Egypte : Elles font le mur

4 février 2014  |  dans Femmes

©Aude Osnowycz

Crédits: Aude Osnowycz

Quelques Égyptiennes gagnent la rue pour ne pas être oubliées de la révolution. Leurs seules armes : des pochoirs et des bombes de peinture.

Le lieu n’a pas été choisi par hasard : dans une rue à l’angle de celle de Mohammed Mahmoud au Caire, à un pâté de maisons du parlement égyptien, à moins que cela du ministère de l’intérieur et à un jet de pierre de la Place Tahrir. C’est ici que les affrontements lors de la révolution égyptienne de 2011 ont été les plus violents. Le macadam noirci par les cocktails Molotov, les barricades de béton qui barrent encore les rues adjacentes, et la carcasse d’une voiture calcinée sont là pour en témoigner. Abood et ses amis se souviennent bien de ces événements pour y avoir participé. Ce soir-là, comme trois fois par semaine, ce coin de rue est leur terrain de jeu et d’expression. Ils s’y retrouvent à la tombée du jour, jusqu’au petit matin, pour contribuer à leur tour au nombre impressionnant de graffitis qui ornent jusqu’aux murs de certains bâtiments officiels.

Les graffitis ont surgi en Égypte en même temps que les premiers soulèvements. Parmi les amis du trentenaire, une majorité de garçons mais aussi quelques filles dont Aya, étudiante de 22 ans. Elle fignole le détail d’une fresque, entre deux blagues échangées avec ses potes. L’exercice ne semble pas la stresser. Pourtant à deux pas de là, des policiers quadrillent les abords du parlement. « Ils ne viendront pas parce que nous sommes là », rassure-t-elle, bravache. Sur la fresque, des soldats en armes, des petits hommes barbus visiblement énervés, une petite fille en robe rose et une colombe. Un résumé à grands traits des tensions et des espoirs qui sont encore latents en Egypte en ce mois de mai, quand nous réalisons ce reportage.

Crédits: Aude Osnowycz

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« La révolution n’est pas finie. Il faut en faire une nouvelle parce que Mohammed Morsi est mauvais ! » assène-t-elle, sans imaginer que trois mois plus tard l’armée égyptienne évincerait du pouvoir les frères musulmans. Pas peur non plus des passants. D’ailleurs, un couple s’arrête. L’homme adresse aux graffeurs un tonitruant : « C’est bien, continuez ! ». Mais Aya sait bien que tous n’acceptent pas de voir une jeune fille, la vingtaine, le soir dans les rues du Caire. Elle ajoute, sans détour : « Ici, je dessine quand je veux, où je veux et si je veux ! » Ses parents ? Ils sont d’accord, « parce qu’ils savent que derrière mes dessins, il y a un message pour tous les gens », assure-t-elle.

Raghda, 15 ans, petite cadette et protégée d’Abood, passe pour la tête brûlée du groupe. A tout juste 13 ans, elle lançait déjà des pierres sur les policiers en pleine révolution. Les critiques des passants, elle s’en fiche. Elle n’a pas peur de « salir les murs » parce qu’elle se sent presque investie d’une mission : « On ne peut pas trouver de liberté dans la vraie vie, mais on peut au moins la dessiner sur les murs », déclare-t-elle solennellement, l’air frondeur.

Les égyptiennes regagnent l’espace public

Crédits: Aude Osnowycz

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« Pour faire des graffitis dans la rue, et surtout quand on est une fille, il faut avoir une certaine trempe », considère Angie Balata. C’est à ces filles culottées que cette trentenaire à voulu donner encore d’avantage la parole. Elle a ainsi co-organisé en avril et mai l’événement « Women On Walls », festival de graff pour l’expression des femmes sur les murs d’Egypte. Au total, 60 personnes, hommes et femmes, ont réalisé des fresques dans les principales villes du pays, illustrant des problématiques choisies par les graffeuses.

« Le message est clair : ‘Nous [les femmes, NDLR] sommes là, vous ne pouvez pas nous ignorer’ », résume Angie Balata. Pourtant, la condition de la femme en Egypte s’est révélée violemment aux écrans du monde entier lorsque les caméras ont filmé des scènes de viols collectifs sur la place Tahrir en pleine révolution. La violence sexuelle en Egypte n’est pourtant pas nouvelle. En 2009, une étude du Centre égyptien pour le droit des femmes révélait que 83% des égyptiennes déclaraient avoir déjà été harcelées sexuellement dans la rue. Mais les choses changent, c’est ce qu’aimerait croire Angie Balata : « Plus de femmes sont prêtes à parler de ce tabou depuis la révolution. Pas à cause des changements apportés par la révolution, mais parce que pendant les soulèvements, elles ont regagné l’espace public et qu’elles ont appris à parler d’égal à égal avec les hommes. »

Radz, graffeuse et graphiste cairote de 26 ans, rencontrée dans le centre-ville populaire du Caire, haut-lieu du street art égyptien, se souvient bien de ce sentiment d’égalité gagné dans les émeutes de la révolution. « Nous étions, hommes et femmes, tués en même temps. Beaucoup de femmes ont sauvé des hommes. Certaines se déguisaient en homme pour pouvoir se battre avec eux. » Les images de la Blue Bra Girl, cette manifestante lynchée par la police anti-émeute et dont l’abaya déchirée laissait voir un soutien gorge bleu, hantent désormais les rues du Caire. Des soutiens-gorges bleus peints au pochoir se multiplient sur les murs de la capitale et rappellent le tribut des femmes dans la chute de Moubarak.

Graffitis et pédagogie

Crédits: Aude Osnowycz

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Radz n’a pas dit son dernier mot dans cette bataille pour la révolution qu’elle estime inachevée. Elle mène ainsi des opérations commando, parfois avec la complicité de sa mère. Celle-ci conduit, pendant que Radz saute de la voiture, bombe de peinture ou pinceau de colle à la main, et pochoir ou affiche dans l’autre. Et elle y laisse ses messages : « Sujet tabou : la violence domestique » ou bien « les femmes ne sont pas des machines à bébé, pensez-y avant de faire des enfants ». Pas de provocation, promet Radz, plutôt de la pédagogie. « Je ne veux pas stéréotyper le féminisme », assure-t-elle. Elle se documente, relit les féministes égyptiennes (Mona El Tahawi, Huda Shaarawi), choisit enfin ses mots. « Je n’utilise pas de gros mots car ils ne portent pas mon message. C’est comme dans un débat, si tu élèves la voix, cela prouve que tu n’as plus d’arguments. »

Hadya, membre du collectif des Mona-Lisa Brigades, espère aussi que son message sera entendu. Et pour cela, il n’y a pas meilleur endroit que la rue, trop souvent désertée par les égyptiennes à son goût. « Pour certains, c’est une chose bizarre que des femmes dessinent dans la rue. Mais je suis prête à leur expliquer ! » Dernier projet : une fresque dans un quartier très pauvre du Caire, reprenant des citations du Coran pour l’égalité hommes-femmes. Un vieil homme les observe. La conversation s’engage sur l’éducation, sur ses filles qu’il n’a pas laissées aller à l’école par peur du harcèlement sexuel. Hadya lui dit que c’est dommage. L’homme hausse les épaules. « C’est bien ce que vous faites », lui souffle-t-il. C’était le plus beau graffiti de Hadya.