Passeur, un business en or

6 avril 2016  |  dans International

Passeurs à Izmir © Chris Huby/Haytham Pictures

Passeurs à Izmir © Chris Huby/Haytham Pictures

A Izmir, en Turquie, nous avons rencontré des trafiquants syriens qui affrètent des bateaux de migrants pour la Grèce. Achat de matériel, tarif et organisation de « pros » … Ils nous ont raconté les dessous d’un commerce très lucratif.

« Merde ! J’ai un groupe qui s’est fait arrêter à un check-point turc ! Le chauffeur s’est enfui, les réfugiés sont paniqués ! » Ali*, 25 ans, barbe courte et grands yeux noirs, raccroche son téléphone, tire nerveusement sur sa cigarette. « Je vais devoir attendre avant d’envoyer les réfugiés, cette histoire va me coûter au moins 15 000 dollars! » Le passeur fulmine, allume une nouvelle cigarette.

Assis autour de lui, ses collègues, Hassan* dit « le Pirate », Hussein* dit « l’Oncle » et Abdullah*, compatissent. « Ce sont les risques du métier, on ne peut pas gagner à chaque fois », commente le premier. Ce 15 septembre, il est 23 heures dans une ruelle sombre d’Izmir, sur la côte ouest turque, plaque tournante des migrants en partance pour la Grèce. Dans ce café discret, les visages s’effacent dans les volutes des narguilés, les voix sont couvertes par le commentaire du match de foot Galatasaray-Atlético Madrid. Là, loin des regards, ces trafiquants syriens se retrouvent pour des points quasi quotidiens. Un téléphone dans chaque main, les passeurs, qui se sont rencontrés en Syrie, évoquent le passé, agitent comme des trophées les photos de « clients » arrivés à bon port, enchaînent les clopes et, pour tenir, les canettes de Red Bull…

Des filières hyper organisées

Ali n’a pas dormi depuis soixante-douze heures. Dans ce laps de temps, cet ancien chauffeur de poids lourd de Deir ez-Zor – une ville située dans l’est de la Syrie, tombée entre les mains de Daech en 2013 et bombardée par la France le 27 septembre – a fait partir plus de 200 personnes sur cinq bateaux. Parmi eux se trouvait son frère : « Il a dû s’occuper d’une Syrienne qui a accouché sur la plage en Grèce ! Je n’en peux plus, c’est trop stressant ! » Très lucratif, aussi. En moyenne, le jeune Syrien empoche… 75 000 dollars américains (67 000 euros) par mois. « Des miettes, comparé à ce que touche mon patron, un Turc qui planque son magot chez lui. » Ali, Hassan, Hussein et Abdullah appartiennent à des réseaux concurrents et sont tous au service de patrons locaux. « En Turquie, c’est devenu le business numéro 1 de la mafia, les Turcs ne laisseront jamais un Syrien prendre le contrôle. En revanche, le personnel est syrien, ils ont besoin de nous car nous avons les réseaux et nous parlons arabe », explique Hassan. Le Pirate sait de quoi il parle. Originaire de la cité antique de Palmyre, aujourd’hui partiellement détruite, cet ancien vendeur en téléphonie s’est hissé au sommet de la hiérarchie en devenant le numéro 2 d’une des filières les plus importantes de la région. Le trafiquant n’en dira pas plus en présence de ses camarades, mais nous le retrouverons plus tard, à la terrasse d’un café du quartier Basmane, le QG des passeurs.

« Le Disneyland du migrant »

Dans ce quartier d’Izmir, chaque jour, des centaines de réfugiés négocient leur passage et s’équipent pour la traversée. Les affaires ont rarement été si florissantes. Au point que certains l’ont baptisé « le Disneyland du migrant ». Dans les vitrines, les mannequins arborent gilets de sauvetage, bouées et brassards pour bébé. Les marchands ambulants proposent des coques de téléphone imperméables tandis que les quincailleries vendent de faux billets pour tromper les passeurs. Une petite rue est même consacrée à la vente de bateaux gonflables. C’est là que nos trafiquants se fournissent : 5 000 dollars (environ 4 500 euros) pour un bateau, 5 000 dollars de plus pour le moteur. Quant au bureau Western Union, il est bondé de réfugiés en attente d’un virement, tout comme les hôtels et cafés. A tous les coins de rue, des Syriens, Irakiens, Jordaniens attendent les véhicules qui les conduiront vers les plages d’embarquement. Chaque réseau veille jalousement sur « sa » plage, parfois située jusqu’à 300 kilomètres d’Izmir, à cinq heures de route. Les rabatteurs et les chauffeurs ne se cachent pas et il n’est pas rare, à la terrasse des « cafés de passeurs » – dont les adresses sont laissées sur Facebook –, de voir des liasses de billets changer de main. Sur la place principale d’Izmir, les policiers turcs observent le petit manège des trafiquants. Hassan reste, dit-il, « toujours sur (ses) gardes ».

200 passeurs à Izmir

Chemise Armani, cheveux gominés et bague rouge étincelante, le Pirate bling-bling jette des coups d’œil à gauche, à droite. Personne ne semble faire attention à nous, mais Hassan affirme que « les caméras de surveillance sont partout, tout comme les policiers en civil ». Son chapelet musulman à la main – signe de reconnaissance des passeurs arabes d’Izmir –, il confie : « Il y a environ 200 personnes qui travaillent dans “le secteur” à Izmir. La concurrence est rude, mais le nombre de clients explose. Dans chaque bateau, il y a environ 45 personnes, chacun paye en moyenne 1 200 dollars, c’est gratuit pour les enfants de moins de 2 ans, et moitié prix pour les 2-10 ans. » Hassan en a conscience, les sommes qui circulent dans la station balnéaire dépassent l’imagination : « En moyenne, on touche 100 000 euros par jour, mais avec les rabatteurs, les chauffeurs, etc., on a une dizaine de personnes à payer. Et quand un employé se fait arrêter, il faut donner de l’argent pour le faire sortir, entre 4 000 et 10 000 dollars, selon le policier. » D’après les passeurs, qui s’informent sur Facebook, 22 bateaux au moins partiront d’Izmir cette nuit du 16 septembre.

« Parfois, ça finit en bagarre… »

Hassan s’interrompt, il vient de repérer des policiers en civil. Il paye et se lève. Nous marchons derrière lui, à bonne distance, en direction d’un autre café. A l’abri des regards, il poursuit : « La plaie du business, ce sont les accidents. Les réfugiés pilotent eux-mêmes. On les forme sur la plage avant leur départ, mais ils ne savent pas gérer le moteur, l’essence. Parfois, ça finit même en bagarre entre migrants, et le bateau se retourne… avec les enfants. Je ne comprends pas pourquoi ils les emmènent, ils ne savent pas nager, ils feraient mieux de faire un regroupement familial. » Comme un écho aux paroles du passeur, une fillette de 2 ans environ se tient devant nous, entourée de ses parents, chacun un gilet de sauvetage à la main. Le lendemain matin, le corps d’une petite Syrienne de 4 ans sera retrouvé sur une plage environnante. Dans la cour de la mosquée de Basmane, transformée en jardin d’enfants pour les migrants, on ne peut s’empêcher de se demander qui sera le prochain. Le Pirate lui-même a « toujours en tête » l’image du petit Aylan qui a fait le tour du monde. « Après ça, j’ai arrêté de travailler pendant deux jours », jure-t-il. Mais quand on l’interroge sur la moralité du métier, Hassan sort de ses gonds : « C’est de mon peuple qu’il s’agit ! Moi aussi, j’ai vu les bombes tomber ! Chez moi, à Palmyre, Daech décapite les gens parce qu’ils fument des cigarettes ! Qu’a fait l’Occident, à part nous laisser mourir pendant quatre ans ? Personne n’a choisi la place où il est aujourd’hui… » Hussein, un des passeurs, a pourtant décidé de raccrocher à la fin de la saison – pour les passeurs maritimes, elle est calée sur la météo et dure du début du printemps à début novembre. Cet étudiant en pétrochimie, qui jure être un passeur « humain », ne peut « plus se regarder dans une glace ». Comme au confessionnal, il souffle : « J’étais un réfugié de Homs, aujourd’hui, je suis un criminel. » Dans deux semaines, Hussein retournera à son état premier. Le passeur a réservé sa place dans un bateau pour la Grèce.

* Les prénoms ont été modifiés.

L’argent des migrants « à l’abri »

Derrière une enseigne « A louer », au dernier étage d’une galerie commerçante d’Izmir, un petit bureau discret. Nous sommes devant « la banque des migrants », un organisme de crédit clandestin, dont l’adresse nous a été donnée par les passeurs. Depuis huit mois, Youssef*, réfugié syrien reconverti en banquier, « garantit » les économies des migrants. L’idée : avant d’embarquer, le réfugié dépose ici le montant du passage (1 200 dollars, un peu plus de 1 000 euros). Une fois arrivé en Grèce, le migrant appelle et lui donne le mot de passe convenu. Alors seulement le banquier paye le passeur. « A Izmir, il y a sept bureaux, affirme-t-il. Moi, je m’occupe des clients de 10 passeurs, et je prends 50 dollars (45 euros) par passage. C’est un bon business, car les clients ont vraiment peur que les passeurs s’enfuient avec leur argent avant l’embarquement. » Un système imparable. Seul hic : la mort du client n’est pas comprise dans le contrat. Si le réfugié « ne rappelle pas le banquier dans les soixante-douze heures », le passeur touche l’argent.