La flotte présidentielle part en vrille

9 mars 2015  |  dans Enquêtes

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Beuveries, harcèlement sur le personnel féminin… L’escadron d’élite chargé de convoyer les représentants de la République semble avoir perdu la boussole.

L’Etec, vous connaissez ? L’escadron de transport, d’entraînement et de calibration est l’unité militaire chargée du transport aérien du président de la République, des membres du gouvernement et des invités prestigieux de la France. Pour avoir l’honneur de convoyer ces hauts dignitaires, les quelque 180 pilotes, stewards et hôtesses de l’Etec passent des sélections drastiques. De Kaboul à Saint-Pétersbourg, des Bahamas au fin fond de la Laponie, ils peuvent décoller, sur un coup de fil, vers une réunion de crise, un sommet international ou le lieu de villégiature de leurs éminents passagers. On l’imagine aisément : l’équipage de cette flotte ultraselect – une dizaine d’appareils de haut standing, dignes de la meilleure aviation d’affaires – se doit d’être un exemple de professionnalisme.

Des photos sur Facebook

Or, selon nos informations, c’est tout l’inverse qui se passe. Petits chefs qui flirtent avec l’abus de pouvoir, dérapages alcoolisés, mépris des règles de sécurité… Les enfants gâtés de l’Etec ont, semble-t-il, perdu la boussole depuis pas mal d’années. C’est ce que dénonce Laura, 29 ans, qui avait intégré ce groupe d’élite en 2008. A l’automne dernier, cette hôtesse de l’air a été réformée pour « incapacité physique ». Quelques mois plus tôt, elle avait eu le courage d’alerter officiellement sa hiérarchie sur les comportements pour le moins inquiétants de certains de ses camarades. Au premier rang desquels les problèmes d’alcool.

« En mars 2010, par exemple, nous sommes allés à Pise, raconte Laura à Marianne. Le soir, comme d’habitude, nous avons fait la fête. Mais, le lendemain, alors que nous avions un ministre à bord, le pilote a été malade. Je n’ai pas tout de suite compris quand on m’a demandé un sac vomitoire. En fait, il avait trop bu la veille… » Il faut croire que l’incident n’était pas isolé : l’année suivante, dans un mail interne intitulé « RAPPELS » (que nous avons pu consulter), le capitaine Le Moal, l’un des plus hauts responsables de l’Etec, s’est senti obligé de sermonner ses troupes sur ce sujet. Avec des mots qui laissent pantois… « Concernant les escales, je suis évidemment d’accord que chacun profite et s’amuse ! Cependant cela ne signifie pas faire n’importe quoi… Par exemple : la consommation d’alcool sans aucune modération est inadmissible. Je vous rappelle que notre mission peut nous rattraper à chaque instant, aussi il faudra que l’on m’explique comment un personnel de cabine ivre peut assumer ses fonctions ! »

Le recadrage a-t-il eu l’effet escompté ? Pas sûr. Au gré de leurs pages Facebook, de nombreux membres d’équipage continuent de publier les photos de leurs virées arrosées lors des escales. Dernier lieu de beuverie en date : Singapour, ville étape de François Hollande lors de sa tournée dans le Pacifique, en novembre 2014, pour le sommet du G20 à Brisbane (Australie). A en juger par les mines pas très fraîches du personnel féminin, le réveil a dû être un tantinet difficile…

D’après le rappel des « interdictions » en mission – un autre mail interne daté de mars 2012 dont nous avons obtenu copie -, les consignes sont pourtant claires : la consommation de « boissons présentant un taux d’alcool supérieur à 15 % » est formellement proscrite. La tolérance pour les autres alcools ne vaut que si l’équipage a la « certitude que l’occurrence d’un départ dans les douze heures n’est pas possible ». « [A la] moindre suspicion ou possibilité de départ, le commandant de bord confirme l’interdiction totale de consommer de l’alcool ». Impossible également de « sortir de l’avion avec des boissons alcoolisées. » Sauf que, là aussi, il y a la théorie et la pratique… Laura rapporte l’existence d’un petit stratagème au sein des équipages : « Les bouteilles fermées étant comptées, le jeu consistait à en ouvrir un maximum pour les passagers puis à les récupérer à moitié pleines et les finir entre nous, à l’escale. On les planquait dans nos valises personnelles ou dans les racks, ces caissons métalliques qui servent à transporter les plateaux-repas. » Évidemment, pour la combine, il y a les bons et les mauvais clients : « Nicolas Sarkozy ne buvait pas une goutte d’alcool, du coup, son équipe ne demandait pas à boire non plus… Les pilotes n’étaient pas très contents. Alors qu’avec Chirac… »

La hiérarchie militaire pensait avoir trouvé la parade en obligeant les équipages à remettre les bouteilles vides à la fin de chaque vol. Quitte à ce que les hôtesses et les stewards jettent les restes de Ruinart et de Bollinger. Mais là encore cette troupe d’élite a trouvé le moyen de contourner la règle : « Les pilotes nous ont demandé de transvaser le tout dans des bouteilles d’Evian… » détaille Laura. Qui précise : « Ça pouvait aller d’une à 15 bouteilles, selon qu’on volait en Falcon ou en Airbus. Mais ça, à l’Etec, c’est juste pour l’apéro. Ensuite, les pilotes payent des tournées à qui veut. »

Comportements humiliants

Plus grave encore, cette unité appartenant à l’armée a visiblement un problème récurrent avec le personnel féminin. Une autre militaire – aujourd’hui réformée, comme Laura – évoque elle aussi son expérience douloureuse au sein de l’escadron VIP. Arrivée à l’Etec à 22 ans, fière d’être devenue une « hôtesse présidentielle », Nathalie* a rapidement déchanté. Elle raconte les vexations récurrentes de certains collègues, l’acharnement de ce sergent-chef qui la traitait sans cesse de « tire-au-flanc » et saisissait le moindre prétexte pour l’« humilier devant tout le monde ». « Beaucoup appellent l’Etec « le mini-Elysée », nous confie Nathalie. Ça monte facilement à la tête. Il y a des pilotes qui se prennent pour des dieux. Certains d’entre eux tombent vite dans le graveleux. » Les montages de photos et les vidéos décrivant les pilotes en super-héros et les hôtesses en « belles idiotes » sont régulièrement postés sur les réseaux sociaux. Un capitaine de l’Etec en a même fait sa spécialité. « Bizz prod » et sa page Facebook du même nom font la joie des mâles de l’Etec. Moins de cette secrétaire qui s’est étonnée récemment de découvrir son visage collé sur le corps d’une pin-up…

Dans son mail de rappel à l’ordre daté de décembre 2011, le capitaine Le Moal avait pourtant tonné : « Certains comportements déplacés plus ou moins récents envers le personnel féminin en mission ou à l’escadron ont été portés à ma connaissance […]. Cela est intolérable ! Je constate donc, parfois avec étonnement, que certains n’ont manifestement pas évolué au-delà du statut d’homme des cavernes ! […] Pour rafraîchir la mémoire d’Homo neanderthalensis du SASC [service des agents sécurité cabine] […], les blagues déplacées, les gestes tendancieux… sont inadmissibles au sein de l’unité ! (Je précise que cela est également valable pour les pilotes.) […] Pour conclure sur le sujet, tout le monde peut tomber « amoureux »… à condition que cela ne soit pas à chacune de nos escales et entre personnels de l’unité ! » L’autre courriel que nous nous sommes procurés insiste, lui, sur « l’interdiction d’échanger des rapports sexuels contre rémunération ». « Un membre d’équipage a failli avoir de gros problèmes en Afrique, croit savoir Laura, parce qu’il avait refusé de payer une prostituée. »

Dans le compte rendu militaire qu’elle a rédigé l’été dernier, Laura relate un autre épisode lors d’un voyage officiel en 2011, épisode pour lequel elle a saisi la Themis, la cellule de soutien mise en place par le ministère de la Défense pour lutter contre les violences sexuelles au sein de l’armée : « J’étais avec le capitaine S. et celui que j’appellerai son acolyte. Ils ont commencé à me faire boire des bières dans un pub. Nous sommes allés avec un autre pilote dans un bar en face et, une fois ce dernier parti, mes souvenirs sont plus flous. Je me revois dans le bar demandant à rentrer à l’hôtel encore et encore. Ils refusaient que je parte. Je me revois allongée sur une table, vomir aux toilettes et les supplier de me ramener. Et puis… Ça devient très flou. Dehors, le capitaine S. m’a attrapée par le bras pour m’embrasser. Il y avait une voiture. Ensuite, je me suis comme réveillée en plein milieu d’une boîte de nuit… Ils m’ont ramenée dans la chambre du capitaine S. Je me suis réveillée le lendemain, habillée mais sans souvenir. » Que s’est-il passé cette nuit-là ? Trois ans après les faits, Laura ne se rappelle que de ces « flashs ». Elle a malgré tout décidé d’en informer sa hiérarchie.

« La plupart des pilotes me traitaient avec dureté ou me draguaient, poursuit la jeune femme. Le capitaine G. m’envoyait régulièrement des textos en me proposant une aventure. Un jour, il m’a embrassée dans le cou. Le capitaine R. m’a carrément proposé des rapports sexuels, « seulement deux, trois fois » selon ses propres mots. Il a tenté de s’introduire dans ma chambre en escale… Une autre fois, en escale, toujours à Bruxelles d’ailleurs, je suis rentrée à l’hôtel. Vers 4 heures du matin, les capitaines S. et R. ont frappé à ma porte, enivrés, des bouteilles dans les mains. Je leur ai fermé la porte au nez. Ils ont appelé sur le téléphone de la chambre toute la nuit. »

Pendant la journée, les collègues de Laura servaient le président et ses ministres avec toute la discipline et la rigueur qui conviennent. Mais, le soir venu, le registre changeait du tout au tout. Au printemps 2009, à l’occasion d’une tournée de François Fillon, alors Premier ministre, aux États-Unis, Laura raconte que ses collègues l’auraient traînée dans un club de strip-tease de Washington, le Camelot Showbar, et se seraient amusés à lui faire glisser « des billets dans les sous-vêtements des serveuses » tout en lui enjoignant de participer au show. Les bars à filles sont souvent sur la feuille de route de nos bidasses volants. En février 2013, c’est au KM-19 que la fine équipe s’est retrouvée. Un club privé à l’esprit boudoir avec « son intérieur baroque, ses trois bars à cocktails et ses nombreuses chambres VIP pour karaoké et massages », dixit le site Web de l’établissement. Pendant que François Hollande, flanqué de quatre ministres et d’une quinzaine de chefs d’entreprise, discutait rapprochement économique et guerre en Syrie avec Vladimir Poutine, les joyeux drilles de l’Etec réchauffaient, à leur manière, les relations franco-russes.

A la suite du témoignage officiel de la jeune femme sur les comportements passablement limite de ses collègues, une enquête de commandement a été diligentée. Avec quels effets ? L’hôtesse du Falcon ne sera plus là pour le constater. En proie à une dépression, elle a été écartée des rangs. C’est par une ancienne camarade qu’elle a appris que son portrait avait été accroché à l’entrée de la base aérienne de Villacoublay pour que l’accès lui en soit interdit ! Choquée par cette nouvelle humiliation, Laura a contacté un inspecteur de l’armée de l’air qui a pris en compte sa demande et fait retirer la photo incriminée. Joints par Marianne, les services de l’armée ont botté en touche, évoquant les « nécessités de discrétion garantissant [la] sécurité » du personnel et « celle des autorités en déplacement ». Michel*, un ancien steward qui a travaillé sur « Air Sarko One », n’est guère plus bavard. « Il n’y a pas de bizutage à l’Etec, affirme-t-il. Avec la qualité des personnes qu’on transporte, ce n’est pas possible. En revanche, il y a parfois des erreurs de casting. » Comme dans un mauvais remake de Top Gun…

Leila Minano et Julia Pascual

* Les prénoms ont été changés