarantaine, est arrivé la veille à Tempo. Avec sa famille, il a fui la ville ivoirienne de Bloléquin, attaquée le 20 mars par les forces pro-Ouattara. « Mes parents sont originaires de Toulepleu. Quand la guerre est arrivée là-bas, ils sont venus se réfugier chez nous à Bloléquin » raconte-t-il. « Mais les combats se sont poursuivis, et bientôt nous n’étions plus en sécurité à la maison. Ma mère pleurait tous les jours, elle avait peur pour mon père car on dit que les rebelles tuent les vieux quand ils les trouvent, alors on est partis » témoigne-t-il dans un souffle. « Le trajet a duré trois jours, on a pu faire une partie en voiture, mais on a du terminer à pied. On a transporté mon père dans la brouette » explique-t-il en se tournant vers le vieil homme allongé sur un matelas posé à même le sol de l’église. Hémiplégique, le père d’Eloi a le regard perdu, déboussolé par l’exil. « Nous devons quitter Tempo, car il n’y a rien ici. Il n’y a aucune aide humanitaire, on dort par terre dans l’église. Mais je ne sais pas comment transporter mon père. Le trajet en moto jusqu’en ville coûte 20.000 Francs CFA, et je n’ai plus d’argent. On avait déjà fui au Liberia lors des événements de 2002. Etre réfugié deux fois dans une vie ce n’est pas bon » estime Eloi.

Pour beaucoup, un deuxième exil

Les réfugiés ivoiriens traversent la frontière avec le Liberia à Tempo. Photo : Juliette Robert

Comme Eloi, la plupart des réfugiés ivoiriens présents aujourd’hui au Liberia ont déjà connu l’exil en 2002. A cette époque, Laurent Gbagbo réprimait dans le sang la rébellion des Forces Nouvelles pro-Ouattara, après leur tentative de coup d’Etat. Achille Gbohou Kpae était alors secrétaire local du RDR, le parti d’Alassane Ouattara. Menacé de mort par les forces pro-Gbagbo, le jeune homme a trouvé refuge à Janzon, un autre village libérien proche de la frontière. Traumatisé, il n’est plus jamais rentré en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, il observe avec amertume l’arrivée massive de ses compatriotes dans son village. « Ça me peine de voir l’histoire se répéter ainsi » soupire-t-il. D’un geste, il montre le sentier où débouchent les réfugiés, balluchons sur la tête. « C’est par là que je suis arrivé en 2002. A l’époque l’ONU avait mis deux ans à s’occuper de nous. Combien de temps cela va-t-il prendre aujourd’hui ? » s’interroge-t-il. Janzon, une bourgade d’un millier d’habitants située à cinq kilomètres de la frontière ivoirienne, a accueilli en trois semaines plus de 7.000 réfugiés. « J’ai recueilli 37 personnes dans ma maison alors que je n’arrive même pas à m’assumer moi-même. La situation est dramatique » s’alarme le jeune homme. Le village libérien, très pauvre, est en effet débordé par l’afflux de réfugiés. Ici, l’eau, les vivres et les abris manquent. Aucune ONG n’est présente dans le village, chacun se débrouille donc comme il peut. Mais malgré leurs faibles moyens, les Libériens font preuve d’une solidarité remarquable. La petite école communale a ainsi été transformée en dortoir et abrite plus d’une centaine de personnes. Dans les classes, les bancs des écoliers ont été poussés contre les murs, et les tableaux noirs indiquent encore la leçon du 21 mars, la date de l’arrivée massive des réfugiés.

« Mon frère est mort pour rien »

Prisca, 35 ans et sa fille de 3 mois viennent de Bloléquin. Photo : Juliette Robert

Les villageois ont aussi ouvert leurs maisons aux Ivoiriens. Denis Bassaï a ainsi trouvé refuge avec sa famille dans une petite maison en pisé, à la sortie du village. Agé de 54 ans, cet homme à la voix posée a conduit une quarantaine de personnes sur la route de l’exil, de Bloléquin à Janzon. « Nous sommes partis à 5 heures du matin. Il y avait des maisons en feu, alors nous avons fui en forêt » raconte-t-il. Puis son visage se crispe. « Nous sommes tombés sur un groupe de miliciens. Je ne sais pas pour qui ils se battaient. L’un d’eux a réclamé de l’argent et un téléphone portable à mon frère aîné, mais il avait fui sans rien emporter. Alors le milicien l’a abattu. Mon frère est mort pour rien » se désole-t-il. Aujourd’hui, Denis Bassaï partage son refuge avec trente personnes, dont quatre petits orphelins qu’il a recueilli dans sa fuite. Beaucoup de familles ont été déchirées par l’exode. Prisca, 35 ans, est ainsi arrivée seule à Janzon avec sa fille de trois mois. Assise sous un arbre au centre du village, elle nous interpelle avec colère. « Pourquoi personne ne vient nous aider ? On a faim !» s’énerve-t-elle. Epuisée, elle tourne son beau visage aux traits tirés vers sa fille. Celle-ci n’a toujours pas de nom, signe que son père ne l’a pas reconnue. Dans cette région, c’est l’homme qui baptise les nouveau-nés. Femme seule, exilée dans un pays qu’elle ne connaît pas, Prisca doit désormais nourrir sa fille, mais aussi lui trouver une identité.

La solution du camp

Bertrand, le fils de Bonniface, prépare le repas pour toute sa famille. Photo : Juliette Robert

Réfugié pendant deux mois à Nyor Dapleu, un village au nord du Liberia, Boniface Kossan a lui décidé de tenter sa chance ailleurs. Début mars, il a rejoint le camp de réfugiés de Bahn, ouvert quinze jours plus tôt par l’ONU. « La vie se passait plutôt bien au village, mais il n’y avait plus rien à manger. Or j’ai douze enfants, les miens et ceux de mes sœurs. Je ne pouvais pas les laisser le ventre vide. Je savais qu’au camp on distribuait de la nourriture » explique le père de famille. Autour de lui, une ribambelle de gamins joue dans la poussière, tandis que son fils aîné, Bertrand, prépare le repas pour la maisonnée. « Ma femme est à l’hôpital avec notre bébé, alors Bertrand m’aide pour les tâches ménagères. C’est dur pour lui, il a 18 ans, il voudrait avoir une autre vie. Les petits heureusement ne se rendent pas compte, ils jouent comme s’ils étaient au village ». Boniface s’exprime avec clarté, dans un Français soutenu. Planteur de cacao, il cherche à se faire embaucher comme traducteur au camp. « Ici on nous donne à manger mais on ne gagne pas d’argent. Nous ce qu’on veut ce sont des emplois. Il y a des paysans ici, des charpentiers, des comptables, on peut être utile » plaide-t-il. Comme la plupart des 2.500 réfugiés du camp de Bahn, Boniface supporte mal l’inactivité. « Dire que j’ai laissé ma plantation à l’abandon pour venir souffrir ici, ça me fait vraiment mal au cœur » soupire-t-il. Chaque jour, il pense au retour. « Moi je ne m’occupe pas de politique. Quand je suis au village, je travaille dans mon champ. Ça ne me pose aucun problème qu’Alassane (Ouattara, ndlr) gagne. J’attends juste la fin des combats » assure Boniface. Un avis largement partagé par les dizaines de réfugiés que nous avons rencontré à Tempo, Janzon, Buutuo ou au camp de Bahn. Très peu nous ont parlé de politique. Tous, en revanche, ont évoqué leur souhait de rentrer chez eux au plus vite, quel que soit le vainqueur. Avec une condition cependant : l’arrêt total des combats en Côte d’Ivoire.