Les champs de la honte

2 octobre 2012  |  dans International

©Juliette Robert

Dans les champs, la température grimpe jusqu’à 40 °C à l’ombre.
Saray, 11 ans, fait une pause sous un camion. ©Juliette Robert

Elles ont l’âge de jouer à la poupée, mais elles passent leurs journées dans les champs au service de gros fermiers américains. Pour quelques dollars à peine, Saray et Maria ramassent des légumes au péril de leur santé.


 
Elles se réveillent à peine, les yeux tout embués de sommeil. Il fait encore nuit noire à l’extérieur, le soleil tarde à se lever mais la chaleur est déjà étouffante. Il est 5 h 15, le temps presse. Dans la cuisine, Filagonia, leur mère, prépare quelques tortillas dans la cuisine de leur modeste maison. « Allez », crie-t- elle aux filles. Il ne faut rien oublier avant de partir : foulard pour mettre sur les cheveux, longs vêtements pour recouvrir tout le corps, et l’indispensable casquette. Elles sortent précipitamment du perron, s’engouffrent dans le 4 x 4 familial avec leurs parents et leur grand frère David, 17 ans. En ce jour du mois de juillet, la température va monter jusqu’à 40 °C à l’ombre. Mais c’est en plein soleil que Saray et Maria, à peine âgées de 11 et 13 ans, vont travailler, comme tous les matins d’avril à septembre. Pendant des heures, elles vont devoir ramasser des concombres, au lieu d’aller à l’école ou de profiter des vacances scolaires. Elles travaillent depuis l’âge de 8 ou 9 ans, elles ne savent plus très bien. La scène se déroule en Caroline du Nord, au beau milieu de l’Amérique, dans la première puissance économique mondiale.
 
Une main d’œuvre majoritairement hispanique
 

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Maria, 13 ans et sa mère Filagoni finissent leur longue matinée de travail.
Jayro, 5 ans, n’envisage pas de ramasser un jour des légumes. ©Juliette Robert


 
On estime qu’environ 800000 mineurs, parfois très jeunes (à peine 6 ou 8 ans), sont employés et exploités dans les champs aux Etats-Unis pour ramasser pastèques, concombres, patates douces, tabac… Une immense majorité d’entre eux (85 %) est d’origine hispanique, comme les parents Alvarez venus du Mexique il y a une dizaine d’années. Ces familles pauvres sont prêtes à tout pour sauver les leurs de la misère et constituent une main-d’œuvre bon marché, véritable aubaine pour des propriétaires terriens devenus des hommes d’affaires peu regardants sur l’âge des employés. Leur priorité : que les fruits et légumes soient récoltés à temps. En 2011, les lois anti-immigration avaient tellement été durcies dans l’Etat de Georgie que très peu d’ouvriers agricoles étrangers avaient pu trouver du travail, les fermiers craignant des représailles judiciaires pour l’emploi de sans-papiers. Résultat : les récoltes avaient pourri sur place, causant un milliard de dollars de pertes.
 
Depuis, certains fermiers assurent qu’ils ont amélioré les conditions de vie et de travail de leurs ouvriers. Mais cela ne les empêche toujours pas d’embaucher des enfants. C’est même, dans certains Etats, complètement légal (voir encadré ci-dessous). La compagnie Mt. Olive, qui emploie Saray et Maria Alvarez ce matin, est le plus grand groupe indépendant de concombres aux Etats-Unis, avec plus 60 000 m2 de terrains agricoles. L’été, l’entreprise emploie 300 ramasseurs saisonniers.
 
Sur le champ immense, le jour se lève enfin. Il est 6 heures et les filles circulent entre les lignes de légumes, sous l’oeil vigilant du chef d’équipe. Peter Eversoll, coordinateur de l’association NC Field, un programme d’éducation pour les travailleurs migrants, passe régulièrement voir les familles de ces enfants. Il leur parle de ses ateliers artistiques ou de langue, des cours de soutien scolaire, de son combat pour lutter contre le cercle infernal de la pauvreté. « Je dois faire un travail pédagogique auprès des parents pour les convaincre de ne pas faire rater l’école à leurs enfants, poursuit-il. Ils sont dans les champs d’avril à octobre, ils manquent la moitié de l’année scolaire. » La majorité des enfants ouvriers agricoles ne feront pas d’études secondaires, et arrêteront l’école même souvent bien avant le bac.
 
Ricardo, 14 ans, a arrêté l’école… Dans deux mois, il va être papa
 
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Buonifacio, 13 ans. ©Juliette Robert


 
Il est 13 heures, la matinée dans les champs va bientôt s’achever. Saray et Maria sont épuisées de n’avoir cessé de se pencher, de fouiller entre les feuilles, de ramasser les concombres, de porter les seaux. Jamais une plainte. Ce matin, d’autres jeunes font partie de l’équipe, ils forment environ un quart de l’effectif. Ricardo, 14 ans, vient d’arrêter l’école. Dans deux mois, cet adolescent au visage poupin va être papa. Il se dit « excité mais effrayé aussi ». Le travail pour lui est essentiel : il doit assurer le minimum à sa compagne de 15 ans et à leur futur bébé. Son copain Buonifacio, 13 ans, raconte, une boisson énergisante à la main offerte par le chef d’équipe, qu’il « est venu sans ses parents, qui sont dans la construction ». Lui est ici pour gagner son argent de poche. Le travail est dur, « on doit s’entraider », explique Buonifacio, qui verse ses concombres dans le seau de son copain pour aller plus vite. Une fois rempli, le récipient pèse environ 7 kilos. Il faut encore le porter et le vider dans les camions. Les petits travailleurs obtiennent alors un ticket, équivalent à 75 cents. Un bien maigre sésame, pour des risques réels sur la santé.
 
A terme, Des problèmes sanitaires majeurs pour les employés
 
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Les tickets servent à compter le nombre de seaux récoltés. ©Juliette Robert


 

« J’ai souvent mal au dos », raconte Maria, qui, après sa matinée dans les concombres, va passer l’après-midi dans les champs de tabac. « C’est plus facile de couper les fleurs de tabac qui sont en hauteur », précise-t-elle. Saray aussi y va, mais parfois seulement. « Après des heures dans le tabac, l’odeur de nicotine est tellement forte que je ne sens plus rien », raconte-t-elle. La nicotine s’infiltre dans la peau, imperceptiblement. Selon des enquêtes récentes, la moitié des champs récoltés sont encore humides de pesticides quand les ouvriers agricoles y travaillent et un tiers de la main-d’œuvre a déjà été victime de pulvérisations. « Les enfants risquent des insolations, des maux de tête, des problèmes de dos ou musculaires, à long terme des cancers, du diabète ou encore des problèmes respiratoires à cause des pesticides », dénonce Maria Bravo, du centre de santé pour migrants de Kinston, elle-même ancienne travailleuse des champs.
 
Deux euros de l’heure pour un travail exténuant
 

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Les deux soeurs se détendent après une journée de travail. © Juliette Robert

 
Filagonia Alvarez est une mère consciente des risques qu’encourent ses enfants. Mais à la maison, le sujet est toujours tabou. Peter Eversoll se souvient de ce jour où il lui a apporté un livre sur le travail des enfants : « Filagonia l’a vu, et elle s’est mise à pleurer. Elle avait trop honte de les faire travailler. » Saray, lucide et étonnamment mûre pour son âge, le sait : « Aller à l’école me permettra d’avoir un avenir meilleur. Je rêve d’être artiste. » Elle ne cesse de peindre et de dessiner des fleurs dès qu’elle rentre du travail, quand elle ne s’occupe pas de son petit potager, son autre passe-temps. Maria, elle, s’amuse avec son portable, envoie des messages, s’imagine plus tard volontiers assistante maternelle.
Mais comment se passer des revenus des filles alors que le budget de la famille est déjà trop serré ? A la fin de la matinée, Saray a obtenu 24 tickets. Elle empoche donc 18 dollars (15 euros) pour 7 heures de travail éprouvant. Soit environ 2 euros de l’heure. Sans compter toutes les diverses retenues sur salaire. « Le prix minimum à l’heure est censé être de 7,25 dollars, confirme Peter Eversoll, mais les fermiers, par l’intermédiaire des chefs d’équipe, usent de tactiques pour réduire les coûts. Comme ce matin, par exemple, où ils rémunèrent les gens au seau. »
 
Barack Obama, qui voulait réformer les lois encadrant le travail des enfants dans les champs, s’est ravisé face au poids des lobbies et du mécontentement des familles de fermiers, qui se seraient ainsi vues interdire d’employer leur propre progéniture. Mais la comédienne Eva Longoria, devenue sa porte-parole, a produit l’année dernière un documentaire, The Harvest (La Cosecha) (voir
encadré ci-dessous), où elle dénonce le travail des enfants pendant les récoltes. Fera-t-elle fléchir le Président ? En attendant, le rêve américain, Saray et Maria, ne sont pas près de le connaître.
 

Des lois d’un autre âge

 
– Années 30 : C’est à cette période que les lois sur l’agriculture aux Etats-Unis entrent en vigueur. A cette époque, un nombre beaucoup plus élevé d’enfants travaillaient dans des fermes familiales.
– 5 ans : Dans certains Etats, un fermier peut risquer cinq ans de prison pour avoir employé un enfant. Mais la législation sur l’âge minimum de travail, les horaires, les salaires varient selon les régions. Au niveau national, il n’y a pas d’âge minimum légal pour travailler. Et souvent les immigrés sans papiers se taisent devant les abus, de peur d’être expulsés.
– 12 heures Aux Etats-Unis, un enfant peut travailler douze heures par jour dans les champs et y risquer sa vie pour quelques dizaines de dollars, alors qu’un adolescent de 16 ans ne peut pas travailler dans un fast-food, en raison des éventuelles émissions chimiques.
– 11 000 dollars C’est l’amende (qui peut aller jusqu’à 15 000 dollars) à laquelle s’exposent les fermiers. En théorie, toujours.
 

Le combat d’Eva

 
« A chaque fois que vous mangez une salade, que vous avalez un légume, vous devez avoir en tête qu’ils ont peut-être été cueillis par un enfant. » Ces propos n’ont pas été tenus par la directrice furieuse
d’une ONG humanitaire, mais par la comédienne Eva Longoria, au Congrès américain en 2011, qui depuis des années mène un combat contre le travail des enfants dans l’agriculture aux Etats-Unis. Dans un documentaire qu’elle a produit, The Harvest (La Cosecha), qui a déclenché la polémique tant le sujet est sensible, on assiste au quotidien douloureux, et souvent sans avenir, de ces ouvriers agricoles très jeunes, et exploités. Eva Longoria, d’origine hispanique et très sensible à la cause des enfants, soutient depuis un projet de loi visant à revoir à la hausse l’âge légal pour travailler dans les champs (14 ans minimum).
 
 
Voir également le diaporama photo grand format de Juliette Robert : USA, les champs de la honte.