Femmes rangers  : quand la Thaïlande règle sa guerre civile au féminin

26 février 2015  |  dans International

Jeunes recrues rangers féminines à l'entraînement. © Moland Fengkov/Haytham Pictures

Jeunes recrues rangers féminines à l’entraînement. © Moland Fengkov/Haytham Pictures

Elles sont un millier environ à revêtir l’uniforme militaire et à aller combattre sur le terrain. Comme les hommes. Depuis quelques années, la Thaïlande a recours aux femmes militaires dans le Sud du pays, convaincue qu’elles sont plus adaptées à la résolution pacifique du conflit. Reportage auprès de ces rangers.

Une musique entraînante parvient d’un ordinateur branché sur une table. Le laptop diffuse de la pop connue de tous. De jolies jeunes femmes, maquillées et cheveux savamment attachés, chantent sans complexe sous une halle en extérieur, micro à la main devant les paroles qui défilent sur l’écran. Ambiance détente, mais dans une chaleur étouffante. Étonnamment, nous ne sommes pas dans l’un des nombreux karaokés du pays, qui émaillent si souvent les rues thaïlandaises et dont les habitants sont friands, mais dans la base militaire du 44eme régiment de Pattani. Et ces chanteuses improvisées ne sont autres que les 53 militaires féminines de la base, parmi 249 militaires. Aujourd’hui, c’est dimanche, et surtout la journée du mois « où sont fêtés les anniversaires », explique  Mum, officier de 32 ans en place à la base depuis plusieurs mois. Résultat : hommes et femmes ensemble, dans une ambiance détendue, et à volonté, du poulet frit, des boissons multicolores légèrement industrielles et du riz parfumé. Il faut dire que la pression est à son comble, et que les moments informels sont nécessaires pour décrocher, déstresser. Pattani, district de l’extrême Sud de la Thaïlande, est l’une des trois provinces insurrectionnelles du pays. Depuis 10 ans, une guerre civile qui ne dit pas son nom impose une situation d’urgence aux citoyens. La situation est explosive, au sens propre comme figuré : la présence militaire, jusqu’à 30 000 soldats dépêchés sur place, est censée faire face à la poussée insurrectionnelle due à l’émergence de groupuscules indépendantistes qui ne reconnaissent pas les autorités thaïlandaises. En 1909, le royaume de Siam (de Thaïlande) a annexé ces provinces musulmanes, autrefois malaises. Depuis, un malaise s’est emparé de la population locale, qui a du faire face à une vaste politique d’écrasement du yami (langue locale, ndla), comme de l’islam, extrêmement minoritaire à l’échelle du pays. En dix ans, plus de 6000 personnes ont été victimes d’attentats, sous différentes formes, déclenchés par la radicalisation d’une petite frange de la population, révoltée contre le pouvoir central considéré comme « oppresseur ».

Les femmes n’étaient qu’une vingtaine il y a encore quelques années. Mais le colonel Suwat Thongbaï, qui supervise la base militaire, reconnaît qu’il s’agit bien d’une stratégie de l’Armée. « Engager des femmes est un signe positif envers les populations : lors des contrôles, elles peuvent effectuer des fouilles, alors que des militaires hommes n’oseront jamais fouiller une femme voilée, par bienséance », explique-t-il. Cette stratégie se concrétise sur le terrain par environ 1000 femmes en mission dans le Sud du pays, depuis 7 ans, qui contrairement aux autres femmes militaires, ne travaillent pas dans des bureaux ou pour l’administration. Ces rangers sont sur le terrain, mais ont l’obligation « de garder le sourire » en toute circonstance. Ce n’est pas du machisme, mais une recommandation adressée aux hommes comme aux femmes pour gagner le précieux sésame : la confiance des populations locales.

Femmes rangers effectuant un contrôle routier. © Moland Fengkov/Haytham Pictures

Femmes rangers effectuant un contrôle routier. © Moland Fengkov/Haytham Pictures



Vers une féminisation des effectifs ?

Tata est l’une des soldates du 44e régiment. Sa particularité ? Être la première musulmane à avoir été recrutée. Sa fierté. L’Armée, là encore, a bien vu l’intérêt de recruter des femmes locales pour améliorer le rapport à la population. Cheveux de jais et lentilles de contact violet qui contrastent fortement avec son strict uniforme kaki, Tata, 30 ans, est la leadeuse du groupe. Pleine d’énergie, le rire facile, la jeune femme est militaire depuis 7 ans. « Mon idole, c’était mon père, assène-t-elle. Mais il a été assassiné par des terroristes. » Dès lors, elle décide de devenir militaire. « Pour venger mon père et aussi pour me rendre utile à mon pays. Je parle la langue locale, je savais que ça aiderait à résoudre les problèmes des gens. » Tata est fière de « faire partie de cette première génération de femmes rangers. »
Dans son entourage cependant, les réactions sont variées : certains de ses amis sont fiers d’elle et de son engagement, d’autres ont peur pour sa vie. La société thaïlandaise, encore traditionnelle, exprime des réticences sur l’enrôlement des femmes militaires. Tarissa, 34 ans, en a fait les frais. « J’adore mon métier, et aujourd’hui, je n’ai plus peur car je me dis que finalement, tout le monde peut mourir n’importe quand », lâche la jeune femme, philosophe. Elle qui voulait embrasser une carrière militaire depuis son plus jeune âge, s’est heurté au refus familial. « Mes parents ont refusé, c’était impossible pour eux que je devienne soldate. J’ai dû fuir de chez moi pour parvenir à mon but ! Encore aujourd’hui, même en étant une ranger, ma mère est toujours en colère contre moi. Ça ne passe pas », raconte-t-elle, à regret.

Quand elle est à la base, Tata se relève les cheveux mais ne porte pas son voile, c’est la règle de l’armée thaïlandaise. En revanche, elle ne sort pas de la base sans arborer son gilet pare-balle qui écrase sa silhouette. Mais de retour chez elle, dans son village, elle « reporte le voile. Je respecte Allah même sans le voile, mais l’islam est strict dans les province du Sud, donc je n’ai pas trop le choix. » Une vocation pour Tata, musulmane pratiquante et patriote, qui attend toujours l’amour. « Le fait d’être militaire fait peur aux hommes, car la femme thaïlandaise est un mélange de douceur et de dureté ! », estime-t-elle. Et elle éclate de rire, comme à son habitude.

Si l’ambiance est à la fête aujourd’hui, les rangers ne chôment pas une seule journée. Les nouvelles recrues, comme Pornicha, 26 ans, se dirigent vers l’autre bout de la base, afin d’apprendre à manipuler les armes, des HK 33, plus légers que les M16, avec plus d’habilité. Pornicha, cheveux coupés au bol, a toujours voulu être soldate. Elle vient du Nord du pays, loin, très loin du conflit septentrional. « J’ai vu sur Facebook que l’Armée cherchait de nouvelles recrues femmes. Je n’ai pas hésité une seconde. Je dois m’entraîner dur pour réussir. » Prête aux sacrifices, elle reconnaît qu’elle n’a même « pas le temps de communiquer avec ses amis et ses parents. » Sauf le dimanche, off, où les femmes militaires peuvent se permettre de rêver un peu sur leurs lits recouverts de peluches, d’accessoires et de rouges à lèvres…

Elles sont donc cinq, sous un soleil de feu, à suer à grosses gouttes et à répéter les ordres que le formateur leur communique. « En joue ! », crie le formateur. « Prêt à tirer ! » Avant, arrière, elles réalisent les figures classiques du combat. Parfois corrigées, elles améliorent petit à petit le port de leur fusil d’assaut, leur rapidité à réagir en cas de situation de crise. « Chaque action doit sembler déterminée et puissante. Elles doivent respirer fort, sembler solides et déterminées », explique-t-il.
« Après 25 jours de formation, elles tirent pour de bon », explique encore  Mum, l’officier en charge de la communication. Pornicha qui plaisantait cinq minutes auparavant n’a plus du tout le sourire aux lèvres. Comme ses consœurs, elle garde en tête le danger environnant. « Il y a deux ans, des femmes ont été attaquées quand elles rentraient d’une mission en extérieur. Les deux ont été blessées. Depuis, l’une des deux a quitté l’Armée avec une pension d’invalidité, et l’autre a démissionné il y a 3 mois, traumatisée. Elles ont été prises en embuscade par des tireurs cachés, armés de M16 qui ont tiré sur elles alors qu’elles étaient dans un camion. » Ce récit glaçant, les femmes militaires l’ont toutes en tête. Parfois salutaire, pour continuer à rester sur ses gardes, comme les hommes le font depuis dix ans. « Le fait que des femmes soient entrées au sein de l’Armée a permis de changer le regard des hommes sur nous. Personnellement, je voulais aussi prouver que j’étais capable de faire la même chose qu’un homme », explique Wylala, jeune militaire de 25 ans, à la dégaine de garçonne.

Femmes rangers effectuant une visite et animant des jeux dans une école musulmane. © Moland Fengkov/Haytham Pictures

Femmes rangers effectuant une visite et animant des jeux dans une école musulmane. © Moland Fengkov/Haytham Pictures



6000 morts civils en 10 ans

Les sorties se déroulent dans des conditions ultra-sécurisées. « Les terroristes sont mieux organisés que nous, lâche Mum. Car dès qu’on résout un problème, ils en rajoutent un nouveau. » Pour des questions de sécurité, les puces des téléphones portables sont désactivées dès la frontière des trois provinces insurrectionnelles passée. Il faut se déclarer auprès des autorités pour ouvrir une ligne. « Les terroristes font exploser les bombes à distance désormais », explique encore le militaire. Lors de la surveillance des check-points, qui sont légion dans la région, environ tous les 500 mètres, les rangers tentent de désamorcer les tensions. « Environ 4 à 5 véhicules posent problème par mois  seulement », détaille Mum. Des voitures répertoriées comme dangereuses, transportant des drogues, comme des amphétamines, ou pire, des armes.

En dehors des missions de sécurisation et de contrôles, les femmes militaires ont un rôle social à jouer. Régulièrement elles se rendent dans des écoles pour se faire connaître des populations locales, parfois hostiles au premier abord. Tata est une bonne militaire en même temps qu’une carte stratégique à jouer. Sa hiérarchie le sait bien. C’est elle qui dirige aujourd’hui une sortie dans l’école voisine. Après un court trajet en blindé, heureusement climatisé, et par les hublots duquel défilent les palmiers et autres arbustes luxuriants, le régiment débarque dans un établissement installé au bord même de la plage. Ici les élèves, garçons et filles dans des classes séparées, sont tous habillés de rose.
L’arrivée des militaires ne semble pas déranger les enfants, mais l’image est déroutante : au milieu du sable blanc, d’une eau qui se profile comme turquoise, un blindé, planté comme un vestige antique, entouré de points roses qui s’agitent, curieux. Les élèves sont fascinés par cette arrivée impromptue.

Dès le plus jeune âge, les femmes militaires ont intérêt à se rendre familières. Message ? « Nous ne sommes pas vos ennemies. » Une façon de redorer l’image de l’Armée, entachée par des scandales d’exactions ou d’exécutions arbitraires de supposés terroristes qui n’ont pas eu droit à un vrai procès. « Les ONG sur place ne sont pas vraiment de notre côté, elles estiment que nous sommes aussi mauvais que les terroristes. Elles pensent que si l’on partait, la situation serait meilleure, révèle Mum. Mais pour les innocents tués, on doit rester. »
« Maintenant vous allez tous chanter une chanson ! », lance Tata à la foule. Avec son micro, on dirait une one woman show en plein spectacle. Visiblement, elle adore ça. Et les enfants le lui rendent bien. « Venez nous voir souvent ! », demande une petite fille voilée. Tour à tour, les jeunes chantent un air en yami, et l’un se lance dans « It’s a small world ». Succès et applaudissements à la clé. « Je vous soutiens et j’espère qu’un jour, il y aura la paix », lance un autre. « Merci et battez-vous, battez-vous, battez-vous pour le peuple thaïlandais », balance un troisième.

Femmes rangers dans un véhicule blindé. © Moland Fengkov/Haytham Pictures

Femmes rangers dans un véhicule blindé. © Moland Fengkov/Haytham Pictures

Une enfance particulière, sous le sceau de la violence.

Tata est fière des évolutions de leur travail sur le terrain. « Avant les gens avaient peur de nous », persuadés que tous les militaires étaient des brutes ou synonymes de mort. « Maintenant, ils nous font plus confiance. Ce que je préfère ? Me dire que je fais partie de leur vie, et que j’ai une place dans leurs cœurs », s’épanche Tata, consciente néanmoins que la situation peut se dégrader d’une journée à l’autre. « Bien sûr, il y a aussi des moment très durs. Quand les gens que l’on connaît meurent : surtout des policiers, des professeurs (régulièrement pris comme cibles, car perçus comme des symboles du pouvoir thaïlandais par les indépendantistes, ndla) », explique Tarissa. Pour faire bloc, les femmes du régiment 44 se soutiennent beaucoup. « Quand elles ont du temps libre, il n’est pas rare de les voir s’aider à se faire des brushing, à prendre soin d’elles et s’amusent à se prendre en photo », raconte Mum. Il n’est pas rare en effet de surprendre un selfie d’elles posté sur les réseaux sociaux. Comme toutes les jeunes femmes de leur époque, elles sont ultra-connectées : les contrastes sont saisissants entre le civil et la tenue militaire. Jesta, 33 ans, a punaisé précieusement au-dessus de son lit la photo de son mariage : elle porte beau sa robe blanche de princesse. On dirait une autre femme. Pour cette mère de deux enfants, sa mission compte énormément. « J’adore les enfants et les bébés, raconte la jeune maman. Mais je voulais revenir absolument à la base après mon congé maternité. » Et c’est comme ça qu’elle se retrouve en mission « école » ce jour-là. Armée. « Je ne me sers de mon arme que lors des patrouilles », précise-t-elle. Elle tient grâce à la présence de sa famille dans les environs. « Je passe le week-end avec mes enfants, mais je ne manque jamais une seule responsabilité face à mes devoirs de militaire », assure-t-elle. Motivées, toutes ces rangers ? Sans aucun doute. Mais de retour à la base, après plusieurs heures passées à l’école, les femmes retrouvent les joies de la hiérarchie, et sans étonnement, ce sont elles qui préparent les dîners copieux des colonels et autres généraux, se faisant discrètes au moment du service…
Pourtant, elles prennent leur engagement très au sérieux. Peut-être encore plus que les hommes. Tata est l’une des plus motivées de la bande. « Je continuerai à être militaire jusqu’à ce que la situation s’améliore », affirme-t-elle, de sa voix déterminée. La jeune femme risque de passer longtemps au 44e régiment : les négociations entre les autorités thaïlandaises et les groupuscules indépendantistes sont au point mort, continuant à prendre les populations civiles en otages.