Nuit blanche au Levant

6 septembre 2011  |  dans International

Crédit : Juliette Robert

Beyrouth, ce n’est plus Beyrouth. La ville n’est plus seulement cette capitale balafrée par les guerres civiles et les bombardements. Elle est aussi la « place to be #1 » selon le New-York Times, grâce à ses nuits que les occidentaux n’imaginent pas. Des nuits – une vie parallèle pour les Beyrouthins – où les communautés se frôlent, parfois.

La nuit tombe, littéralement. En 15 minutes, le soleil est avalé par l’horizon. Un quart d’heure pendant lequel les passants ralentissent le pas sur la corniche de Beyrouth. Les couples s’accoudent aux rambardes devant ce décors de cartes postales: « Raouché », « le rocher aux pigeons », ses falaises posées sur la mer, ses pigeons, son coucher de soleil. Le jour finit donc dans l’attente, une courte accalmie avant la nuit. Ici, derrière les barrières, au pied des escaliers de fortune, presque au bord de la mer, Soad et Abbas sont venus chercher la fraîcheur, loin de leur quartier chiite, envahi de poussière brassée par les pelleteuses des chantiers de reconstruction. Les enfants jouent avec la « maid », la bonne, une Bangladaise qui ne parlent pas plus anglais qu’arabe. Abbas est charpentier, Soad est infirmière. Ils sont chiites, ont trente ans, et ils appartiennent à cette nouvelle classe moyenne chiite. « Et vous aimez le Liban ? », lance Soad. La conversation s’engage sans autre préambule. « Moi, je ne l’aime pas, s’empresse-t-elle de répondre avec un sourire amer. Ici, on ne nous aime pas, nous les chiites. Et les communautés ne s’aiment pas entre elles. » Drôle d’introduction à ce pays connu pour ses divisions en 18 communautés religieuses, et qui lui ont valu une guerre civile.

Aujourd’hui, 20 ans après les accords de paix, le pays reste marqué par ses clivages entre confessions. Des sunnites aux alaouites, des chrétiens aux chiites, en passant par les druzes ou les arméniens, Beyrouth offre à chacune de ses communautés leur territoire. Beyrouth, comme ses plages, ses écoles ou le pouvoir politique, tout se partage entre les communautés au Liban. Un équilibre qui maintient la trêve. Pourtant, on aimerait croire que la société libanaise soit soluble dans la nuit.

Début de soirée sur la Corniche

Partie de backgammon au Chatila Bros. ©Juliette Robert/Youpress

Au restaurant « Chatila Bros », un peu plus haut sur la corniche, on ne pose plus la question sans risquer de se faire rabrouer : « C’est mal poli, vous savez ? » Ah ? « Demander aux gens leur confession, c’est une question du temps de la guerre », répond le Dr Salman Fayçal, 61 ans, sans quitter des yeux la partie de Backgammon qui se joue sur sa table. « Ceux qui posent cette question n’aiment pas la vie, c’est une question politique et ici, on ne parle pas politique. » Le docteur chiite retrouve ses amis après la journée de travail, pour une partie dans ce restaurant au bord de l’eau. Une vieille habitude qui remonte à avant la guerre. Car même pendant la guerre civile de 1975 à 1990, l’endroit n’a pas fermé.

Les trois frères qui ont repris l’affaire familiale, après leur père, se sont relayés pour maintenir le restaurant ouvert, quitte à faire des allers-retours entre le Liban et l’étranger, où ils avaient trouvé refuge. Le « Chatila Bros » aujourd’hui accueille une clientèle familiale et sunnite. « Il y a plus de sunnites ici parce que nous sommes à côté d’un quartier sunnite, c’est tout ! » tente de justifier le Dr Fayçal, en balayant vigoureusement l’air avec le tuyau de son narguilé. Une petite société sunnite, middle class et familiale : les enfants courent entre les tables, sous l’œil des « maids » asiatiques ou africaines, et dans les jambes des serveurs qui apportent les mezzés, plats libanais à partager entre convives. Sur la carte, on ne trouvera pas d’Almaza, la bière locale, ni aucun autre alcool. On dit que la clientèle chrétienne a peu apprécié ce changement dans la carte. « Les chrétiens ne viennent pas, ici c’est une clientèle musulmane », assure Abdul Fatah Chatila, un des gérants du restaurant. Et puis « musulmane »… précisons plutôt « sunnite » : « Malheureusement la situation politique se détériore, elle se ressent entre les musulmans », explique le gérant qui a vu sa clientèle chiite déserter les lieux depuis que les tensions entre le Hezbollah, parti chiite et le mouvement du 14 mars, majoritairement sunnite, s’exacerbent.
A la sortie du restaurant, sur la corniche, les passants ont sorti les chaises en plastique et le narguilé. Les enfants slaloment en patinette entre les promeneurs. A mesure que le vent ramène les embruns de la mer, la fièvre monte dans Beyrouth. Quelques berlines allemandes qui crachent de la musique dance saturée font crisser leurs pneus sur la promenade des Français, comme si elles attendaient un signal de départ.

Hamra, le quartier qui ne dort pas

Munah Dabaghi, ancien propriétaire du mythique Horse Shoes. ©Juliette Robert

Nous traversons le quartier résidentiel sunnite de Manara, et rejoignons Hamra, le « futur quartier de la fête ». Ici et là, les bars se multiplient et drainent une population de plus en plus jeune et branchée. Un phénomène qui laisse Munah Dabaghi, propriétaire du City Café, dubitatif. L’octogénaire sourit car ce phénomène a pour lui des airs de déjà vus. Il n’y a pas plus tard que… 50 ans. Dans les années 60, il ouvre le « Horse shoe » à Hamra. Premier café avec une terrasse à la française. Un cinéma s’installe à côté. Le succès est tel que le quartier vole la vedette au centre-ville. Les intellectuels, les artistes – dont la chanteuse Fayrouz – les politiques et les célébrités libanaises se pressent au Horse Shoe. Les rues sont alors parées d’enseignes lumineuses. C’était l’époque où le Liban était la « Suisse du Moyen Orient ». La guerre met à mort l’âge d’or. Le Horse Shoe finit par fermer car Beyrouth est alors coupée en deux : l’est pour les chrétiens, l’ouest pour les musulmans. L’établissement, situé à l’ouest, ne revoit plus sa clientèle chrétienne. Munah Dabaghi rouvrira un café en 1995, toujours à Hamra, celui où il passe aujourd’hui toutes ses journées, même si son fils a repris l’affaire. Depuis son fauteuil crapaud, il regarde passer la jeunesse de l’American University of Beirut ou de la Lebanese Canadian University qui n’entre pas dans le City Café, passée une certaine heure. Ce soir, comme d’habitude, les clients sont ceux qui connaissaient le Horse Shoe et aiment toujours parler politique. « Maintenant, la concurrence est rude, regrette Munah Dabaghi. Des cafés, il y en a partout… »

La mort du « Downtown »

Dans le downtown de Beyrouth. ©Juliette Robert

Partout et surtout à Gemmayzeh, du côté est de la ville. De Hamra à l’est, passage obligé par le « Downtown ». Le nom américanisé du Burj, du centre-ville de Beyrouth. Reconstruit à neuf dans les années 90 par Rafic Hariri, le premier ministre qui mourra, étrange ironie, à deux pâtés de maisons de son œuvre, dans un attentat à la bombe en février 2005. Ce drame qui a fait trembler toute la ville, a fait fuir les Beyrouthins du downtown. Il ne reste plus que les touristes, les émiratis, les étrangers pour se laisser séduire par ces façades trop impeccables, ces vitrines de chaussures chargées de fausses pierres, ou par les costumes « traditionnels » des garçons de café. Les odeurs de narguilé ne dissipent pas l’étrange impression que laissent les soldats qui quadrillent le quartier. Même malédiction rue Monot, à 5 minutes à pied du centre-ville, qui était il y a 4 ans encore LA rue des clubs hype de la capitale. Un sit in de plusieurs semaines à deux pas de là, sur la place des martyrs, en 2008, par le Hezbollah, a fait fuir les fêtards. Les turpitudes politiques n’ont pourtant jamais raison de la fête au Liban, elles la déplacent tout au plus.

Au SkyBar, ce soir là…

Rue Gouraud à Gemmayzé. © Juliette Robert

Pas si loin, rue Gouraud dans le quartier de Gemmayzeh, en contrebas d’Achrafieh, en plein quartier chic et chrétien. Ici, on ne parle pas politique, la musique est trop forte. Dance, jazz, rock, électro, passées 21 heures, sont les seules chapelles qu’on connaisse dans le quartier. Dans la rue Gouraud, les voitures, de préférence décapotables et/ou trop cylindrées, sont cul à cul, mais c’est le comble du chic. La soirée commence déjà là : dans les habitacles des grosses bagnoles clinquantes, avec une musique trop forte et des filles assises aux fenêtres. La parade passe devant la petite centaine de bars qui s’est ouvert sur la rue ces cinq dernières années. C’est Gemmayzeh qui a permis à Beyrouth de se classer au premier rang des villes à visiter en 2009 selon le New-York Time. Ici, on trouve du « jeune cadre qui se lève tôt et ne dort presque pas », selon Funky Nad, alias Nader Mansour dans le civil, qui a failli faire partie de sa propre clientèle. Le Gérant du Louie a fait ses études en France, décroche un poste d’ingénieur financier qui l’a « grave saoulé », colle sa dém’, et rentre au bercail. Là, il retrouve ceux qui ont été licenciés en 2008 après la crise économique et sont rentrés au pays, comme lui. Aujourd’hui, il tient l’établissement rue Gouraud et deux soirs par semaine, il joue au Louie avec son groupe du « blues vintage rock de Chicago », un genre inspiré des « sixties ». Une « kind of stuff » un peu « trashy », en somme. Funky Nad appartient à cette nouvelle jeunesse « westernisée », « friquée », cultivée, « qui se fout de la langue arabe » et moins à cheval sur les convenances que leurs parents (« Vous n’avez pas idée, ça picole même pendant le ramadan ! »). Funky Nad parle de « bohème libanaise », en col blanc, qui a voyagé en occident et aurait rapporté un goût pour les clubs petits et « crados » mais qui ne s’interdit pas de finir sa soirée au Skybar, le club du moment.

50 Cent au Skybar. © Juliette Robert

Cette boîte serait avant tout « une expérience » comme le définit Malek Tambourgi, le jeune directeur marketing du Skybar de 23 ans, diplômé de l’Essec. Le concept : 1200 m2 de terrasse climatisée surplombant le port de Beyrouth, ouverte 4 à 5 mois de l’année « pour ne pas lasser ». Sur ce « roof top », « l’Elite de l’Elite de l’Elite » vient danser. Une clientèle venue de Beyrouth, du Liban, du Proche Orient, des émirats et parfois d’Europe. Ce soir est spécial, le dernier de la saison. Il devra être grandiose. Pour l’occasion, le rappeur Américain 50 Cents chantera pour une poignée de privilégiés, 3500 personnes (3 par mètre carré). Ses clients, Malek Tambourgi dit les connaître tous. On les voit onduler sur la piste de danse : jeunes, beaux, riches, filles juchés sur des talons gigantissimes et moulées dans d’ultra-mini-jupes, garçons vêtus de chemises de marque. Au programme ce soir-là, des jongleurs, un feu d’artifice, un DJ qui mixe en cadence avec des chalumeaux qui crachent des flammes de 6 mètres. Et cette soirée ne sera pas rentable. Peu importe, elle doit laisser l’envie de revenir à la réouverture 7 mois plus tard. Les autres soirées de la saison ont été rentables. La PME Sky bar, 25 personnes au management et 100 employés, prévoit déjà d’ouvrir un autre établissement à Jounieh, une ville côtière à 10km de Beyrouth. « Mais tout peut s’arrêter demain », prévient Malek Tambourgi.
Comme en 2006, quelques jours après l’ouverture du Skybar, l’aviation israélienne larguait ses premières bombes sur la banlieue chiite au sud de la capitale. Le bar a donc fermé pour sa première saison. « On aurait pu rester ouvert. Les gens continuaient à faire la fête et le centre-ville n’était pas touché. Mais ce n’était pas possible de s’amuser pendant que d’autres souffraient. » Difficile de savoir si cette frénésie nocturne cherche à conjurer l’angoisse du lendemain ou se nourrit de cette incertitude. « Quand le pays sera calme, on aura perdu quelque chose », philosophe pour sa part Malek Tambourgi.

Mohammed, pêcheur à Raouché. © Juliette Robert

En attendant, le chant du muezzin se propage sur la ville où les derniers fêtards ont déclaré forfait. La lumière gagne la ville. Dans quelques heures, les cloches des églises feront échos aux muezzins. Nous sommes dimanche. Muhammed, le pêcheur de Raouché, sort de son sommeil. Lui, ne sera pas sorti. Car ce matin, il pêche. Et surprend cette Beyrouth, qui se remet de cette dernière nuit encore et toujours trop courte.