Les « love commandos » en guerre contre les crimes d’honneur

14 octobre 2011  |  dans International

Jay Singh et Luxmi. © Juliette Robert/Youpress

Au pays de Bollywood et des romances guimauve, l’amour peut tuer : les Indiens qui s’aiment au-delà de leur caste ou de leur religion risquent d’être assassinés par leur famille. Plusieurs milliers de crimes d’honneur seraient ainsi commis chaque année contre ces couples qui défient les traditions millénaires. Depuis quelques mois une ligne d’appels clandestine animée par ceux qu’on nomme les « love commandos » leur vient en aide.

« Oui, nous pouvons nous rencontrer. Mais je ne peux pas vous donner d’adresse, je viendrai vous chercher ». La voix est déterminée. Sanjay Sachdev, 51 ans, regard bleu azur incrusté dans un visage à la peau tannée prend ses précautions. Ancien journaliste, il mène aujourd’hui un autre combat que celui de l’information, mais a gardé certains réflexes de discrétion, plus que jamais indispensables. En effet, l’homme est depuis juillet dernier, à la tête des « love commandos » : ce groupe de volontaires anime une ligne d’appel d’urgence destinée à aider les couples persécutés par les membres de leur famille qui refusent leur mésalliance jugée inacceptable. Car en Inde, on ne se marie pas, comme en Occident, selon une décision personnelle. Ici on épouse d’abord une famille et on respecte son choix, souvent influencé par celui des Khap Panchayats, ces conseils tribaux ultraconservateurs qui officient dans les villages ruraux. Même caste, même religion. Et rares sont ceux qui dérogent à la règle. Avec les « love commandos », Sanjay Sachdev n’en est pas à son coup d’essai. Il y a dix ans déjà, il lançait les « Valentine’s commandos ». Des bénévoles protégeaient pacifiquement les amoureux indiens adeptes de la St valentin contre des extrémistes hindous prêts à en découdre avec eux ; y compris physiquement. Aux yeux de ces intégristes, les marques publiques d’affection sont la preuve irréfutable de la contamination néfaste de la société indienne par le mode de vie occidental. Les « love commandos » s’inscrivent dans la même veine… « Faire en sorte que l’amour ne tue plus », résume leur fondateur. D’ailleurs, leur seule arme en cas d’agression ? Un mini spray au poivre.

Une minorité qui dérange

Sanjay Sachdev © Juliette Robert/Youpress

« Les unions intercastes et interreligieuses ne représentent qu’une toute petite minorité des mariages, rappelle Stéphanie Tawa Lama-Rewal, politologue au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est (CEIAS). Pourtant, depuis quelques mois, l’Inde doit faire face à une recrudescence de crimes d’honneurs. On parle de plusieurs milliers par an, mais difficile en l’absence de chiffres officiels, de dire si leur nombre augmente ou si les médias locaux s’y intéressent parce que ce n’est plus tabou. » Tous les jours ou presque en Inde, on entend parler de ces jeunes gens immolés par le feu, pendus, battus à mort par des membres de leur propre famille pour être tombés amoureux de la mauvaise personne. Pourtant, les castes n’existent plus depuis l’Indépendance de 1947. L’article 15 de la Constitution interdit toute discrimination, y compris fondée sur la caste. « Au sein l’intelligentsia urbaine, cette classe moyenne en pleine expansion, il existe des mariages exogames. Mais dans les zones rurales, les Indiens restent très attachés au respect des castes, explique Stéphanie Tawa Lama-Rewal. On est au cœur du décalage entre un monde de la consommation moderne et des valeurs qui restent éloignées des standards européens ». Au moins pour les anciennes générations, qui s’opposent aux jeunes Indiens de plus en plus adeptes des mariages d’amour dans une société du mariage arrangé.

3000 appels par jour

Face à l’inertie du gouvernement, et révolté par le « silence criminel » du Premier ministre, Sanjay Sachdev a donc décidé, sur ses propres deniers, de mettre sur pied les « love commandos ». Son angoisse ? Que le manque d’argent ne leur soit fatal. Les 100 roupies (1,5 euros) versés chaque année par chaque bénévole ne seront pas suffisants très longtemps pour « payer la nourriture, le loyer, l’électricité ». C’est pourquoi ils restent ouverts aux donations. (+91 931 387 843 75) Leur mission est d’apporter « une assistance juridique, des conseils, mais de fournir aussi des abris à certains couples. En théorie, nous devrions recourir à la police, afin de les protéger, mais elle est si corrompue que ce sont les victimes qui sont parfois finalement arrêtées », précise-t-il le visage tendu, installé sur le lit d’un modeste refuge au cœur de Pahar Ganj, l’un des quartiers populaires de Delhi. C’est ici, dans un dédale de rues bruyantes qu’il a installé l’un des cinq abris clandestins mis à disposition des couples sous sa protection. « Nous n’avons pas de siège officiel, sinon les fondamentalistes viendraient tout détruire. Nous avons déjà reçu des menaces ». En l’espace d’une demi heure, son téléphone de service a déjà sonné à 3 reprises. « Bonjour, quel est votre souci ? », demande-t-il à chaque fois, avant d’analyser rapidement la situation. Ce rythme, c’est la routine pour lui. « Nous recevons 3000 appels par jour », affirme-t-il, évoquant ses 2000 membres bénévoles des « love commandos », répartis dans tout le pays. Des journalistes, comme lui, mais aussi des juristes, des étudiants, des commerçants, tous déterminés à apporter leur pierre à l’édifice, mais recrutés avec précaution. « Il faut pouvoir leur faire confiance bien sûr », lâche l’ancien journaliste. Grâce à ce réseau, 14000 personnes auraient déjà bénéficié de leur aide, selon Sanjay Sachdev qui reste néanmoins discret sur leur mode de fonctionnement.

Sanjay et Aarti © Juliette Robert/Youpress

Dans la pièce exiguë attenante, Aarti, 21 ans, femme frêle et à la voix cristalline qui porte à la lisière des cheveux la trainée de pigment rouge des femmes mariées, et Sanjay, jeune homme timide de 22 ans, passent leurs dernières heures dans l’abri. Ce soir, ils prendront un train qui les emmènera à Agra, à 60 km de Delhi, dans un endroit tenu secret. Il y a trois ans, voisins, ils tombent amoureux au premier regard. Sauf que Sanjay appartient à une caste inférieure. Leurs mères sont domestiques et veuves toutes les deux. Qu’importe. La mère d’Aarti est furieuse en découvrant la nature de leurs sentiments. Battue, la jeune femme sera vendue trois fois par sa mère comme domestique ou esclave sexuelle. Tout est bon pour évier l’affront d’une telle union. Les deux premières fois, elle parvient à s’échapper in extremis. Un temps, elle croit que sa mère dépose les armes quand elle lui permet finalement d’épouser Sanjay au temple. Mais après 4 jours, cette dernière change d’avis. Cette fois, Aarti est séparée de son époux, et est retenue prisonnière, pistolet pointé sur elle, dans un petit village de l’Uttar Pradesh. Profitant d’une occasion impromptue, elle s’échappe pour la dernière reprise et prévient immédiatement Sanjay. Lui appelle les « love commandos » dont il a entendu parler à la télé. Destination ? Delhi, quartier de Pahar Ganj. Menacés de mort, les deux amoureux savent qu’ils devront désormais vivre cachés, mais quand leurs regards plein d’espoir se croisent sur ce lit misérable, on comprend que la seule chose qui leur importe est d’être ensemble.

Pas d’hésitation face aux risques : le choix de l’amour

Pyrianka et Lokendra. © Juliette Robert/Youpress

A 470 km de là, dans le minuscule village de Chhapar, au Nord de l’Inde, Pyrianka, 22 ans, continue de recevoir les appels de son bienfaiteur, inquiet du sort de ses protégés « Tous les jours, et même deux fois par jour parfois ! », s’exclame-t-elle. « Oui, ca va, merci ». Elle raccroche, le sourire aux lèvres, et se remet à la fabrication des chapatis, petits pains traditionnels indiens, dans sa cuisine à ciel ouvert. Avant son mariage avec Lokendra, 27 ans, Pyrianka, jolie jeune femme au voile discret, s’appelait Fahmida. Elle est musulmane. Depuis, elle a adopté un nom hindou. « Pour moi, Dieu est un », lance la jeune Indienne. Elle habite désormais avec sa belle-famille, dans l’Uttar Pradesh, l’un des trois Etats indiens, avec le Pendjab et l’Haryana, où 90% des crimes d’honneurs sont commis. « Les mariages sont très souvent liés à la transmission des terres agricoles, on évite de diviser ce patrimoine. Sans compter que dans les Etats du Nord, la société est très patriarcale, et que la réputation de la famille tient à la pureté des filles, et à leur soumission aux parents », éclaire Stéphanie Tawa Rema-Lawal. Si la famille de Lokendra a fini par accepter son mariage avec une musulmane, c’est que leur réputation n’était pas en jeu comme ça aurait été le cas dans la situation inverse. Alors, happy end ? Pas vraiment. La jeune femme et son aimé ont dû cavaler 19 mois dans tout le pays après leur mariage avant que la famille de Lokendra ne finisse par les accueillir. Arrêté par la police, le jeune marié a été torturé par des agents corrompus, sur ordre du père de son épouse. Pyrianka, elle, doit faire le deuil de sa famille qu’elle ne les reverra jamais. Si elle affirme, souriante, n’avoir aucun regret, car Lokendra « est mon amour, ma vie », elle souffre encore des réactions malveillantes de certains habitants du village, entièrement hindou, dans un pays où les musulmans représentent 12% de la population.

Le mariage de Luxmi et Jay Singh. © Juliette Robert/Youpress

Luxmi et Jai Singh, 19 et 22 ans ont eux aussi souffert de leur amour « criminel ». Mais aujourd’hui, c’est le jour J. Ils vont enfin se marier. Luxmi arrive au petit temple de Arysa Samaj, en plein cœur de Old Delhi. La cérémonie est rapide mais ni l’un ni l’autre n’a l’air déçu de ces noces express. Du rêve, ils en sont sortis depuis longtemps. Depuis qu’ils ont compris que leur amour était impossible, car ils appartiennent au même « gotra », une sous catégorie qui interdit certaines unions pour cause de lignages jugés trop proches. Et que la famille de Luxmi a accusé Jai Singh de l’avoir enlevée, à tort. Ce soir, les deux amoureux iront déclarer à la police qu’ils sont officiellement unis. Leurs familles ne pourront plus rien contre eux. Mais pour l’instant, Luxmi se hâte de passer un sari et se maquille en un éclair. Le couple échange ses vœux, en présence du prêtre qui récite des mantras. Soudain, en pleine cérémonie, Radu Renge, en charge de l’organisation des mariages au sein des « love commandos », s’échappe. Un nouvel appel. Peut-être encore un couple à sauver : il faut répondre à tout prix.