Cow-girls : les vraies patronnes du Far West

13 juin 2018  |  dans Femmes

Justina, la fille de Diane Bohna, et ses cousines exécutent le marquage du bétail sous l’œil habitué de ces messieurs. ©Eugénie Baccot

Justina, la fille de Diane Bohna, et ses cousines exécutent le marquage du bétail sous l’œil habitué de ces messieurs. ©Eugénie Baccot

Les femmes ne sont pas là pour faire la vaisselle. En Californie, loin des préjugés, elles élèvent d’immenses troupeaux de bovins et dirigent des équipes de cow-boys. Une longue histoire qui se transmet et se bonifie de mère en fille.

Entre Merced et le parc de Yosemite, dans la Californie très rurale, les collines forment des vagues constellées de troupeaux, et ce jusqu’aux contreforts de la Sierra Nevada. Seuls d’interminables champs d’amandiers et quelques stations-service glauques font distraction. L’hiver est glacial, l’été brûlant : c’est une terre dure, une terre de cow-boys. A trois heures de voiture des cafés à la mode de San Francisco, où le matcha latte s’écoule à prix d’or, les magasins Boot Barn liquident jeans, bottes et chapeaux, sous des milliers de références. Pas de superstore à Raymond, 971 habitants, mais un rade en bois qui semble dater de l’arrivée des premiers pionniers. Pour franchir les grilles du ranch de Diane Bohna, dit des « Trois Barres », c’est mission presque impossible à qui ne sait emprunter les pistes où s’alanguit le bétail en meute. « Le GPS ne comprend pas où on est et il n’y a pas de réseau, a-t-elle prévenu. Depuis Fresno, il faut faire 41 nord, 145 gauche, 33 droite, 400 gauche, 613 gauche, et, sur Preston Road, c’est la barrière 3022. » Bon courage !

Le mobile home, flanqué de deux pick-up aux roues crottées, est perché comme un château fort au-dessus des pâtures. Le ranch d’à côté, c’est celui de l’héritier des authentiques frères Dalton. De son salon, Diane peut observer son territoire, hérité de quatre générations de Bohna avant elle. Une longue tresse poivre et sel barre son dos, dépassant d’un élégant chapeau de vacher. Elle reçoit avec un sourire spontané, un accent à couper au couteau, une salade végan. « Je ne suis pas une grande fan de viande. Mais chut ! C’est tabou par ici », plaisante celle qui gère au quotidien 1 500 bovidés musculeux. « A notre premier “date”, elle a commandé du poulet ! C’est honteux ! » ronchonne Abraham, second époux de quinze années son cadet, qui est également le seul salarié du ranch.

Ce grand échalas au sang apache aime faire rire celle qu’il seconde chaque jour que Dieu fait. Dans la pièce principale, les murs affichent complet question attirail de cow-boy : étriers ouvragés, brides en tout genre ne font pas d’ombre aux photographies que Diane prend régulièrement de ses collègues dans la poussière du désert ou les neiges du Montana. Dans son bureau, des cartons de clichés imprimés sur sous-bocks s’empilent près des livres de comptes. « Une fois par an, je vais à Las Vegas, à la finale nationale de rodéo, pour vendre mes photos. C’est mon petit moment à moi. »

Diane Bohna est en train de capturer des veaux au lasso, comme dans les films !  ©Eugénie Baccot

Diane Bohna est en train de capturer des veaux au lasso, comme dans les films ! ©Eugénie Baccot


 

« A 11 ans, je conduisais mon premier troupeau »

Loin de l’image d’Epinal de John Wayne et de celle, glamour, de la cow-girl qui chevauche langoureusement un taureau mécanique en jupe et bottes roses, la vie de « rancheuse » est autrement plus palpitante. Et si l’on sent bien que « féministe » n’est pas loin du gros mot dans ces contrées rurales, la réalité parle d’elle-même : dans chaque ferme, les manches se retroussent quel que soit le genre de la chemise. On se lève à 5 heures et on se couche à 21 heures et, quel que soit le temps dehors, on ne manque pas de nerf. « J’ai grandi dans un monde d’hommes, soit ! Mais à 2 ans, je montais à cheval autant que mes frères ; à 11, je conduisais mon premier troupeau de quinze vaches dans l’hiver glacial. Et à 19 ans, je refusais d’être payée moins que les gars que je dirigeais, dans le ranch d’un ami de mon père. »

Aujourd’hui, Diane n’a pas beaucoup de temps pour elle, les vacances sont de la science-fiction et les cours de danse offerts par sa grande fille Justina un plaisir trop rare. Avec Abraham, c’est cheval, boulot, dodo : le ranch est un bébé capricieux. Il faut sécuriser les clôtures – « mes bêtes circulent sur 3 700 hectares en enclos » –, gérer chevaux et chiens qui les aident à la tâche, affronter des monceaux de paperasse. Abraham est admiratif : « Ce n’est pas une cow-girl, c’est une cow-man. Moi, je répare les grilles et je ferre les chevaux. Elle, quand elle regarde un champ, elle sait que l’herbe est en repousse et qu’il faut bouger les bêtes. Alors je les bouge. »

« Regarder le monde avec les yeux d’un cow-boy »

Si elle manie le lasso comme personne, Diane est d’abord une femme d’affaires et, contrairement à ses parents, elle a passé un diplôme en business. Elle sait faire du profit en continuant de « regarder le monde avec les yeux d’un cow-boy », comme elle le dit. Vu les revenus irréguliers inhérents à son affaire, elle n’hésite donc pas à diversifier ses activités : « Je prends en charge l’engraissement des génisses d’un confrère ; ça fait un bon complément. » De même, elle s’est créé une petite réputation avec ses animaux boostés par la nature : « Je suis passionnée par la génétique et j’ai compris que, comme chez l’homme, plus on mélange les gènes, mieux c’est. » Avec le soutien de son vétérinaire, l’habile agricultrice a mis un peu de race hereford dans ses angus. « Résultat : 34 kilos en plus par bête et par an. C’est beaucoup d’argent ! »

Gestionnaire talentueuse, Diane est surtout une meneuse de troupe aguerrie. Elle monte deux fois par an son meilleur cheval pour conduire « à l’instinct » son bétail à quatre jours du ranch, dans un terrain gouvernemental de 120 000 hectares où ils vivent trois mois coupés du monde. Une transhumance old school. « Il n’y a pas de piste. Mais, au fil des années, tu connais les souches, les rochers, les pièges à éviter. » Sur la route, feux de forêt, congères, citoyens armés et voitures de touristes arrivent sans prévenir. « Il y a beaucoup de risques : il faut à la fois faire confiance au bétail et se méfier de tout. » La petite dizaine de personnes qui l’accompagnent, en juillet et en octobre, elle les choisit dans sa famille : « Tout le monde participe, et c’est un vrai travail de chef d’orchestre : je ne suis pas la meilleure ouvrière agricole mais je sais diriger les équipes. » Abraham approuve : « Dans des opérations risquées comme celles-là, on suit le plus compétent. C’est elle qui sait manager les ressources tout en donnant des ordres avec autorité et charisme. »

Si Diane se tient si droite sur son cheval et gère si bien la vente de son bétail, c’est parce qu’elle est la digne héritière d’une longue tradition de femmes « ranchers ». Dans la grande histoire de la conquête de l’Ouest, les femmes ont rapidement trouvé une place à leur hauteur. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les terres sauvages, du Wyoming à la Californie, sont principalement peuplées d’hommes, des chercheurs d’or aux négociants en fourrures. Et les femmes qui parcourent avec eux les pistes du Far West sont, pour beaucoup, des prostituées.

Ce qui change la donne, c’est la loi de propriété fermière, mise en place par Lincoln en 1862 : afin d’arracher leurs terres aux peuples natifs et de façonner ce qui deviendra l’Amérique, l’Etat cède 65 hectares à tout homme – et toute femme ! – qui occupe une terre depuis plus de cinq ans. Une révolution à une époque où les femmes n’ont ni le droit de vote ni le droit de posséder quoi que ce soit. L’offre fait l’effet d’une bombe : très rapidement, des milliers de colons franchissent océans et chaînes de montagnes en quête d’accueillants pénates. Au tout début du XXe siècle, de 30 000 à 40 000 femmes avaient acheté des terres en leur nom. Parmi elles, des figures historiques comme Cattle Kate, Caroline Lockhart ou Lucille Mulhall dont les destins d’entrepreneuses vont nourrir une réflexion féministe nationale.

Aujourd’hui, les fermiers californiens gèrent 15 millions d’hectares de pâtures. Et, depuis 1951, l’association California CattleWomen fait un travail de terrain pour promouvoir une production de viande plus responsable. L’association féminine de rodéo professionnel montre, quant à elle, l’habileté physique et la témérité des vachères. Elle organise 800 concours par an, accorde jusqu’à 4 millions de dollars de récompenses. Dans la réalité quotidienne des ranchs, les femmes continuent de prendre de nouvelles responsabilités.

« Mes enfants, je les mettais sur un cheval à côté de moi quand ils étaient bébés »

A trois heures de voiture au sud des corrals de Diane, le hameau de Parkfield est posé pile-poil sur la faille de San Andreas. Ancienne petite ville dynamique fondée par des chercheurs d’or, le village recense aujourd’hui 12 habitants. C’est la famille Varian. Zee a fondé le ranch avec son mari, Jack, il y a cinquante-neuf ans. Il compte 1 000 têtes de bétail réparties sur 8 000 hectares. L’octogénaire a fait partie de la première génération de femmes admissibles à l’université agricole de San Luis Obispo. C’était dans les années 1960. Dans la promotion, il y avait 100 filles pour 3 500 garçons. Celle qui déteste les tracteurs cavale toujours à travers champs avec sa petite-fille Kathryn, 17 ans, championne en titre de lasso et de rodéo. « J’ai commencé à monter à l’âge de 2 ans et à dresser les chevaux quand j’étais petite. Même enfants, on travaillait au ranch sept jours sur sept. » La dame, aussi coquette que forte tête, ne regrette pas d’avoir élevé ses enfants sur les mêmes traces qu’elle. « Pas le choix : il y a le bétail à gérer, et pas de nounou. Alors, mes filles et mes garçons, je les mettais sur un cheval à côté de moi, ou devant moi quand ils étaient bébés. »

Si le bétail a toujours été la première activité de la famille, les enfants Varian en ont ajouté d’autres à l’héritage de leurs parents : un hôtel-spa, un bar-restaurant, un festival de musique bluegrass, un spectacle de rodéo. Ils proposent aussi des échappées entre mecs et des virées entre femmes. Une diversification qui permet de maintenir le navire à flot, que la sécheresse sévisse ou non. Dans le bar de la famille, de lourdes selles de cuir font office de tabourets. Un portrait de Zee à cheval avec son frère Julian, pris dans les années 1940, trône face aux pompes à bière locale. Sur le cliché, elle a 5 ans, son cheval est au galop. Son mari, Jack, caché sous son chapeau, chuchote : « C’est elle qui parle, c’est elle qui décide de tout. Vous savez, moi, j’exécute. C’est ça, la vie d’un cow-boy. »

Justina et ses cousines gèrent le « branding » de main de maîtresse…  © Eugénie Baccot

Justina et ses cousines gèrent le « branding » de main de maîtresse… © Eugénie Baccot


 

Une enfance comme dans « La petite maison dans la prairie »

Une bande de femmes est venue en ce week-end d’avril faire trembler le ranch des Varian avec les sabots de leurs chevaux. Les histoires de Zee, elles les connaissent par cœur. Ces 17 cow-girls californiennes partagent la même histoire. Elles sont venues avec tequila, rouge à lèvres et chevaux, passer quelques jours en réunion non mixte pour « faire des trucs du Far West », s’amuse la joyeuse Audrey. Randonnées à cheval, courses de vitesse autour d’un tonneau, travaux de lasso, dans la troupe œstrogénique, on aime retrouver ensemble, et dans le crottin, ses repères ombilicaux. Il y a des mères et leurs filles, des sœurs, des amies, des belles-sœurs et des collègues de travail. Qu’elles vendent des engrais, des assurances agricoles ou gèrent des ranchs familiaux, toutes travaillent dans le monde des cow-boys. « On rigole beaucoup, surtout », commente la pétillante Barbara, juchée sur son cheval, entre deux gorgées de tequila. Toutes ont eu une enfance « comme dans “La petite maison dans la prairie” », expliquent Carol et sa sœur Mary, qui ont récemment répandu les cendres de leur vacher de père sur l’herbe tendre de leurs terres. Lors de ce week-end, les femmes débrident leurs chevaux autant qu’elles se débrident elles-mêmes.

Pour fêter l’anniversaire de la patronne de la tribu, la famille de Diane s’est retrouvée dans le ranch de son beau-frère pour le « branding » des veaux de l’année. Une opération où les bêtes sont vaccinées, badgées, marquées au fer rouge, et les mâles castrés. Petits et grands ont mis leur plus belle chemise, leur chapeau de gala. Les blue-jeans recouvrent les bottes ouvragées. Au lasso, Diane capture les veaux qu’elle laisse aux bons soins des plus jeunes. Justina attend ses cousines pour fixer les badges aux oreilles des bovidés hurlants. Aux vaccins, il y a Christina, 26 ans, et au fer rouge, sa sœur jumelle, Reba.

Qu’elles soient mères ou grands-mères, sœurs ou belles-sœurs, les femmes ranchers de Californie n’ont pas oublié, comme leurs ancêtres Caroline Lockhart ou Lucille Mulhall, qu’elles ne sont que tributaires de Mère Nature et qu’il faut travailler pour le futur. Voilà le sens caché de l’une des formules de Diane Bohna : « Si tu veux aller vite, avance lentement. » C’est pour cela qu’elle participe activement au Groupe de conservation de la Sierra Nevada. Créé en 2004 par le sénateur Arnold Schwarzenegger dans un contexte de sécheresse chronique, il a pour objectif de coordonner les efforts publics et privés pour protéger les territoires naturels de pâturages de la surexploitation irresponsable des ressources d’eau.

Filles et petites-filles d’agricultrices, beaucoup de ces femmes voient pourtant leurs enfants faire d’autres choix de vie, plus compartimentés, plus faciles sans doute. Juchée sur son splendide cheval indien, Audrey contemple avec une infinie fierté son fils bientôt journaliste. Barbara et John ont salué avec bonheur le départ de l’une de leurs filles en Irlande, en études de droit, tandis que la cadette, Kathryn, espère devenir écrivaine. Diane, elle, exulte de fierté quand elle évoque la carrière de danseuse professionnelle de sa fille Justina. Mais si la nouvelle génération de filles ont peut-être un pied dehors, elles sont loin d’avoir tourné le dos à la tradition familiale.

Elles apportent, comme leurs parents avant elles, de nouvelles possibilités à une tradition multicentenaire. Partie étudier la psychologie à la ville, la jeune Reba éprouve toujours le besoin de revenir dans les corrals. Son cabinet de psy, c’est au cœur des collines perdues qu’elle veut l’implanter. « Dans les zones rurales, la santé mentale souffre d’un très gros tabou. Il faut toujours montrer sa force, jamais ses faiblesses. C’est une vie dure, d’isolement, d’intériorisation des sentiments. Ici, statistiquement, on déprime plus qu’en ville. C’est un défi, mais je veux changer ça. » Pas de doute, si le lasso change de main, ça ne peut être que pour le meilleur.