A Pyla, Turcs, Grecs mais Chypriotes avant tout

9 mars 2015  |  dans International

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Alors que Chypre est divisée en deux depuis 1974, Pyla, petit village d’irréductibles résistants,  continue d’abriter Chypriotes grecs et turcs. Une exception dans l’île. Mais dans ce no man’s land aujourd’hui paisible, les deux communautés cohabitent plus qu’elles n’habitent réellement ensemble.


Comme tous les jours, Christophoulos Zabidis, 80 ans, un Chypriote grec au visage joliment ridé et aux cheveux blancs gominés, en chemisette impeccablement repassée, brave la chaleur déjà étouffante de la matinée et parcourt les quelques centaines de mètres qui séparent sa maison de son “kafenéio” (café en grec, ndla). Son nom ? La Macédoine. L’écriteau est en caractères grecs. Christophoulos s’y assied toujours sur la même chaise en paille, commande un café à Rotsas, le propriétaire, la petite quarantaine qu’il salue de sa voix légèrement éraillée, et profite, quand il fait vraiment trop chaud, des ventilateurs extérieurs accrochés au plafond. A l’intérieur du café, de vieilles photos d’indépendantistes grecs en noir et blanc rappellent le passé colonial de l’île, et une petite vierge en plâtre trône au milieu de la petite salle bleue, entourée de bougies allumées. Nous sommes du côté orthodoxe du village, avec sa dose de saints et d’icônes.

De son côté, Ahmet Msakale, un autre habitant de Pyla aux petits yeux malins, 76 ans, débarque lui aussi au café. Tous les jours sauf quand il va rendre visite à ses filles, installées en zone Nord. Mais lui s’installe à celui d’en face, à la terrasse du “café turc”, où il rejoint son groupe d’amis, en chemisettes et chaussures ouvertes. Au programme, discussions interminables, animées, et “tvala”, backgammon en turc, un jeu de hasard pratiqué sur un tablier qui se joue avec des dés. Il s’installe sous un porche centenaire, aux lourdes pierres de marbre. Au plafond des poutres foncées qui confèrent un charme pittoresque, presque médiéval au lieu. Les pions sont balancés, les voix s’échauffent, les parties s’enchaînent, tout comme les tasses de café, qui défilent à la même régularité, dans les deux cafés. Autre point commun, pas l’ombre d’une femme, ni du côté grec, ni du côté turc : la culture méditerranéenne n’en fait pas des endroits pour elles, qui restent plus volontiers à la maison.
Christophoulos et Ahmet sont nés dans le même village chypriote, Pyla, mais parce que l’un est grec et l’autre turc, ils ne se côtoient pas. Bien qu’ils soient allés à la même université américaine, ils ne passent pas leur temps ensemble. Toute la journée, ils restent au café avec leurs compatriotes respectifs, se voient de loin mais ne se saluent pas. D’un côté du village, le café, cette boisson pourtant nationale, est appelé “grec”, de l’autre, “turc”, mais d’où qu’on le boive, ce marc brun dilué dans un peu d’eau brûlante laisse, indifféremment, de fins grains de café sur la langue. Rugueux. Un peu comme le contexte politique général de cette île coupée en deux.

L’exception Pyla

Pyla fait pourtant office d’exception dans un pays coupé en deux : il est le seul village de la partie Sud où les deux communautés, grecques et turques, continuent de cohabiter. Politiquement, il est présenté par Nicosie comme le modèle d’une cohabitation pacifique. 1300 habitants, 900 Grecs, 400 Turcs. Malgré un passé commun débuté en 1571 lors de l’arrivée des Ottomans, partout ailleurs dans l’île, les deux groupes n’ont pas résisté à la partition de l’île en juillet 1974. Depuis l’indépendance de Chypre du giron britannique en 1960, le vivre ensemble avait déjà été mis à rude épreuve. La Grande-Bretagne, dont Chypre était l’une des colonies depuis 1879 a commencé à sentir le contrôle de l’île lui échapper : des velléités d’indépendance secouent alors les rangs grecs, certains souhaitent se rattacher à la Grèce. En 1963, des violences interethniques se soldent par le débarquement de forces de paix l’année suivante. Progressivement, les deux communautés s’éloignent, se séparent. Quand la dictature des Colonels opère son coup d’État en Grèce, soutenue par la CIA qui voulait s’assurer, en pleine guerre froide, d’un régime pro-USA, la Turquie, mise en alerte, s’inquiète du sort qui serait réservé à la minorité turque dans un nouvel État rattaché à ce régime ultranationaliste. Le 20 juillet 1974, soit 5 jours après l’avènement du régime des Colonels, c’est le choc : la Turquie envahit Chypre Nord avec comme prétexte officiel de restaurer un gouvernement légal.

« Tout a changé partir de ce moment-là pour les Grecs comme pour les Turcs », lâche Christophoulos, l’ancien banquier à la retraite qui vit avec sa sœur. Face au chaos, prises en otage par des considérations politiques qui les dépassent, les deux communautés se voient dans l’obligation de quitter leurs maisons, leurs voitures, leurs terres, leurs entreprises. Tout. Beaucoup sont même tués pendant les affrontements. Les migrations forcées concernent 190 000 Grecs qui vivaient dans le Nord et se voient contraints de descendre au Sud. 50 000 Turcs laissent tout derrière eux pour rejoindre le Nord, dans des zones où ils seront protégés. Des communautés qui vivaient ensemble depuis près de trois siècles sont devenues des ennemis. Seul Pyla affirme une cohésion. Dans le climat délétère de l’époque, les leaders de chaque communauté appellent au calme. “ Nous nous sommes dit : notre rôle est d’adoucir les tensions ”, se rappelle Ahmet Msakale, alors militaire volontaire au sein de l’armée turque. “A quoi bon un mort qui aurait entraîné une cascade de violences ?” se souvient Christophoulos. Le village, situé sur la zone frontière, décide de rester uni. Personne ne pousse l’autre communauté dehors. “ Après 74, tous les noms des villages ont changé. Pas ici. Pyla est resté Pyla, car les gens ont continué d’habiter ensemble, » éclaire Baris, un étudiant de 21 ans d’origine turque et issu du village. Hassan Mehmet, 86 ans, se rappelle néanmoins de tensions, un café à la main. “ Dès 1963, les autorités grecques interdisaient aux Grecs d’aller acheter chez les Turcs, même pour de l’essence. En 1974, dans les villages voisins, les Grecs extrémistes disaient qu’il fallait nous emmener en prison ! », lâche-t-il, à la terrasse du café turc. Et d’évoquer les patrouilles de nuit des militaires grecs qui effrayaient tout le village. “ Les gens venaient se réfugier chez nous et le lendemain matin, repartaient « , rappelle Hassan. Déçu, il réalise qu’il a perdu une coupure de journal qu’il voulait nous montrer. “ Chaque année, une cérémonie commémore l’assassinat de 29 Turcs dans des villages par des Grecs en 1974. ” A Pyla, chacun y va de son expérience, de son humeur du jour, et, derrière les sourires de façade, l’histoire se réécrit au gré des interlocuteurs.

Christophoulos nuance : “ Le mouvement n’était pas contre les Chypriotes turcs mais contre la Turquie qui avait pris l’initiative d’envahir le Nord ”. Ahmet, de son côté parle de ces premiers temps de chaos, où, tour à tour, les Turcs et les Grecs se sont partiellement réunis à la base anglaise de Dekhalia, qui existe toujours. « Quand chacune des communautés est rentrée chez elle, on a constaté que tout était intact, que personne n’avait touché à nos affaires. Ce qui a instauré un climat de confiance. Peu à peu, la vie est retournée à la normale. Notre plus grand succès a été de calmer les choses pour éviter qu’elles ne s’enveniment.” Il se rappelle avec émotion un commandant grec qui lui a sauvé la vie. “Un officier Grec était venu en prétendant vouloir tuer tous les Turcs et ce commandant en question a refusé net. Pas question pour lui de toucher à des innocents. Aujourd’hui, c’est mon meilleur ami, et quand ma femme est morte l’année dernière, il a fait porter des fleurs », évoque Ahmet avec émotion. Au paroxysme des tensions, les journalistes du monde entier, de presse écrite, de radio, de TV débarquent à Pyla. Ils interrogent Ahmet et lui demandent pourquoi il ne veut pas partir. Et lui, badin, de leur répondre. “Vous voyez ce café ? On aime trop l’air d’ici, je ne peux le quitter pour rien au monde.” Il rit.

Quarante ans après, à la terrasse de ce même café où depuis 40 ans les habitants se remémorent les événements, Ahmet, qui a longtemps été le « muktar », l’équivalent du maire de Pyla côté turc, fonction héritée de l’empire ottoman, confie : “Aujourd’hui, on se consulte pour les décisions à prendre en commun, le maire grec, le maire turc. On privilégie le dialogue. Avant de partir, ma femme m’a dit : “Tu dois continuer à veiller et à protéger non seulement les Turcs, mais aussi les Grecs, les deux communautés.” Cette phrase semble lui être restée gravée. Ce ne sera pas chose facile : les habitants de la localité sont pris en otage par les autorités des deux pays. Les Turcs, par exemple, ne paient ni eau, ni électricité, ni les taxes pour l’enlèvement des ordures ménagères. La raison ? Les instructions de Chypre Nord, qui revendique une forme de désobéissance civique et la non-coopération avec les Grecs. Nicosie en a pris son parti et à décidé de ne pas les contraindre à payer pour apaiser la situation.

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Les ombres du passé

Pour prévenir toute nouvelle tension éventuelle et vérifier que le cessez-le-feu soit bien appliqué, un contingent des Nations Unies existe encore. Situé en plein milieu de la place principale du village, les clients des deux cafés contemplent, tous les jours, le drapeau bleu des Nations Unies flotter dans le ciel tout aussi bleu de Pyla. Un gros graffiti noir NU-129 vient confirmer que ce bâtiment blanc est militaire. Comme un rappel constant à l’histoire, une impossibilité gravée dans le firmament d’oublier les heures sombres du passé. Dès l’entrée de la “buffer zone”, la zone tampon dans laquelle est situé Pyla, près de la Ligne verte qui sépare le Nord du Sud, des panneaux précisent d’ailleurs l’impossibilité de prendre des photos. Et en effet, les militaires ne se privent pas de le repréciser aux éventuels curieux. On les voit évoluer, qui dans la petite cabine surplombant la place, qui aux jumelles, qui encore dans les trucks blancs des Nations Unies en train de patrouiller. 90 soldats slovaques se relaient, et toutes les nationalités sont passées ici. Dans cette zone où le calme est prédominant, savoir qu’il s’agit du plus long cessez-le-feu du monde étonne quelque peu. Mais officiellement, aucune solution, aucune paix n’a été signée entre les deux parties de l’île. “Aucun pays, ni l’Amérique, ni l’Angleterre n’a intérêt à la paix, affirme Tassos Sodiriou, 73 ans, un habitant de Pyla, familier lui aussi du café grec. Trop d’intérêts géostratégiques, le pétrole, et des bases militaires à disposition.” Résultat : surplombant le village, des militaires turcs rappellent leur présence à force de soldats : ils sont encore environ 30 000. Coté grec, une autre base militaire joue le même rôle, au milieu des collines désertiques.

Martin, un Irlandais en vacances ici avec sa femme Ann, sirote une pinte au café turc. Et ne se rend jamais au café grec, cela pourrait être mal pris. “Je préfère cette bière !”, plaisante-t-il, buvant une gorgée rafraîchissante du breuvage turc, Efes. « Mais surtout, je suis habitué à cet endroit.” En discutant un peu avec lui, on comprend que Martin n’est pas un touriste comme les autres. Il connaît bien la région : lui-même militaire de carrière, il a passé trois périodes d’un an dans la région, pour des actions de paix menées par les Nations Unies, avant même 1974, “quand les vrais problèmes ont commencé. On était sur place pour apaiser les tensions. On menait des patrouilles dans toute la région, les villages étaient déjà séparés”, se rappelle le soixantenaire tatoué en débardeur de rockeur. Depuis, il est tombé amoureux de Pyla, a sympathisé avec l’ancien propriétaire, “à qui je rapportais des cadeaux de Grande-Bretagne”, et revient chaque année, comme des centaines de concitoyens, qui débarquent en terrain conquis. La base militaire britannique de Dekhalia n’est d’ailleurs qu’à 5 km.

Car Pyla est en train de changer : partout sur les terrains arides qui encerclent le village, des maisons modernes et sans charme poussent comme des champignons. Les compagnies immobilières espèrent faire du business avec ces résidences de standing, à quelques kilomètres seulement des plages aseptisées de Larnaca, station balnéaire prisée mais sans charme. A Chypre, la crise est passée par là. Les appartements vides donnent l’impression d’une ville fantôme. Martin et Ann, dans ces conditions, n’ont pas du tout envie d’acheter. Sans compter, que, ils le rappellent, la question des propriétés est toujours d’actualité. Il est trop risqué d’acheter. “Si vous investissez dans un terrain, que vous construisez votre maison, qui ne vous dit pas qu’un jour, l’ancien propriétaire terrien, délogé en 1974, ne va pas pointer le bout de son nez et vous dire “Hey, c’est mon terrain!” Car Pyla, havre de paix relatif, n’est pas à l’abri des soubresauts politiques, et la question foncière pourrait bien freiner le développement du village. En effet, de nombreuses familles expulsées en 1974 essaient de faire valoir leurs droits, spécialement depuis que les frontières ont rouvert en 2004 et qu’elles ont la possibilité, enfin, de retourner voir leur ancien village, où leur maison peut aujourd’hui être habitée par des membres de l’autre communauté.

Deux écoles, deux mairies, deux lieux de cultes

Baris, 21 ans, cheveux longs et noirs, à la silhouette élancée, est né à Nicosie et fait ses études de langues là-bas, mais il revient pour les vacances et les week-ends dans le village. “Ici à Chypre, certains ne peuvent même pas imaginer ce que c’est d’avoir des Grecs ou des Turcs comme voisins. Au lycée, quand je disais que je venais de Pyla, mes camarades étaient surpris : ils connaissaient Pyla comme une exception”, explique-t-il. En effet, les journalistes du Nord comme du Sud continuent de voir en Pyla un village unique, un modèle pour certains. “Les relations sont cordiales, même si je n’ai pas de meilleur ami grec, au sens où je passerais tout mon temps avec lui, poursuit le jeune homme. Mais on se salue dans la rue, on a grandi ensemble.” Enfin, ensemble est un bien grand mot. A Pyla, il existe deux écoles, chacune régie par les lois chypriotes du Sud, ou du Nord, avec deux programmes spécifiques. Dans les cours de récréation, des drapeaux respectivement turcs ou grecs flottent entre les arbres. Et aucune connexion n’existe entre les deux établissements. Les nouvelles générations de Pyla, qui n’ont jamais vécu cote à cote ensemble, ignorent l’histoire : cela fait 40 ans que l’immense majorité des habitants chypriotes vit sans la diversité ethnique d’antan.

Pris dans un système bi-partite, Baris a par, exemple, deux cartes d’identités. “Quand j’ai un souci avec le côté grec, une demande de certificat de naissance ou de décès, je sais à qui m’adresser.” Mais pour d’autres secteurs, comme le travail, il peut contacter les autorités du côté turc. Un double système auquel il est habitué et qui ne semble pas le perturber outre mesure, rendu possible par le soutien pour le moment indéfectible de la Turquie à la partie Nord, sous perfusion turque, seul pays qui reconnaît son existence parmi la communauté internationale.
A Pyla, on l’aura compris, tout se dédouble. Les mairies, les écoles et même les lieux de culte : quand les cloches de l’une des trois églises orthodoxes résonnent dans les collines, le muezzin appelle à la prière. Baris raconte, qu’au “moment de Pâques, les voisins chrétiens viennent nous apporter des oeufs en chocolat. Ailleurs les religions divisent, mais ici, ce n’est pas le cas.”
De façon immuable, les hommes de Pyla continuent de prendre leur café quotidien, de parler politique, d’espérer une réconciliation. Un jour. Tassos, au caractère bien trempé, y croit dur comme fer. “On n’a jamais cessé de répéter qu’on a la paix ici”, lâche-t-il fièrement, assis au café grec. Pour lui, la solution serait un seul gouvernement pour deux fédérations, “afin que chaque communauté ait droit et accès à tout.” Pas si simple, vu les tensions politiques et l’esprit borné des deux côtés, dont aucun ne semble prêt à faire de concession. Mais “si on perd l’espoir d’une vie meilleure pour les nouvelles générations, on perd tout.” A Pyla, comme nulle part ailleurs à Chypre, le temps semble avoir été suspendu à cette année 1974 qui a tout changé.

L’enseignement de l’histoire, un outil politique

“Dans des pays comme le nôtre, l’histoire a toujours été un outil politique pour construire une identité nationale, instrumentalisée pour légitimer et justifier les raisons.” Melem Onurkan Samani, professeur d’histoire chypriote d’origine turque, est formelle. Malgré un passé commun, les officiels de chaque côté entretiennent soigneusement une vision contradictoire des faits. « Encore aujourd’hui, les deux Chypre ont leurs programmes scolaires respectifs, qui appellent à rester sur ses gardes face à l”ennemi.” 1974 est l’année charnière. “Du côté turc, les programmes se concentrent sur les lois ottomanes, l’histoire musulmane, évoquent peu les Chypriotes grecs. Tandis que du côté grec, les Turcs ne sont évoqués qu’en termes négatifs ! Les livres essaient de montrer combien chaque communauté est victime de l’autre”, éclaire-t-elle.
Des prises de position qui sous-tendent tout un discours national, qui serait fragilisé par la reconnaissance d’une situation plus nuancée. “Les Turcs affirment que Chypre, à l’époque géologique, fut une part de l’Anatolie ! Mais pour les Grecs, l’île est grecque, alors que l’époque mycénienne remonte à 1400 av. JC” Tout est bon pour défendre ses positions. Nulle part une vision multiculturelle ne peut exister. D’où le but de l’Association de Dialogue Historique et de Recherche, basée à Nicosie, à laquelle appartient Melem Onurkan Samani. Le siège est situé dans le premier bâtiment de la zone tampon de Nicosie réhabilité pour devenir un vrai lieu “bi-communautaire.” Tout un symbole dans ce no man’s land où les anciens palaces et les maisons bourgeoises sont totalement à l’abandon et où aucun bâtiment ne peut être modifié, sauf autorisations spéciales des deux côtés. Dans les rangs de l’audacieuse association, des Chypriotes grecs et turcs, tous motivés par un souhait : “créer un espace entre des deux espaces hyper calibrés, celui de la possibilité d’un discours plus neutre”, déclare Melem Onurkan Samani. Car l’histoire doit raconter les histoires, des deux côtés.

Nicosie, dernière capitale divisée d’Europe

« Dernière capitale divisée d’Europe », c’est que l’on peut lire au bout de la rue Ledra, l’artère principale de la capitale chypriote, sur un panneau traduit en plusieurs langues. Appel au secours, volonté de pointer du doigt l’absurdité de la situation ? Au cœur du quartier historique de Nicosie, aux maisons en grosses pierres et aux grilles en fer forgé, la politique ressurgit, sans prévenir, entre deux boutiques de touristes et des cafés populaires. Un petit checkpoint de la République du Nord délivre un visa temporaire, vérifié au retour d’un bref coup d’œil par le côté grec au moment de refranchir la frontière. De l’autre côté de la Ligne verte, côté turc, l’ambiance de Nicosie se fait plus orientale, avec la somptueuse mosquée Selimiye, les marchés aux épices et les savons d’Alep vendus dans les échoppes. En 2003, la rue Ledra s’est ouverte, laissant enfin transiter les citoyens des deux côtés, conformément aux exigences de l’Union Européenne concernant l’adhésion de Chypre. Depuis, des centaines de Chypriotes traversent la ligne quotidiennement. Mais ce geste n’est pas anodin. “Pour certains de mes amis, cela signifie reconnaître la République de Chypre du Nord, reconnaît Louiza Hadjivasiliou de l’ONG Support, qui organise de nombreux événements de coopération bi-communautaires. Même pour moi, cela n’a pas été une évidence. Pour le faire, il faut penser à avoir son passeport sur soi. Il est étrange de traverser son propre pays !”, reconnaît la jeune femme.
La réunification de l’île reste une question brûlante des deux côtés. Des tentatives de réunification avortent régulièrement, chaque partie présentant de points de vue tranchés et inflexibles. En 2004, le plan Annan, du nom de l’ancien secrétaire des Nations Unies, avait pour but de réunifier les deux nations chypriotes au sein d’une même République chypriote unie fonctionnant sur la base d’un système fédéral où les deux communautés auraient été représentées. Le plan est rejeté par la partie grecque, et n’entre donc pas en vigueur. Mais dix ans après, les Chypriotes auraient tendance à penser différemment. Avec la crise économique terrible traversée par le pays, Louiza Hadjivasiliou avoue que certains verraient aujourd’hui les avantages matériels d’une réunification : « les infrastructures, les télécommunications coûteraient moins cher, et les deux fédérations feraient des économies substantielles”, explique-t-elle. Comble de l’absurde : à Pyla, un appel d’un portable grec passe par la Turquie pour aboutir. Et cela coûte très cher… Alors que l’interlocuteur peut habiter la maison d’à côté.