Pérou, en enfer avec les narcotouristes

9 décembre 2011  |  dans International

Photo © Axelle de Russé

Le Pérou est en passe de devenir le premier producteur de cocaïne au monde. Explosion des récoltes, des cartels et de la corruption, les autorités assistent impuissantes à la «colombisation » du pays. Des laboratoires clandestins aux producteurs de coca, en passant par les mules de Lima, le Figaro magazine a remonté la nouvelle route de la cocaïne.

 

Il est minuit à l’aéroport de Lima. Il n’y a plus personne dans les grands couloirs blancs, dans le hall, derrière les comptoirs. Le dernier avion pour Madrid s’est envolé. Cette nuit encore, il laisse derrière lui un passager. Il s’appelle David et c’est une « mule », un passeur de cocaïne. Arrêté à l’embarquement par les « profileurs » de la brigade des stupéfiants, cet Espagnol de 36 ans passera les deux prochaines années en prison. Pour l’heure, David attend, le regard planté dans le carrelage blanc du commissariat de l’aéroport. Questionné par les policiers, le passeur « ne se rappelle plus ». De toute façon « il n’est pas stupide et veut rester en vie ». La procédure est rodée : les policiers n’insistent pas, le procureur remplit les papiers, la chimiste attend les échantillons. Les gestes sont mécaniques car en moins d’une décennie, la traque des passeurs est devenue l’activité principale des policiers de l’aéroport. Il faut dire que les mules, pour la majorité recrutées en Europe, seraient plus de 4000 chaque année à tenter de passer de la cocaïne par la voie aérienne civile (Pérou). Un record quasi-mondial, mais une goutte d’eau comparée aux containers qui partent par bateau, par camions et par voie postale en direction du vieux continent.

photo © Axelle de Russé

C’est un fait, au Pérou, la précieuse marchandise passe, sans entraves ou presque. La DEVIDA, en charge de coordonner les politiques anti-drogue du pays, n’hésite pas à pointer les responsabilités: « L’éradication des champs de coca en Colombie et la mise en place d’une politique répressive financée par les Etats-Unis et l’Union européenne ont déplacé la production chez nous ». Selon les experts, la « colombisation » du Pérou est en marche. Selon les estimations de la DEVIDA, en 2010, 330 tonnes de cocaïne ont été produites dans le pays et l’année prochaine, si la tendance se poursuit (6%/an), le Pérou en déversera 400 tonnes sur le marché mondial. Cinquante tonnes de plus que la Colombie dont la production recule chaque année (-18%/an). Déjà premier producteur de feuilles de coca, le Pérou deviendrait donc dans les prochains mois, le premier fournisseur de cocaïne au monde. « Si ce n’est pas déjà fait », ajoutent, ironiques, les spécialistes de la DEVIDA. Et David n’est qu’un minuscule rouage d’une machine qui transforme la poudre la plus pure du monde en planche à billets. Il est aussi un rouage très malchanceux puisque seulement 10% de la cocaïne péruvienne est saisie par les autorités. David desserre la cravate rose de son costume bon marché, tandis que les agents, armés de tournevis, désossent sa valise à la recherche du paquet. « J’ai joué, j’ai perdu et j’assume », souffle désespéré l’ancien ouvrier espagnol. Mais pour le passeur, ce n’est que le début. Dans quelques jours, il sera derrière les barreaux de Sarita Colona. C’est là, à des milliers de kilomètres de ses proches qu’il a « trop honte » de prévenir, que le cauchemar commencera. C’est là que nous allons.

 

Les barreaux dorés de la prison des mules

photo © Axelle de Russé

Ici, il y a trois restaurants, un écran géant qui passe en boucle les clips de Shakira, des téléphones portables avec connexion internet. Ici aussi, il y a des épiceries encastrées dans des cellules, où l’on vend des biscuits, des boissons,… des armes et de la drogue. « La seule chose qu’il n’y a pas ce sont des tanks… parce qu’ils ne passent pas la porte ! », résume en rigolant un détenu. Bienvenue dans le quartier réservé aux étrangers, de la prison de Sarita Colona. Ici, tout s’achète, tout se vend. Du papier toilette au droit d’aller aux toilettes en passant par les cellules, la douche, les repas. C’est là que les 1400 mules de 60 nationalités différentes interpellées à l’aéroport sont incarcérées. Rémi, Julien, Lucas et Stéphane*, des Français, attendent leurs libération. Tous connaissent la règle: « ils ne savent rien », car dans cette prison où les cartels ont « des yeux et des oreilles », ils ne donneraient pas cher de leur peau. Rémi tient si bien sa langue que, dit-il, lorsque « des Américains » sont venus lui proposer de dénoncer ses commanditaires mexicains contre une somme d’argent il a décliné. « J’ai de la famille, explique-t-il. Pendant que je suis là ‘mes amis’ s’en occupent et quand mon procès sera fini, qu’ils sauront que je n’ai pas parlé, ils m’enverront de l’argent pour mon séjour en prison ». Partout, les mules racontent la même histoire : un coup dur ou une période de chômage, une proposition qui vient de l’ami d’un ami, un billet d’avion payé sur internet, un hôtel sordide au Pérou, « la cam’ » et pour finir… la case prison. Ou pas. « C’était mon 18e voyage, c’était celui de trop », raconte l’un des détenus. Payé entre 5 et 8 000 euros la course, ce « passeur professionnel » travaille pour un cartel mexicain. « J’ai un passeport européen, ce qui me permet de passer de la cocaïne en Europe, explique-t-il. J’allais chercher la marchandise au Pérou et je rentrais en passant par le Brésil, par l’Afrique ou en vol direct ». La stratégie est toujours la même: « Quand tu arrives à Lima tu appelles un numéro, on te fait changer d’hôtels, tu fais le tour du pays comme un touriste, jusqu’à l’hôtel final où l’on te transmet la marchandise. Ensuite, tu arrives à la dernière minute à l’embarquement pour limiter les contrôles ». Et de conclure froidement : « C’est de l’argent facile, dès que je sors d’ici je recommence ».

 

A quelques kilomètres de là, dans une autre prison de la capitale, Jean-Pierre*, 62 ans, est moins enthousiaste. Sans domicile fixe depuis plusieurs années, ce Français a été recruté par « des Africains qui parlaient portugais » dans un centre d’hébergement d’urgence. Jean-Pierre, en haillons et le visage tapé par des années de rue, fait partie des « appâts », cette catégorie de mules sacrifiées par les trafiquants. L’ancien SDF a été « balancé » par ses commanditaires avant même qu’il n’atteigne l’aéroport. « Ils donnent une liste de noms à leurs amis de la police, expliquera plus tard, le chef présumé d’un cartel international. Pendant que la brigade procède à l’arrestation du passeur qui est sur la liste, les policiers regardent ailleurs, volontairement ou non, et une dizaine de mules passent par un autre chemin. Les flics font leur quotas, tout le monde est content ». Et d’ajouter, sérieux: « Moi je préfère payer directement les flics de l’aéroport pour qu’ils laissent la marchandise passer ». Mais c’est déjà la fin de le route de la cocaïne. C’est à des centaines de kilomètres de l’hôtel miteux où les mules viendront récupérer leurs valises ou ingérer leurs capsules, plus loin encore des containers qui attendent leur cargaison, que la route de la cocaïne débute.

Le VRAE : le berceau de la coca

photo © Axelle de Russé

Nous sommes à Quillambaba, à 12 heures de route de la capitale, au cœur du VRAE*, cette « zone » dont les frontières ont été tracées par les autorités péruviennes. Depuis 2009, le VRAE est sous « état d’urgence » en raison de la présence des « narco-terroristes » du Sentier Lumineux et des cartels locaux et internationaux. Nous sommes aussi, dans la première zone productrice de feuilles de coca du pays. Perchées à plus de mille mètres d’altitude, baignées par le soleil, les collines luxuriantes de « la selva » montent vers le ciel bleu azur. Sur leurs flancs, des champs de coca à perte de vue. Selon l’Office des Nations des Unies contre la drogue et le crime, le Pérou compterait 61 200 hectares de plantations de coca. Et si la feuille est utilisée légalement en infusion, 99% de la production est transformée en cocaïne. Écrasés par le soleil, les petits producteurs indiens, ramassent une à une les délicates petites feuilles. Julia, 46 ans, le visage ombragé par son grand chapeau, fait le tour de son exploitation.

 

Au Pérou, la culture de la coca est légale, en revanche, les exploitants sont tenus de la vendre à l’entreprise d’État. « les fonctionnaires de l’INALCO sont tellement corrompus qu’ils sous-classent notre production pour se faire une bénéfice, s’énerve Julia. Je préfère donc vendre ailleurs ». « Ailleurs », c’est aux trafiquants, Julia le sait mais le calcul est vite fait : « Ils multiplient les prix par trois et viennent chercher la marchandise sur place ». Les cartels, par l’entremise des habitants des villages recrutés à cet effet « négocient les prix ». La récolte effectuée, ils viennent « avec des camions et payent cash », résume l’agricultrice. Avant de s’énerver: « Il y a deux ans, c’était encore lucratif, mais maintenant tout le monde produit, les prix chutent ». Pour les exploitants les prix baissent, mais pour les narcos la marge atteint toujours des sommets. Selon la DEVIDA, après transformation, un kilo de cocaïne se négocie 1200 dollars. Une fois arrivé « au point de sortie » (aéroport, ports officielles ou clandestins, frontières terrestres), il coûte déjà 1500 dollars. Mais quand il débarque en Europe, le kilo se vend 10 000 dollars. Au total: en 2011, le marché de la cocaïne péruvien est estimé à 2,5 milliards de dollars. « Un chiffre largement sous-estimé », assure le chef du cartel.

Laboratoires clandestins poussent comme des champignons

photo © Axelle de Russé

Le camion transportant la récolte de Julia n’ira pas loin. La véhicule s’arrêtera à quelques kilomètres à peine de son exploitation, dans l’un des milliers de laboratoires clandestins qui poussent chaque jour dans la jungle péruvienne. Dissimulés sous les arbres touffus, les «pozos», sont indétectables par les satellites. Et pourtant, « il suffit de marcher, en sortant un peu de la route pour en trouver», racontera un ouvrier agricole. Nous sommes dans un renfoncement de la forêt au bord de la route, là où un labo a été installé. Deux paysans à peine sortis de l’adolescence travaillent dans une odeur irrespirable d’essence. Dans un déploiement de force impressionnant, des dizaines de soldats immobilisent les deux jeunes. Alors que le procureur tente de les faire parler, les militaires font l’inventaire avant de tout saccager à coup de pieds et de mettre le feu. La colonne de fumée noire provoquée par la combustion des produits est visible à des kilomètres. Une fois les adolescents ligotés à l’arrière d’un pick-up, les commandos se retirent. « Je ne sais pas si ça sert vraiment à quelque chose, avouera un des officiers. Demain, au même endroit, d’autres paysans qui ont besoin d’argent en installeront un autre ». Avant de conclure, tristement : « La racine du problème est chez vous, en Europe. Tant qu’il y aura des consommateurs prêts à payer, dans le tiers monde il y aura des pauvres gens pour produire et des trafiquants pour en profiter ».

 

*Tous les prénoms ont été changés, pour des raisons de procédures judiciaires en cours.