« Nous parlons librement après six mois de terreur »

6 septembre 2011  |  dans International

Crédit : Axelle de Russé

Dans la capitale libérée, les habitants commencent à raconter ce qu’ils ont vécu depuis le début de la guerre. Le récit de notre correspondante.

Bachayar, 40 ans, a fini par sortir son drapeau. Pendant un mois, l’étendard vert, rouge, noir de la « Libye libre » était dissimulé à l’intérieur du coussin de son canapé. Chaque nuit avant l’assaut des insurgés, dimanche dernier, cette mère de famille de Tripoli sortait discrètement l’ouvrage de sa cachette, « pour être prête quand le jour béni viendrait ».

Après six mois d’attente, six mois les yeux rivés sur le poste de télévision à suivre l’avancée de rebelles, la famille Hassani arbore désormais les drapeaux cousus avec le tissu découpé dans les voiles des filles.

Nous sommes dans un petit quartier situé au centre de la capitale libyenne où, hier soir, les combats entre forces kadhafistes et rebelles se poursuivaient. Mais c’est seulement depuis la prise du palais par les rebelles que les Hassani « osent enfin parler librement », clament-ils en chœur.

Comme beaucoup de familles tripolitaines, ils décrivent « six mois de terreur » pendant lesquels le régime de Mouammar Kadhafi « enfermait quiconque tentait d’aider la rébellion ». Il a d’ailleurs suffi à deux frères de la famille de poster des messages de solidarité sur Facebook pour être poussés à l’exil hors des frontières de la capitale. « Une vingtaine d’hommes ont défoncé la porte, raconte Houayda, leur sœur, ils sont sortis par la fenêtre, mais ma mère et moi nous sommes restées là, plantées au milieu du salon, paralysées. » Houayda réplique : « Si vous voulez me violer, tuez-moi avant. » Mais les miliciens veulent « les frères ».

Mot de passe : « Allah Akbar »

Pendant plusieurs semaines, deux hommes seront postés devant leur porte. La jeune femme recevra des centaines d’appels anonymes et sera suivie plusieurs fois par les miliciens kadhafistes.

Lorsque Houayda évoque ces mois de terreur, la jeune femme est émue mais elle retrouve vite le sourire à l’idée que « désormais le temps de la peur est révolu ». « C’est si bon de piétiner le portrait de Kadhafi. »

Dans les rues de la capitale d’ordinaire si animées, les passants sont très rares et la totalité des boutiques gardent leur rideau fermé. Quelques voitures circulent, mais Tripoli a des airs de ville assiégée. Çà et là sur la route, des hommes postés à des dizaines de check-points arrêtent et fouillent tous les véhiculent. Le mot de passe est toujours le même : « Allah Akbar ! » (Dieu est grand).

Véhicules calcinés, parpaings, planches de bois et même pots de fleurs, tout est bon pour barrer le passage aux éventuels « espions ou combattants ennemis ». Comme à Benghazi, fief de la rébellion, les pick-up, batterie antiaérienne à l’arrière, tournent sans s’arrêter. De temps à autre, des tirs de mitraillette résonnent dans le ciel, le bruit des roquettes éclate dans le silence des rues désertes.

De l’immense place Verte, là où Mouammar Kadhafi, du haut de son balcon, scandait au peuple qu’il « l’aimait », il ne reste que des morceaux de verre brisé, des drapeaux verts calcinés et les hautes colonnes majestueuses mais qui aujourd’hui font déplacé.

Le silence des rues

Ce matin, pour célébrer la prise de la place symbolique, des dizaines de « shebab » (combattants) tirent en l’air, chantent et dansent. De temps à autre, des véhicules s’arrêtent pour scander des slogans ou pleurer avec eux.

Dans les rangs des chanteurs, Mohammed hurle à s’en casser les cordes vocales : « À bas Kadhafi ! » Avant d’ajouter en souriant : « C’est si bon de le dire tout haut, c’est si bon de piétiner son portrait, de le coller sur des poubelles, c’est une vraie libération ! »
Mais nous sommes encore loin des scènes des liesse populaire de la place Tahrir ou de la chute du dictateur tunisien. Comme en témoignent le bruit des combats, le sifflement des balles des snipers kadhafistes embusqués, le ballet des ambulances aux abords des hôpitaux, le silence des rues, la révolution libyenne n’a pas encore eu lieu.