Leurs vies parallèles

14 février 2017  |  dans France

©Eugénie Baccot/Divergence

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Les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, Anaïs n’en finit plus de regarder cette même vidéo, encore et encore. Un sketch d’un jeune acteur comique américain. Une courte vidéo, et un passage encore plus bref où apparaît cette fille. Un copain l’avait prévenue : « Dans une vidéo, j’ai trouvé une actrice qui te ressemble, terriblement. Il faut que tu voies ça ! »

Elle avait recherché la vidéo, amusée mais incrédule. Une actrice américaine qui lui ressemble ? L’idée était quand même excitante. Le pote était catégorique : « une ressemblance terrible ». Et devant le jeu de cette asiatique, cheveux mi-long, petit gabarit, elle n’en revient pas : même petit nez, même petite bouche légèrement ourlée, même visage arrondi que le sien. Mais… qui est-ce ? Une autre vidéo, quelques semaines plus tard, émerge des réseaux, alors qu’Anaïs avait repris sa routine d’étudiante en stylisme à Londres et qu’elle avait cessé de penser à cet improbable sosie américain. Cette fois-ci, la fille apparaît dans la bande-annonce d’un teen movie, « 21&over ». Fascinant, ce vrai double. « Elle doit être un peu plus jeune que moi », pense alors Anaïs. Cette fois-ci le nom de l’actrice apparaît : Samantha Futerman. Sa curiosité piquée au vif, Anaïs entreprend quelques rapides recherches sur la toile. Elle tombe alors sur une des vidéos que poste régulièrement la jeune actrice sur les réseaux. Anaïs y découvre que, comme elle, Samantha a été adoptée et qu’elle est née en Corée du Sud. « C’est forcément quelqu’un de ma famille biologique, une cousine, ou même une petite sœur, on se ressemble tellement… », s’emballe Anaïs. N’y tenant plus, elle passe la toile au peigne fin, à la recherche de la moindre information sur cette Samantha Futerman.

Facile, la jeune carrière de l’actrice s’étale sur les pages web : filmographie complète, cursus universitaire et… date de naissance. Anaïs se fige derrière son écran d’ordinateur : Samantha Futerman est née à Busan, en Corée du Sud, un 19 novembre 1987. Comme elle. Les idées se bousculent dans sa tête. Qui pourrait croire à cette histoire de dingue ? Elle n’ose pas arriver à la conclusion qui s’impose pourtant. Elle préfère peut-être l’entendre de la bouche de ses parents. Anaïs appelle donc sa mère. « Tu crois qu’elle pourrait être ta sœur jumelle ? » interroge celle-ci à l’autre bout du fil. Le mot est lâché. Anaïs n’était donc pas folle. Une sœur jumelle ? Son dossier d’adoption ne parle d’aucune sœur, et encore moins d’une jumelle. Auraient-elles été séparées à la naissance ? Mais cette Samantha Futerman y croira-t-elle, au moins ? Ou va-t-elle prendre Anaïs pour une fan déséquilibrée ? Anaïs tente quand même de se connecter à elle par Facebook. Les semaines passent et sa demande n’est toujours pas acceptée. La frustration d’Anaïs grandit, tandis qu’elle épie la vie de cette supposée sœur sur le web, via les réseaux, et qu’elle ne peut pas lui poser cette simple question qui l’obsède. Trois mois passent sans nouvelles. Elle finit par demander à un ami de contacter un ami de Samantha. Quelques jours plus tard, ce 21 février 2013, Samantha accepte enfin Anaïs comme amie sur le réseau social. Et les albums photos que découvrent la Française la sidèrent. La ressemblance est hallucinante. Anaïs veut amener la question prudemment : « Je ne veux pas te faire flipper, mais je t’ai un tout petit peu stalké sur internet. Je suis adoptée, née le même jour que toi, à Busan. Se peut-il que nous soyons jumelles ? » Samantha lui envoie aussitôt un scan de son dossier d’adoption. « C’est bizarre, elle n’a même pas hésité », observe aujourd’hui Anaïs. « C’était assez fou pour être vrai, commente Samantha. En tant qu’adoptée, tu te dis que tout est possible, parce que tu ne sais pas d’où tu viens. »

©Eugénie Baccot/Divergence

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Puis s’ensuivent de nombreux échanges de photos. Et elles découvrent les mêmes visages, les mêmes coupes de cheveux aux mêmes âges. Vient ensuite la première rencontre par Skype. Excitées plutôt qu’inquiètes, elles se connectent. « Oh mon dieu, mais tu es Européenne ! », piaffe Samantha devant son écran, en découvrant l’accent français de sa sœur. Et elles entament ainsi une première rencontre virtuelle de quatre heures, ininterrompue. « J’avais peur que la discussion ne s’arrête », se souvient Anaïs. Pendant ces 4 heures, elles découvrent leurs vies respectives : Anaïs Bordier, fille unique, élevée à Neuilly-sur-Seine, future styliste en maroquinerie étudiante à Londres ; Et Samantha Futerman, petite dernière et seule adoptée d’une fratrie de trois, qui a grandi dans le New Jersey, aujourd’hui actrice à Los Angeles. Se pouvait-il qu’elles ne soient pas jumelles ? C’était aussi envisageable. Seul un test ADN pourrait mettre fin aux doutes.

Mais déjà le Dr Nancy Segal, psychologue et généticienne comportementaliste, spécialiste des jumeaux à l’université Fullerton en Californie, leur fait passer une première batterie de tests et met le doigt sur de troublantes similitudes, entre Samantha et Anaïs, dans leurs comportements. « Le plus troublant, c’est notre aversion commune pour la carotte cuite… Pas la carotte crue, non, la carotte cuite », insiste Anaïs en riant et en pointant du doigt le plat qu’elle partage aujourd’hui avec Sam. Voilà les deux sœurs attablées à la terrasse de ce pub londonien, au-dessus d’une shepherd’s pie, un hachis Parmentier local dont elles ont chacune religieusement écarté les minuscules bouts de carottes… cuites, donc. Le détail les fait toujours autant rire. D’un même rire en cascade qu’elles déclenchent subitement, comme pour conclure chaque blague. Londres, c’est un peu leur ville fétiche où elles s’étaient retrouvées physiquement pour la première fois, en mai 2013. Ce jour-là Anaïs avait craint que l’univers n’explose ou qu’il ne se produise un cataclysme quand elle se retrouverait face à face, dans le même espace-temps, avec son double, Samantha. Anaïs finissait ses études et avait invité Samantha à assister à son défilé de mode de fin d’année. Le test ADN n’avait pas encore donné son verdict mais il fallait qu’elles se voient après trois mois d’échanges virtuels. Les retrouvailles tant attendues ont pourtant été distantes. « Le contact avec Samantha me paraissait trop étrange », se souvient Anaïs. « Encore aujourd’hui, notre relation est encore très virtuelle, nous ne sommes jamais plus de deux semaines physiquement ensemble, au même endroit. Il faut un peu de temps pour s’habituer à la présence de l’autre », observe aussi Samantha. « Nous commençons souvent par faire une sieste ensemble. C’est bizarre, oui… Puis quelques heures plus tard, nous osons nous toucher », décrit Anaïs.

©Eugénie Baccot/Divergence

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Et depuis leur première rencontre, il ne se passe jamais plus de 3 mois sans que l’une ou l’autre ne franchisse les 9000 kilomètres qui les séparent au quotidien. Aujourd’hui, elles sont donc à Londres, cette ville où elles avaient finalement appris lors de ce même séjour de mai 2013, par le test ADN, qu’elles sont bien irréfutablement jumelles. Elles s’y retrouvent aujourd’hui pour faire la promotion de la sortie européenne de leur documentaire, Twinsters, qui raconte leur réunion. Déjà quelques heures qu’elles sont ensemble et la fusion entre les jumelles opère. Presque collées l’une à l’autre, à déambuler ensemble dans les rues de Londres. Elles sont dans leur bulle, le reste du monde pourrait disparaître. Après 25 ans de séparation, elles n’en finissent plus de reconstituer leurs vies qui se sont déroulées en parallèle et rechercher la moindre similitude amusante, intrigante qu’on aimerait croire quasi-surnaturelle : même migraines chez les deux sœurs, même intolérance au lactose, papas comptables de formation et dirigeants d’entreprise, mamans d’origine polonaise au nom de famille très similaire. Autant de similitudes, plus ou moins anecdotiques qu’elles aiment énumérer. Et puis il y a surtout les différences qui émergent : la « moue parisienne » d’Anaïs l’introvertie, face au sourire ultra-bright de l’extrovertie et très « californian girl » Samantha.
Pas uniquement le reflet des cultures dans lesquelles elles ont chacune grandi, ces différences sont en fait des indices révélateurs des premiers mois de leurs vies, quand elles étaient encore bébés, en Corée du Sud. Cela, elles l’ont compris lors de leur voyage là-bas, en août 2013, à la recherche de leur famille biologique. Elles y ont ainsi chacune retrouvé leurs nourrices respectives, ces dames qui les avaient recueillies séparément, après l’abandon par leurs parents biologiques. A Samantha, la nourrice extravertie et tactile ; à Anaïs, celle qui l’accueille, réservée mais émue. Ce voyage ne leur permettra pas d’en savoir plus sur leur vie avant l’adoption, ni pourquoi sur aucun de leur dossier d’adoption il n’est pas fait mention de l’existence d’une sœur jumelle. Leur mère biologique pourtant retrouvée par l’administration coréenne, refuse de prendre contact avec elles. Un silence qu’elles sont obligées de respecter. A défaut de la rencontrer, elles lui ont laissé une lettre pour lui dire qu’elles allaient bien, et surtout n’avaient aucune rancœur. Samantha d’assurer : « Nous avons été séparées pendant le premier quart de notre vie, mais il nous reste encore les trois autres restants à partager. »