Albanie : Le bunker se vend bien

3 août 2013  |  dans International

© Corentin Fohlen

© Corentin Fohlen

De 1945 à 1985, l’Albanie a enduré le joug d’un dictateur paranoïaque, Enver Hoxha. Communiste stalinien, il avait fait ériger quelque 750 000 blockhaus – 24 au kilomètre carré ! –, aujourd’hui derniers vestiges d’une répression sanglante. Certains les détruisent pour revendre les matériaux, d’autres les convertissent.

Dans la lourde chaleur de Pojan, petit village du sud-ouest de l’Albanie, une famille observe des ouvriers s’affairer dans son champ. Comme au spectacle, la grand-mère a déplié une chaise en plastique. Les enfants semblent absorbés par la scène. Un tableau bucolique qui paraîtrait banal si l’on ne remarquait l’étrange parasol sous lequel ils ont trouvé un peu de fraîcheur… un bunker en forme de champignon de plusieurs mètres de haut. Devant eux, dans le vacarme, les grues se mettent en action et dévorent un autre monstre de béton. Ardita, 16 ans, l’aînée des enfants, pointe du doigt le champ familial : « Nous avions 10 bunkers ici, mais mon père les fait détruire… pour récupérer l’acier et se faire un peu d’argent. »

Ces champignons gris, on les croise sur toutes les routes : les bunkers sont partout, vestiges d’une histoire douloureuse et absurde. Dans ce petit pays de 3 millions d’habitants, près de 750 000 bunkers ont été construits sous le régime d’Enver Hoxha, qui dirigea autoritairement l’Albanie de 1945 à 1985. Le leader communiste, sombrant peu à peu dans la paranoïa, isola le pays du reste du monde. Craignant une attaque extérieure, il commença, dès les années 1960, à ériger ces abris pour défendre la nation. Des petits, les plus courants, conçus pour un soldat, des plus gros pour l’artillerie, et des hangars souvent creusés dans les montagnes pour abriter tanks ou avions. Leur coût est estimé à deux fois le prix de la ligne Maginot en France. Destinés à une guerre imaginaire, ils n’ont jamais servi et ont littéralement ruiné le pays. Hoxha est mort en 1985 et le pays s’est ouvert en 1992. Les bunkers, eux, sont restés.

Si la famille d’Ardita les détruit aujourd’hui, c’est que, depuis deux ans, le prix de l’acier a grimpé avec le boom du secteur de la construction. Une fièvre qui voit pousser des immeubles de façon anarchique à Tirana, la capitale, à Vlora sur la côte adriatique. Des bâtiments démesurés, parfois : habitations de six étages construites par la diaspora ou châteaux en carton-pâte destinés à blanchir l’argent de la mafia.

Depuis une dizaine d’années, les Albanais se sont réapproprié les bunkers

© Corentin Fohlen/ Divergence

© Corentin Fohlen/ Divergence



Dans le même village, le « bunker business » a fait les affaires de Sokol Jafa. Depuis plus d’un an, les trois machines de démolition de ce petit entrepreneur tournent à plein régime. Il est devenu chasseur de bunkers. « Je les débusque et les anéantis : c’est l’image du communisme que je fais disparaître, dit-il avec satisfaction. J’en ai détruit plus d’une centaine l’année dernière. Mais c’est un travail difficile : les plus gros pèsent 400 tonnes avec des murs de 1 mètre d’épaisseur. » Un business un peu flou car personne ne sait clairement à qui ils appartiennent : « S’ils sont dans la propriété d’un particulier, celui-ci peut généralement en disposer. Parfois, il faut s’arranger avec la mairie », explique Sokol. Comme souvent en Albanie, on ne s’embarrasse pas de règles. Libéralisme sauvage sur les ruines du communisme.

Comme une catharsis, depuis une dizaine d’années, les Albanais se sont réapproprié les bunkers : ils sont repeints et transformés en café de plage, baraque à sandwichs ou même en boîte de nuit. A Koplik, près de la frontière avec le Monténégro, Pjerim, 49 ans, de son nom d’artiste Keq Marku, a installé un salon de tatouage dans un ancien abri. L’homme un peu bourru, le corps totalement encré, fait la visite de son atelier. La radio, qu’il n’a pas éteinte depuis six mois, balance des standards du rock. « J’ai fui l’Albanie en 1985 et j’ai passé dix ans à New York. A mon retour, j’ai acheté une maison. Le bunker était dans le champ. Naturellement, j’ai pensé qu’il fallait en faire quelque chose », explique Pjerim. Il exhibe un tatouage sur son torse, « Malesori » : « Cela signifie “homme des montagnes”, car je suis un solitaire et ce bunker est parfait pour travailler, je m’y sens comme dans une bulle. C’est mon espace. » Sur une planche à dessin, un travail en cours : une série représentant l’Apocalypse, le diable et les « dictateurs » : Ben Laden, Bush, Staline, Hitler et, bien entendu, Hoxha.

Non loin de là, la jeunesse dorée parade dans les bars et les restos branchés

La jeune génération, celle qui n’a quasiment pas connu la dictature, s’est elle aussi emparée des bunkers. Plutôt que de les diaboliser, certains ont choisi de les aimer. Organisé depuis deux ans, le festival de musique BunkerFest propose ainsi de « célébrer ces adorables champignons » et d’y faire la fête. Parmi ces jeunes Albanais qui « aiment » les bunkers, Elian Stefa, 28 ans, leur a consacré plusieurs années de sa vie. Dès 2008, alors étudiant en design à Milan, il se lance dans le projet de documenter leur histoire et présente, dans un livre et un film, des façons de leur donner une seconde vie. « Comme pour beaucoup d’Albanais, ils étaient invisibles pour moi. C’est la réaction de curiosité de mes amis étrangers qui a provoqué un déclic », explique Elian. L’enthousiasme des touristes pour ces reliques du passé le porte à croire que l’Albanie doit accepter que les bunkers forgent son identité et en tirer parti. Mini-hôtels, abris pour randonneurs, magasins de souvenirs… il expose différents modèles de transformation à grande échelle pouvant accompagner une industrie du tourisme renaissante. « Ces bunkers qui ont causé tant de souffrance pourraient enfin faire du bien au pays. » Mais, malgré un certain succès médiatique, peu d’initiatives concrètes ont suivi. Aujourd’hui, les récentes destructions l’attristent un peu : « Je ne souhaite pas qu’ils disparaissent totalement. Il faut apprendre de nos erreurs, pas les cacher. »

« Ce travail de conservation de la mémoire est encore difficile en Albanie », reconnaît Fatos Lubonja, 62 ans, écrivain et ancien dissident, qui a passé près de vingt ans dans les prisons et les mines de travaux forcés du régime. Depuis quelques mois, à son initiative, à Tirana, un bunker-mémorial est exposé dans le « Blloku », l’ancien quartier de la nomenklatura communiste. L’abri est nettoyé et sa structure rendue visible par une glace transparente. « Nous voulions que les passants puissent y entrer et ressentir l’isolement, qui est au cœur du système », explique Lubonja. Ce mémorial reste une initiative rare : « Il y a un refoulement de la société. A la fois de la population et des politiciens au pouvoir, qui sont d’anciens communistes. Ils ne veulent pas se rappeler leur passé. »

A quelques centaines de mètres, la jeunesse dorée, qui a réinvesti le quartier, parade dans les bars et les restos branchés. Minijupes, Ray-Ban et grosses Mercedes… Une autre époque. « Il y a une continuité de l’irresponsabilité créée par le régime, poursuit l’ancien dissident. Nous étions comme des enfants auxquels le régime trouvait une maison, du travail et disait quoi penser. Aujourd’hui, les mêmes enfants irresponsables ont pris le pouvoir, mais dans une explosion d’individualisme : l’argent et la corruption sont rois, les constructions sont désordonnées et ne respectent aucune règle. » Pour Lubonja, fataliste, on aura beau se débarrasser des bunkers, il faudra du temps pour effacer les stigmates du régime de Hoxha dans la société albanaise. Une emprise profonde, qu’il nomme « la bunkerisation des esprits ».