Migrants : Sur les pas d’un invisible

29 octobre 2014  |  dans France, Société

©Richard Volante

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Combien de migrants à la rue à Rennes ? Aucun chiffre précis. Mais on peut les estimer à plusieurs centaines. La nuit, ils dorment dans des squats, des hébergements d’urgence ou à la gare. Dans la journée, ils errent à travers la ville. Invisibles. Parmi eux : Nasîm, un jeune Afghan de 20 ans.

Nous retrouvons Nasîm* place de la République, un début d’après-midi. L’air est frais, les passants se pressent vers la bouche de métro. Lorsqu’on lui propose de l’accompagner dans les rues qu’il arpente quotidiennement, il s’étonne. « Pourquoi ? Vous les connaissez déjà. Vous êtes rennaise, non ? » interroge-t-il. Oui, mais nous aimerions savoir où vont les migrants et comment ils appréhendent la ville. Un peu méfiant, Nasîm accepte. « Mais elle est bizarre votre idée » sourit-il. Notre déambulation commence rue du maréchal Joffre. Tout en jetant un œil aux vitrines des magasins, nous discutons de sa situation. Nasîm est Afghan. Arrivé à Rennes fin 2011, il attend depuis un an que la cour nationale du droit d’asile (CNDA) examine son recours. Comme les trois quarts des demandeurs, il a été débouté en première instance. Tant que la CNDA n’a pas rendu son verdict, il n’est pas expulsable. Mais la vie n’est pas rose pour autant. Pas de logement, pas de travail, pas d’argent : l’horizon de Nasîm se limite à la débrouille et au pavé rennais.

Se fondre dans la foule

©Richard Volante

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Nos pas nous mènent vers la médiathèque des Champs Libres. C’est un des endroits préférés de Nasîm. Il y passe de longues heures à lire « un peu de tout ». « C’est tranquille, personne ne parle. Et on peut aller sur Internet » explique-t-il. Lorsqu’il n’est pas à la bibliothèque, Nasîm marche dans le centre-ville qu’il connait par cœur. Ses lieux de prédilection ? Le quartier du Colombier et les alentours de la place Sainte-Anne. Le jeune homme passe également du temps au centre commercial Alma. Il n’a pas un centime à y dépenser, mais il apprécie de s’y fondre dans la foule. « J’aime bien cet endroit. Les magasins, c’est joli » se justifie-t-il en souriant. Et l’on n’a pas de mal à l’imaginer faire du lèche-vitrine, tel un passant lambda.

Qui pourrait se douter, en effet, que ce jeune homme propret, si poli et si discret, est en réalité en train de combler le vide de sa journée sans avoir l’assurance de retrouver un logement précaire pour la nuit ? Et il n’est pas le seul à déambuler ainsi dans les rues de Rennes. Sur notre court trajet entre la place de la République et l’esplanade du général de Gaulle, Nasîm s’arrête à cinq reprises pour saluer des connaissances. Presqu’à chaque fois, il s’agit de jeunes migrants comme lui. Ont-ils des papiers ? « Ça je ne sais pas, je ne leur demande pas » s’écrie-t-il. « On ne parle pas de ça. On se dit « salut, ça va », on parle d’autres choses mais ça non, on n’en parle pas ». La confiance et la solidarité, deux notions compliquées lorsque le quotidien s’apparente à de la survie.

Exilé depuis l’enfance

Nasîm a passé près de la moitié de sa vie en exil. Il n’avait que 13 ans lorsqu’un cousin l’a aidé à fuir l’Afghanistan, seul, à la mort de ses parents. Sa famille a été victime des affrontements entre les talibans et les forces de l’Otan qui ont tués 1523 civils cette année là, selon le décompte de l’ONU. L’adolescent a alors entamé un long périple des confins de l’Iran à la Turquie, puis à travers l’Europe. Il a connu les boulots au noir dans le bâtiment, la restauration, la construction des routes. Il a fait partie de ces milliers de migrants qui ont tenté leur chance à Calais pour rejoindre l’Angleterre. Après plusieurs tentatives avortées, il a finalement atteint la Grande-Bretagne. Là-bas, il a d’abord pu bénéficier de l’aide apportée aux mineurs étrangers : une chambre d’hôtel et quelques mois à l’école. Puis il a commencé à travailler, là encore au noir, tout en étant logé chez un ami. « J’allais dans les restaurants, je demandais à travailler. S’il y avait du boulot ils me disaient oui, ils ne demandaient pas les papiers. Il y avait aussi plein de Pakistanais et d’Indiens qui faisaient comme ça » raconte Nasîm. Mais les traumatismes de ces années d’exil remontent à la surface. Le jeune homme ne dort pas, il a « mal à la tête ». Il consulte un médecin et, de fil en aiguille, est interné en hôpital psychiatrique. Un nouveau choc. Terrorisé par l’idée d’être pris pour un fou et d’être renvoyé en Afghanistan, il s’enfuit à nouveau. C’est ainsi qu’il arrive à Saint-Malo puis à Rennes.

Géographie associative

©Richard Volante

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Comme la grande majorité des migrants de passage dans la capitale bretonne – 1465 demandeurs d’asile se sont enregistrés à la préfecture en 2012 – Nasîm ne pourrait pas survivre sans les associations. Très nombreuses et actives à Rennes, elles jalonnent le parcours de ces exilés à travers la ville. Nasîm se rend ainsi le mercredi après-midi à l’accueil de jour organisé par le Secours catholique, rue Louis Guilloux. Le jeune homme bénéficie d’une carte de transports gratuite fournie par le centre départemental d’action sociale.

C’est donc en bus que nous nous rendons sur place. Le lieu est un véritable havre de paix pour ces migrants en insécurité permanente. Ils sont une trentaine à boire un café ou un thé, assis dans la salle commune. La plupart, ce jour là, sont des hommes et des femmes seuls venus d’Asie, du Caucase ou d’Afrique. On croise aussi quelques couples. Certains discutent tranquillement. D’autres se reposent, baignés par la lumière du soleil d’hiver qui filtre à travers les baies vitrées. Ceux qui le veulent peuvent prendre rendez-vous avec les bénévoles pour faire un point sur leur situation (voir encadré ci-dessous). Nasîm, lui, est venu pour voir ses amis. Ils s’échangent des cigarettes, se prêtent leur téléphone portable. Aucun ne peut payer de forfait, mais ils ont tous une carte rechargeable de l’opérateur Lycamobile. « C’est gratuit quand on appelle un autre numéro Lycamobile » explique Nasîm.

Une vie sans argent

Son quotidien est ainsi rythmé par ses rendez-vous dans les associations. Le Secours populaire, situé près du cimetière de l’Est, est un de ses principaux soutiens. C’est là-bas que Nasîm se rend pour manger, s’habiller et prendre des cours de français. Il y est même bénévole, plusieurs matinées par semaine. Pour prendre une douche ou laver son linge, il se rend à Puzzle, un lieu d’accueil dédié aux SDF et financé par les pouvoirs publics. Mais le jeune homme ne s’y attarde jamais. « Il y a beaucoup de gens avec de l’alcool et des chiens. Je n’aime pas trop, c’est bizarre » décrit-il. Faire cohabiter migrants et SDF est la grande difficulté des structures destinées aux personnes en difficulté. Car s’ils partagent les mêmes besoins, ces deux publics sont totalement différents. Nasîm suit aussi les ateliers de lutte contre l’illettrisme dispensés par les Restos du Cœur et fait du théâtre dans un centre social. Mais ce qu’il voudrait, c’est travailler. Avoir un salaire et un toit. « Pourquoi je ne peux pas? » ne cesse-t-il de demander. À cette question, personne ne lui apporte vraiment de réponse. Et pour cause : l’accès au travail, très réglementé, est un véritable casse-tête pour les demandeurs d’asile. Or les associations n’ont ni le temps, ni les compétences pour accompagner les migrants dans ce maquis juridique.

Seul face à des structures débordées

©Richard Volante

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C’est normalement le rôle de structures financées par les pouvoirs publics comme la plateforme d’accueil pour les demandeurs d’asile (Pada). Mais celle-ci est débordée. Elle gère donc en priorité les familles. Les hommes célibataires comme Nasîm peuvent rarement bénéficier de son aide. Il en va de même pour l’hébergement en centre d’accueil pour les demandeurs d’asile (Cada). « A chaque fois que j’y vais ils me disent non, il n’y a pas de place pour toi » s’agace Nasîm. Avec seulement 400 places dans le département pour plus du double de migrants, la situation est ingérable. Pour dormir, Nasîm appelle le 115 ou dort en squat quand une place s’y libère. En théorie, tout existe pour prendre en charge la population migrante. Mais dans les faits, nombre d’entre eux se débrouillent seuls. Deux ans après son arrivée à Rennes, Nasîm oscille entre la frustration et l’incompréhension. Son avenir, il essaye de ne pas y penser. Mais si la France lui refuse à nouveau le droit d’asile, il reprendra peut-être la route. Pour tenter sa chance ailleurs, à nouveau.

* Son prénom a été modifié

 

L’accueil de jour, une parenthèse dans l’errance

Le Secours catholique a été le premier, en 2006, à organiser un accueil de jour dédié aux migrants. Tous les mercredi après-midi, ceux-ci peuvent rencontrer des bénévoles pour faire le point sur leurs démarches administratives, solliciter une petite aide financière ou tout simplement s’installer au chaud. Cet accueil est distinct de celui réservé aux SDF, le lundi après-midi. Le Secours catholique a en effet du séparer ces deux publics. « Ils ont des besoins qui se ressemblent mais leur cohabitation est très difficile. Les migrants ne demandent qu’à être intégrés alors que les SDF sont en voie de marginalisation » explique Alexis Garnier, délégué départemental. L’association le constate tous les matins lorsqu’elle ouvre sa bagagerie aux sans abris. « Les familles ont peur des SDF et de leurs chiens. De leur côté, ceux-ci vivent mal l’arrivée massive de ces migrants dans une structure qui, au départ, leur était destinée. Des amitiés peuvent naître mais il y a aussi de l’agressivité, de la violence. L’ambiance est tendue dans nos locaux et nous le vivons mal » témoigne-t-il.

Confronté à la même réalité, Puzzle, le lieu d’accueil pour sans abris géré par l’association Sauvegarde de l’Enfant à l’Adulte (SEA 35), a ouvert mi-novembre une permanence spécifique qui peut accueillir une vingtaine de familles migrantes le matin du lundi au vendredi. De nombreuses associations se disent aujourd’hui débordées par la situation. Le Mrap tient ainsi deux permanences hebdomadaires pour informer les migrants sur leurs droits. « Nous n’arrivons plus à faire face » alerte Carole Bohanne. La militante anime également l’association un Toit c’est un droit qui réquisitionne des logements vides pour cette population. « Nous essayons de pallier aux carences de l’Etat. Mais il n’y a pas d’accompagnement social dans un squat » rappelle-t-elle. Le manque de moyens attribué par l’Etat pour la prise en charge des demandeurs d’asile, dont il est légalement responsable, est en effet criant en Ille-et-Vilaine. Mais à cette population s’ajoute celle des sans-papiers. D’où le phénomène de saturation dans la métropole rennaise.