Ukraine, un peuple écartelé

3 avril 2014  |  dans International

Maïdan, en décembre. © Ilioné Schultz

Maïdan, en décembre. © Ilioné Schultz

Le refus, fin novembre, de l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovytch de signer un accord d’association avec l’Union européenne a débouché sur une crise politique qui divise encore le pays. Alors que la Crimée a été rattachée mi-mars à la Russie, les Ukrainiens – coincés entre ce puissant voisin et l’Europe – tentent de reprendre la main sur leur histoire.

« Je n’ai pas de sentiment de victoire, car trop de gens sont morts. » Quelques jours après la fuite du président Viktor Ianoukovytch, Grégory, jeune Kiévien de 23 ans, se remet difficilement des violents affrontements auxquels il a participé, à sa manière: « Quand les forces de l’ordre ont tiré en masse sur les protestataires, j’étais devant mon écran de télévision, c’était insupportable, alors j’ai décidé d’y aller le lendemain. » Avec sa sœur, il a distribué nourriture et vêtements aux combattants de Maïdan, la fameuse place de l’Indépendance, à Kiev. Grégory se souvient aussi avoir déambulé dans la Maison des syndicats, après l’incendie: « Tout était si noir, avec les casques et vêtements des combattants qui jonchaient le sol, un vrai chaos comme sur les images de Syrie ou d’Égypte. Jamais je n’aurais cru que je verrais ça un jour dans mon propre pays. »
L’horreur au bout d’un long bras de fer de trois mois entre le pouvoir en place et des manifestants déterminés. Si, au fil des semaines, le mouvement de protestation a cristallisé autour de lui le ras-lebol d’un système corrompu, le refus des violences policières, le rejet de l’«ingérence» russe, teinté parfois de nationalisme exacerbé, c’est le rétropédalage de Viktor Ianoukovytch à quelques jours de la signature d’un accord d’association avec l’Union européenne (UE) qui en fut l’élément déclencheur.

Le désir d’intégration grandit

Entre le début et la fin de 2013, le désir d’intégration à l’Union européenne est passé d’environ 40% à près de 50% en Ukraine. Quelle est donc la relation qu’entretiennent les Ukrainiens avec l’Europe ? On parle d’un pays au bord de la rupture entre l’Ouest pro-européen et l’Est, comme le Sud, pro-Russes. Sur place, au gré des rencontres, apparaît une situation plus complexe.

Parmi les pro-européens, Nazar, 31 ans a fait plusieurs séjours sur Maïdan en tant que volontaire pour couper du bois ou éplucher des pommes de terre. Il est employé dans l’automobile dans les Carpates, à l’extrême ouest de l’Ukraine. Comme lui, ils étaient plusieurs milliers de volontaires. Dans son regard, on lit tout l’espoir qu’il place dans son avenir, forcément européen. « Bien sûr, je suis Européen ! Je partage la même mentalité, le même humour, j’écoute les mêmes musiques, je vais dans les mêmes festivals. » Pour lui, rejoindre l’UE, c’est rejoindre la grande famille en quelque sorte. Il est prêt à tout pour montrer que son peuple a sa place en Europe. Nazar s’appuie sur l’Histoire. Il fut un temps où sa région a appartenu à l’Empire austro-hongrois, à la Pologne, à la Lituanie. « Beaucoup de mots ukrainiens sont issus des langues de ces différents pays. » ll se définit lui-même comme « Européen slave, tout comme les Polonais, les Slovaques ou encore les Serbes ».

Nazar s’est mis au service des manifestants de la place Maïdan, avec des milliers d’autres volontaires. © Ilioné Schultz

Nazar s’est mis au service des manifestants de la place Maïdan, avec des milliers d’autres volontaires. © Ilioné Schultz


 
Entrer dans l’UE, c’est donc avoir accès à un espace culturel libre et commun où « l’enrichissement peut facilement naître du contact, des échanges avec les autres cultures », rêve le jeune montagnard. « Les Européens sont plus libres et heureux », croit Aleksandr. Cet ingénieur en mécanique, âgé d’une soixantaine d’années, est le père de Grégory. Depuis le début des protestations, il s’est rendu presque tous les dimanches avec son fils et le reste de la famille sur la place Maïdan. Dans son modeste appartement de la banlieue de Kiev, il paraît constamment soucieux, et surtout usé: « Pour le moindre papier, il faut se battre, faire la queue des heures, et puis rajouter un billet par-ci ou par-là pour que le chantier avance. Et j’en ai marre que les taxes que je paye aillent dans la poche de ces voleurs de politiciens et pas pour mon pays », lâche-t-il en évoquant « l’État policier » de la période Ianoukovytch. S’il se bat, c’est pour ses enfants. Grégory, son fils, renchérit: « Ici, pour obtenir des médicaments, tu dois verser des pots-de-vin. Pour passer tes examens, il faut organiser une fête pour ton prof, acheter nourriture et boissons. C’est une forme de corruption même si elle passe pour une tradition. »

Son père n’en démord pas: « Ici, on travaille dur, mais on n’a pas d’argent. Mon fils gagne 160 € en travaillant dans un musée alors qu’il a terminé la fac d’histoire. Le système est inefficace avec toute cette corruption, même les produits basiques sont chers. » 30% des Ukrainiens vivent en dessous du seuil de pauvreté et le salaire moyen est de 300 €.

Une corruption quasi endémique

Aleksandr, entouré de ses enfants Katia et Grégory, dans la banlieue de Kiev. Cette famille attend beaucoup de l’association avec l’Union européenne. © Ilioné Schultz

Aleksandr, entouré de ses enfants Katia et Grégory, dans la banlieue de Kiev. Cette famille attend beaucoup de l’association avec l’Union européenne. © Ilioné Schultz


 
Dix ans après la révolution Orange, les promesses de démocratie n’ont pas été tenues, la corruption a perduré et est quasi endémique chez les élites politiques. Pour beaucoup d’Ukrainiens, l’UE, et ses mécanismes bien rodés, représentent au con – traire un puissant symbole de démocratie, de protection de la propriété privée, d’autorité de la loi et de transparence. Aleksandr le dit bien: « De l’Europe, on n’attend pas d’argent, on veut juste que la civilisation arrive, qu’on nous rende un peu de dignité. » Dignité… et donc liberté. C’est l’autre symbole fort de l’UE pour les Ukrainiens, qui aspirent à plus de liberté d’expression surtout. Un droit fondamental sévèrement remis en cause par le régime Ianoukovytch.

Dans le métro, Grégory désigne le marteau et l’enclume toujours incrustés sur les murs. Parler d’Europe sans évoquer la Russie s’avère impossible en Ukraine, république soviétique de 1918 à 1991, et que Poutine aimerait tant voir rejoindre aujourd’hui son Union douanière. Pour certains partisans d’une intégration, l’Europe est souvent vue comme la seule perspective capable de préserver l’identité ukrainienne contre l’influente Russie. Pour Grégory, « c’est la seule façon de “désoviétiser” l’Ukraine. L’Europe essaie de construire un système économique alors que la Russie veut un empire, en nous imposant son idéologie. Elle veut faire de l’Ukraine un satellite, alors qu’en intégrant l’Union, on resterait un pays libre ».
Nazar lâche: « L’ancien gouvernement Ianoukovytch nous considérait comme des petits Russes. Peu de ses membres parlaient correctement l’ukrainien, et ils ne se sont pas battus pour faire respecter les lois concernant l’usage de notre langue. Il y a des tentatives permanentes pour réécrire notre histoire, basée sur une vision pro-russe. Cela passe aussi par les Églises orthodoxes du patriarcat de Moscou, mais surtout par l’omniprésence des médias russes en Ukraine, la musique, les livres. »

Ce sentiment anti-russe est particulièrement fort chez les membres du très nationaliste Svoboda (« Liberté »), l’un des trois partis d’opposition, très présent sur Maïdan. Membre de Svoboda, Yuriy Noievij commandait pendant les événements de cet hiver le bâtiment occupé de la mairie de Kiev. Bien qu’il se dise pro-européen, il estime que l’Europe multiculturaliste et tolérante n’est pas une évidence. Ce gringalet, très propre sur lui, portable en permanence à l’oreille, ne s’en cache pas: « Intégrer l’Union européenne ? Pourquoi pas ? Mais pas tant qu’elle n’aura pas retrouvé ses vraies racines chrétiennes. Je la trouve beaucoup trop libérale, sur le plan culturel notamment. »
Même réticence chez Vitaliy Lesnyak, prêtre grec catholique qui tenait une permanence dans une tente-chapelle sur la place Maïdan: « L’Europe est-elle assez chrétienne pour nous aujourd’hui ? Dans un sens, je souhaiterais que l’on fasse partie de l’UE pour que les lois soient respectées, mais avec nos valeurs à nous. L’Europe est trop libérale sur la sexualité, sur le mariage homosexuel par exemple. »

Le père Lesnyak, grec-catholique, présidait des offices dans une tente installée sur Maïdan. © Ilioné Schultz

Le père Lesnyak, grec-catholique, présidait des offices dans une tente installée sur Maïdan. © Ilioné Schultz


 
Cette fameuse tolérance européenne, vis-à-vis des minorités sexuelles notamment, c’est ce qui irrite Evgeniy, petit entrepreneur de Kharkiv, deuxième plus grande ville du pays, à 300 km de Kiev.
Tout près de la Russie, elle est censée être un bastion de cette « autre Ukraine », russophone, russophile et anti-européenne. Juste après la mise en place des nouvelles autorités à Kiev, des manifestations pro-russes y ont éclaté. Mais la réalité est plus nuancée. Ici, les restes du sovié tisme sont encore plus visibles qu’à Kiev. Le ciel est cisaillé par les tours des usines abandonnées en plein centre-ville. Et puis, subsiste cette immense statue de Lénine au milieu de la place principale.

La quarantaine, cheveux bruns gominés, Evgeniy annonce d’emblée la couleur: « L’Ukraine n’a pas sa place dans l’Union européenne, car les deux entités ne vont pas dans la même direction. » Ce conservateur, pour qui les minorités sexuelles ou ethniques s’imposent trop en Europe, redoute l’uniformisation des lois sur le plan culturel et sociétal. Il évoque la question du mariage homosexuel. Même crainte pour Elena, comptable à Kharkiv: « Je ne veux pas que l’Ukraine devienne comme la Suède, où l’on ne peut même pas mettre une fessée à ses enfants sous peine de se les voir retirer. Pareil avec le mariage homosexuel, même si je ne suis pas homophobe. » Elle doute des bienfaits économiques d’un rapprochement avec l’Union européenne. « Regardez la Grèce et le Portugal. Si c’est pour être comme eux, ça ne sert à rien. L’UE a déjà bien assez de problèmes. » Protectionniste, Evgeniy estime que « les biens de consommation ukrainiens, et notamment alimentaires, vont être remplacés par les produits européens, beaucoup plus compétitifs, et nous allons perdre des marchés. Mais nos produits à nous sont bien meilleurs et naturels. Et puis, il va y avoir une grosse vague d’émigration des cerveaux, et du coup notre industrie va couler. »

Une dépendance économique

Pour bon nombre de manifestants qui ont tenu le siège de la place Maïdan, arborant drapeaux et symboles étoilés, l’UE est une notion assez abstraite et parfois idéalisée, mais c’est vers elle qu’ils veulent aller. © Ilioné Schultz

Pour bon nombre de manifestants qui ont tenu le siège de la place Maïdan, arborant drapeaux et symboles étoilés, l’UE est une notion assez abstraite et parfois idéalisée, mais c’est vers elle qu’ils veulent aller. © Ilioné Schultz


 
Sergiy, lui, travaille dans l’industrie ferroviaire. Il est né en Russie il y a cinquante ans. Il n’est pas anti-européen, mais néanmoins sceptique: « Nous, on vend tous nos produits en Russie. Avec l’Union européenne, on partage la même envie de démocratie mais si, demain, on signe un accord, la Russie va bloquer ses importations, et l’Union européenne n’achètera pas plus nos équipements que maintenant. Ce sera une catastrophe. J’ai peur de perdre mon travail. »
La Russie absorbe en effet 30% des exportations de l’Ukraine, sans parler du gaz dont 60 % de l’approvisionnement provient de Moscou. Sergiy craint aussi que Vladimir Poutine ne durcisse les attributions de visas. « Ma mère vit encore de l’autre côté de la frontière. » Ce scepticisme économique n’est pas propre à Kharkiv, et à l’est du pays. Sur l’un des marchés de Kiev, quelques vendeuses évoquent timidement la question: « L’Europe ? Ça ne m’intéresse pas vraiment, bougonne Ilena. Je ne sais pas trop ce que ça peut changer, mais ça me fait peur. La vie y a l’air facile mais, s’ils nous intègrent, ce ne sera pas gratuit ! Beaucoup d’usines vont fermer. Il vaudrait mieux qu’on se débrouille seuls. »

Pour les pro-européens, pas d’angélisme non plus: « Si on se rapproche de l’Union européenne, on sait que les prix du gaz et de l’électricité vont augmenter, que des usines vont fermer, et qu’une partie des Ukrainiens vont vouloir émigrer, en plus de tous ceux déjà partis… Mais, à long terme, on y gagnera, même si ça prend du temps », résume Grégory. Si, globalement, l’est et le sud du pays ont toujours moins soutenu l’idée d’une intégration à l’UE… la division sur la question n’est pas seulement géographique.

Le clivage entre «pro» et «anti» traverse l’ensemble du territoire. « L’âge, la situation sociale et le niveau d’éducation jouent beaucoup. La classe moyenne en Ukraine est la plus progressiste, mais elle représente seulement 10% de la population, même si elle augmente », explique Aleksey Leshchenko, vice-président de l’institut Gorshenine à Kiev, un centre indépendant de recherches politiques et sociales. Chez les plus pauvres, à l’Est particulièrement, là où les liens avec la Russie sont les plus forts, c’est avant tout l’ordre, la stabilité et la peur de la rupture des liens avec la Russie qui l’emportent. Et tant pis pour la corruption.
« Si elle est combattue par une partie de la population, elle arrange aussi beaucoup de gens, même dans les classes populaires. Ils s’en servent pour ne pas avoir d’amendes ou pour ne pas aller en prison », précise le chercheur. Si les médias ukrainiens sont plutôt neutres, les médias russes, très présents dans le pays, diffusent largement de fausses informations sur l’Europe : « Cette propagande mélange vraies et fausses informations, et permet d’entretenir une certaine opposition à l’intégration européenne », explique Mihaïl Minakov, professeur à l’Université de Kiev-Mohila. « C’est une vraie guerre de l’information, que la Russie emporte le plus souvent, diffusant la peur même jusqu’à Kiev », confirme Aleksey Leshchenko.

La propagande vient aussi de certains politiques ukrainiens, qui font circuler des informations erronées. L’ex-Premier ministre du gouvernement Ianoukovytch, Mykola Azarov, a par exemple déclaré que l’un des points de l’Accord d’association prévu avec l’Union européenne était le mariage gay.
« Favoriser les échanges entre l’Ukraine et les pays européens réduirait l’impact de cette propagande. Seulement 17% des Ukrainiens sont déjà allés en Europe », fait remarquer Hanna Hopko, militante de la société civile.

Cela nécessiterait une révision du régime des visas, aujourd’hui trop restrictif. Un geste qui remettrait les deux entités sur un pied d’égalité, commente Nazar, le volontaire de Maïdan: « On ne veut pas être considérés comme de simples invités à la grande table de l’Europe, mais y entrer d’égal à égal. » Comme lui, la plupart des Ukrainiens, les jeunes en particulier, ne supportent plus de devoir quémander – et payer – des visas alors que les Européens n’en ont pas besoin en retour.
Les autorités européennes ont donc, elles aussi, leur partition à jouer. Certaines fausses notes ne sontpas passées : « Les Ukrainiens attendaient plus de l’Europe et plus vite dans leur lutte contre Ianoukovytch. Ils ont vu les limites de la machine diplomatique, et peut-être même celles de l’UE. Ils sont déçus. Ceux qui brûlaient d’ardeur pour l’Europe ont perdu leurs illusions, ceux qui étaient contre le sont encore plus », note Aleksey Leshchenko. Grégory reconnaît: « Au fil des mois, je vois l’Europe de manière plus rationnelle. Au-delà des valeurs, ce qui compte surtout maintenant, c’est son aide financière et sa protection contre la Russie. »

La partition en question

Dimanche 16 mars, la Crimée, offerte à l’Ukraine par la Russie en 1954, a voté à 96,7% pour son retour dans le giron russe. Ce référendum reconnu «légitime» par Poutine a été dénoncé par les autorités occidentales. En Crimée, la population, à 60% d’origine russe, a dans sa grande majorité toujours rejeté l’idée d’une intégration européenne. « Économiquement, la province très liée à la Russie n’aurait rien à gagner de l’Union européenne. Beaucoup de terres appartiennent déjà aux Russes, explique Aleksey Leshchenko, politologue ukrainien. Et, symboliquement, ils considèrent la politique de l’UE comme une agression. Le souvenir du siège de Sébastopol par les forces allemandes pendant la Deuxième Guerre mondiale est encore très présent. »
Le scénario criméen peut-il se reproduire dans l’est du pays ? Les régions de l’est sont en effet secouées depuis plusieurs semaines par des manifestations opposant partisans d’une fédéralisation, voire d’un rattachement de leur région à la Russie, et partisans de l’intégrité territoriale ukrainienne.
« Les partisans du fédéralisme sont une minorité, tempère Leshchenko. La majorité des manifestants ne remet pas en cause l’unité territoriale. En revanche, ils ont peur et veulent que leurs droits et intérêts soient respectés par le nouveau pouvoir à Kiev.» Pour le chercheur, tout dépend donc de la manière dont les autorités ukrainiennes vont prendre en considération ces populations de l’Est. « À Donetsk et Dniepopetrovsk, les nouveaux gouverneurs, très loyaux aux nouvelles autorités de Kiev, commencent à reprendre le contrôle », note-t-il.