A l’hôtel des martyres

16 octobre 2013  |  dans Femmes

© Camille Besse

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Après l’enfer que deviennent celles qui s’en sortent ? Personne ne sait… Et pour cause : le sort des victimes de la traite sexuelle, la majorité des prostituées, importe peu. Pourtant, certaines prennent tous les risques et portent plainte contre leurs bourreaux. Pour protéger cette poignée de rescapées, Emmaüs-Bosnie a ouvert un centre de protection. Causette a pu pénétrer dans cet endroit tenu secret.

C’est un rade désert qui regarde une nationale, à trois heures de Sarajevo. A l’entrée, un panneau Heineken s’accroche au bout d’une chaine et le grillage s’affale sur le gazon pelé… A première vue, un décor de fin du monde au fond de la campagne bosniaque. A première vue… car en réalité le rade n’est qu’une façade. Incroyable, nous sommes devant la porte, savamment maquillée, d’un centre de protection pour victimes de la traite des êtres humains. Fondé par Emmaüs International en 2007, le «Shelter» -l’abri- a accueilli 235 femmes, pour la plupart d’Europe de l’Est, qui ont porté plainte contre leurs bourreaux. Une goutte d’eau dans l’océan des deux millions de victimes de la traite sexuelle. Mais une poignée de rescapées qui ont osé relever la tête, en dépit des menaces des réseaux mafieux. Dissimulées derrière la façade du resto fantôme, elles attendent sous haute protection le jour de leur procès. Mais le courage a un prix : pendant des mois, elles ne verront le ciel qu’à travers les barreaux des fenêtres de cette prison aux allures de motel.

Les cicatrices de Sandra

© Camille Besse

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Ce matin, il fait si froid que la cour est vide. Une ombre se glisse à toute vitesse dans une des chambres qui donnent dehors. Sandra*, 22 ans nous attend dans le bureau de la directrice. Avec ses baskets bariolées, son blouson doré, son vernis rose nacré, la jeune fille à l’air d’une adolescente surprise à la sortie du lycée. Sandra sourit mais ses yeux noirs de biche toisent sans pitié, ses mains tirent nerveusement sur son pull noir serré. Ses manches finissent par révéler une infinité de cicatrices aux poignets. A chaque question, Sandra rit, détachée. « A 17 ans, j’ai suivi mon petit ami en Italie », raconte-t-elle. « La situation économique était très difficile et je voulais aider ma famille ». Ce n’est qu’une fois arrivée à Turin, que Sandra comprend ce qu’elle va devoir faire : « Un travail qui n’est pas fait pour les jeunes filles », chuchote-t-elle. Pendant deux ans, l’adolescente arpente les trottoirs de la ville italienne, où elle partage un studio avec la « deuxième amoureuse » de son petit ami. La petite bulgare s’échappe mais « retombe éperdument amoureuse ». Mladic*, un gros poisson recherché par la police, l’emmène en Bosnie et l’a confie aux bons soins d’une mère maquerelle…

« Toujours amoureuse de lui »

« Au début elle était gentille, poursuit la jeune fille, qui ne rit plus du tout. Et puis elle m’a enfermé dans une chambre… Les clients entraient le jour et la nuit, ils utilisaient mon corps, je ne voulais pas qu’ils se servent de moi comme ça. Mais elle me disaient que si je n’obéissais pas je n’aurai pas à manger et j’avais si faim…». Sandra tire encore son pull, les larmes coulent. Après des mois de calvaire, la jeune Bulgare est libérée par la police qui file son julot depuis des semaines. « Ils m’ont demandé si je voulais porter plainte. C’était dur, j’étais toujours amoureuse de lui… Mais je me suis dit qu’il fallait qu’il paye, qu’il aille en prison pour avoir exploité mon corps ». Les policiers la conduisent au Shelter. « Au début, je ne faisais confiance à personne, j’avais honte de moi, se rappelle Sandra. Maintenant ça va mieux, j’aime bien faire la cuisine avec les autres ». La jeune fille triture le petit bracelet en perle qui masque sa cicatrice au poignet et sourit de nouveau. « Quand elles arrivent, elles font des cauchemars, elles sont renfermées, choquées, explique Amela Efendic, la directrice, récompensée par Hillary Clinton pour son combat contre le trafic d’êtres humains (2). L’année dernière, une fille de 12 ans qui avait été attachée à un lit d’hôtel, n’a plus parlé pendant 8 mois. Après elles se détendent, mais c’est très difficile, elles sont brisées. Cela leur prendra des années pour se reconstruire ». Pour les y aider, Emmaüs propose en plus de l’appui psychologique, des activités artistiques. C’est dans une petite salle au cœur du shelter, que les 19 résidentes – dont 14 mineures -, se retrouvent chaque jour pour les activités.

«Le poison du dégoût coule dans mes veines…»

© Camille Besse

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Les fenêtres blindées sont garnies de lourds barreaux, mais la déco est digne d’un centre aéré. Sur la table des bouquets en papier crêpons, des dessins colorés recouvrent les murs et… ces phrases au stylo rouge : « Je déteste mes tripes, le poison du dégoût coule dans mes veines. Le démon m’a attrapé et j’étais aux portes de l’enfer, aujourd’hui je survis ». Avec nous, il y a Betty, 20 ans, bouche rose et regard bleu d’enfant. L’adolescente de 20 ans n’écrit pas. Depuis son arrivée, la jeune fille ne dessine que des animaux « parce que les humains ne sont pas gentils ». Betty, vendue par sa mère à 11 ans, s’est échappée de la ferme où elle était détenue il y a quelques mois. Battue, forcée, nourrie dans l’auge des chiens, ligotée nue dans la forêt, Betty est une miraculée. Et une privilégiée. « De nationalité allemande, elle bénéficie de l’appui de l’ambassade qui suit son affaire de près », explique la directrice du centre. Après leur procès, que leur bourreau soit condamné ou non, les jeunes femmes doivent quitter le Shelter et le pays quand elles ne sont pas de nationalité bosniaque.

« Leur sort n’intéresse plus personne ».

Pour aller où? « Une fois que le procès est terminé, leur sort n’intéresse plus. Elles sont toujours menacées et rares sont les pays qui veulent les accueillir sous prétexte qu’elles ne rentrent pas dans les clous de l’asile politique… Et pourtant elles les ont aidé à faire tomber des réseaux. Il manque toujours un papier qui prouve qu’elles sont ‘vraiment en danger’. On passe notre temps à faire des dossiers. Honnêtement qu’est-ce que ça leur coûterai de les accueillir ? ». Les services de l’immigration ferment la porte, alors le pire advient : « A leur sortie, certaines retombent entre les mains des réseaux ». L’année dernière, 72 heures après son retour en Bulgarie, une fille s’est fait rattraper par son ancien gang. De sa prison, le chef qu’elle avait envoyé derrière les barreaux, avait donné des ordres. Pour « se venger, il voulait qu’elle se prostitue au même endroit, pour qu’elle comprenne qu’elle resterait sa propriété ». Mais cette fois, « la jeune femme savait à qui s’adresser ». En 24 heures, elle parvient à se sauver… et délivre toutes les autres filles. Un nouveau miracle ? « Non, sourit Amela. Elle avait compris qu’elle devait s’en sortir seule. Mais nous avions réussi à la rendre plus forte ».

(1) Estimations de l’ONU. (1) http://www.un.org/fr/events/slaveryabolitionday/trafficking.shtml
(2) Le nom du prix: the Trafficking in Person Award 2011 http://emmaus-international.org/index.php?option=com_content&task=view&id=164&Itemid=63&lang=english