Sofia Gatica, une peste contre les pesticides

7 juin 2021  |  dans International

© Christophe Apatie

© Christophe Apatie

Cordoba, Argentine. Elle est la terreur de Monsanto, elle ne lâche jamais rien. Son combat a commencé dans son quartier : depuis quinze ans, elle lutte contre les pesticides et les cultures transgéniques.
Récompensée en 2012 par le prix Goldman de l’environnement, cette fille de paysans souhaite un retour à une terre sans produits chimiques dans un pays où plus de 20 millions d’hectares sont pollués par les OGM.

Décembre 2000. L’humidité suintante de la chaleur de l’été austral l’incommode. L’ombre des arbres feuillus qui jalonnent l’asphalte grisâtre de sa rue n’y peut rien. Sofia Gatica se traîne chez son marchand de légumes. Elle réfléchit. S’interroge. Il y a un an, sa fille est morte, âgée d’à peine 3 jours. Quant à son fils aîné, Isaias, il ne marche presque plus. Il souffre de paralysie. Le 15 décembre, une date scrupuleusement notée dans son journal de bord, Sofia s’apprête à soulever une question cruciale pour son quartier. Lors de ses emplettes, elle lance à une voisine : « Tu ne trouves pas qu’il y a beaucoup d’enfants malades ici ? » Ainsi s’amorce la lutte à Ituzaingo Anexo, un quartier du sud-est de Cordoba, la deuxième ville d’Argentine. Sofia entreprend dès lors d’enquêter sur la santé de son entourage en faisant du porte-à-porte. Les champs de soja transgénique encerclent Ituzaingo Anexo depuis l’arrivée de l’entreprise américaine d’agroalimentaire Monsanto dans le pays, au milieu des années 1990. 25 janvier 2015. Le poing levé, à l’ombre de l’auguste obélisque qui domine Buenos Aires, Sofia, 47 ans, s’époumone en choeur avec d’autres manifestants : « Dehors Monsanto ! Dehors Monsanto ! » Comme tous les 25 du mois, elle crie son combat dans la rue. Que les rassemblements prennent place à quelques encablures de chez elle ou à 700 kilomètres, dans la capitale du pays, l’impétueuse Sofia, employée administrative dans un dispensaire municipal de Cordoba, répond toujours présente.

En 2012, Sofia Gatica obtient le prix Goldman de l’environnement – qui récompense des individus ordinaires engagés – pour son action dans le cadre du collectif « mères d’Ituzaingo », un groupement de voisines partageant la même inquiétude sur leur santé. L’union des riveraines est née en 2001 face à la prolifération de maux à chaque pâté de maisons. Avec leur aide, Sofia, alors mère au foyer, relève les noms, adresses et pathologies de chacun et établit une liste de 200 personnes souffrantes sur 5 000 habitants. « On ne savait pas que le soja pouvait être mauvais pour la santé. On en mangeait en salade, on en faisait des “milanesas” [escalopes panées populaires en Argentine], les petits jouaient dans les champs après ou pendant les pulvérisations. Ensuite, on a connu les complications », se souvient la mère de trois enfants.
Un rond bordeaux pour les cancers, un triangle rouge pour les leucémies, un rond bleu ciel pour les lupus, indigo pour les purpuras : c’est la carte que ces femmes conçoivent à la main en 2001. Les feutres et pinceaux dont Sofia se servait jusqu’alors pour réaliser des peintures sur soie ou sur verre trouvent une tout autre utilité. « Malgré des demandes de tests, rien ne se passait. Nous avons donc décidé de manifester pour exprimer haut et fort nos revendications et, après notre passage à la télé, on nous a enfin écoutées. Les premières analyses ont montré que l’eau et le sol étaient contaminés par des polluants chimiques et des pesticides », raconte Sofia, le regard fixe derrière ses lunettes teintées aux branches rose bonbon assorties à son vernis.

Sofia a vécu vingt-quatre ans à Ituzaingo Anexo. Depuis sa rencontre avec son mari, Sergio, un constructeur de maisons discret. Fille de paysans, elle grandit au milieu des vaches et des poules avec ses onze frères et soeurs dans la province montagneuse de San Luis. Elle rejoint ensuite Cordoba, à 6 ans, quand ses parents perdent leur exploitation. Des larmes envahissent ses yeux noisette à l’évocation du désespoir de son père, décédé aujourd’hui, face à l’abandon de ses terres. Elle n’a connu que le lycée, ne se considère ni comme une intellectuelle ni comme une scientifique, mais s’attribue un savoir – acquis
au fil du temps – sur les pesticides utilisés en Argentine, comme l’herbicide Roundup de Monsanto, fumigé de nombreuses années aux portes de son ancien quartier. Le chemin a été long avant l’arrêt de l’épandage à Ituzaingo Anexo. En 2002, la municipalité de Cordoba déclare la zone en urgence sanitaire. En plus des pesticides environnants, le gouvernement décèle la présence de PCB à haute concentration dans un transformateur d’Ituzaingo, un composé chimique identifié comme probablement cancérigène par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Sofia cite de tête les numéros à cinq chiffres des ordonnances émises alors, comme la numéro 10 590 de 2003 interdisant les fumigations terrestres et aériennes à moins de 2 500 mètres des maisons : « L’épandage illégal a alors commencé. On allait se mettre devant les camions pour l’empêcher. On criait : “Vous ne passerez pas !” Puis les “sojeros” ont utilisé des avions pour pulvériser leur produit. On ne pouvait plus rien faire. On a porté plainte. » En parallèle, la ville envoie Sofia et sa fille, Michaela, à Buenos Aires avec une cinquantaine d’autres familles d’Ituzaingo, pour réaliser des tests sanguins. Il en ressort que plus des trois quarts des enfants, dont Michaela, grandissent avec des substances agrochimiques dans le sang (pesticides, chrome, plomb, arsenic…). L’information finit par remonter jusqu’à l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), qui publie une enquête en 2007 sur la contamination d’Ituzaingo Anexo. En 2009, la présidente Cristina Kirchner crée enfin une commission nationale d’investigation sur les pesticides dirigée par le ministre de la Santé. Mais, en 2012, le défenseur des droits argentin invoque, dans un rapport, un manque de régularité de l’organisme dans ses réunions et dans la diffusion des résultats de ses recherches, notamment sur la nocivité du Roundup de Monsanto. Sollicité, le ministère n’a pas répondu à nos requêtes.

Première historique en Argentine : la même année, un tribunal de Cordoba condamne l’épandeur et le producteur de soja responsables des fumigations illégales d’Ituzaingo Anexo à trois ans de prison avec sursis. L’épandage en zone urbaine constitue désormais « un délit pénal de contamination environnementale ». Sofia, qui a témoigné lors du procès comme plaignante, vit ce jugement comme une déception. « Ils sont libres, comme s’ils n’avaient rendu personne malade, comme s’ils n’avaient tué personne », déplore-t-elle au milieu de ses trois valises d’analyses médicales, de témoignages et d’articles accumulés. Elle attend aujourd’hui le procès « causa madre ». Il devrait déterminer s’il y a un lien entre l’exposition aux pesticides et les pathologies développées dans ce quartier où 272 personnes ont trouvé la mort entre 2000 et 2009. « Ce sera très difficile à démontrer car les tumeurs ou les fausses couches, très nombreuses à Ituzaingo, ont de multiples causes. Mais il y a un lien temporel », assure le médecin Medardo Avila Vazquez, ex secrétaire à la santé de la ville, qui a mené une évaluation épidémiologique sur place. Avant 2000, la situation sanitaire était normale, mais, sur les dix dernières années, le taux de décès dus à des cancers a atteint 33 % pour une moyenne nationale à 18 %. » Des articles scientifiques ont établi ce lien : une étude française signale que le glyphosate et ses adjuvants contenus dans le Roundup induiraient des cancers. De même, l’université de Buenos Aires a identifié des malformations foetales chez des batraciens exposés à l’herbicide. Monsanto réfute en bloc et rappelle que « des enquêtes toxicologiques ont démontré, depuis quarante ans, que le glyphosate ne causait ni cancer, ni problèmes de reproduction, ni malformations foetales. La sécurité est l’une de nos priorités, affirme l’entreprise. N’importe quelle maladie est une tragédie familiale et personnelle, mais ni Monsanto ni aucun de nos produits ne sont impliqués dans ce qui s’est passé à Ituzaingo. »

La carte des maladies qui ont explosé : cancers, leucémies, lupus, hépatites auto-immunes… Le taux de décès dus au cancer est le double du reste du pays. © Christophe Apatie

La carte des maladies qui ont explosé : cancers, leucémies, lupus, hépatites auto-immunes… Le taux de décès dus au cancer est le double du reste du pays. © Christophe Apatie



Aujourd’hui, des logements se construisent à la place des champs de soja abandonnés d’Ituzaingo. Sofia n’y vit plus depuis 2011, mais elle continue chaque jour à se mobiliser, notamment à Malvinas Argentinas, à quelques kilomètres de Cordoba, où Monsanto souhaite installer une usine de maïs transgénique. « C’est le même combat contre ceux qui jouent avec notre santé », soutient Sofia. Début 2014, avec l’assemblée « Malvinas en lutte pour la vie », un groupe d’habitants opposés au projet, elle a passé six mois dans un campement pour bloquer le lieu de construction. Le gouvernement a ensuite rejeté l’étude d’impact sur l’environnement présentée par Monsanto : un semi-succès pour la population puisque cela paralyse les travaux, mais uniquement jusqu’à l’examen de la prochaine étude. Sofia y retourne chaque semaine pour mettre en place les actions à venir.
Elle habite désormais à Anisacate, du nom du fleuve qui traverse cette bourgade de la province de Cordoba, où aucune culture transgénique n’est développée. Elle s’explique : « Mon médecin m’a dit qu’on devait partir d’Ituzaingo pour que mon fils aille mieux, mais aussi pour désintoxiquer ma fille des herbicides. On est partis sans argent. On a décidé de louer notre maison pour se loger à Cordoba, avant de venir ici il y a peu. »
Si elle précise que son départ, en 2011, n’était pas une question financière, c’est parce que le prix Goldman, doté de 150 000 dollars, lui a valu des jalousies. « Pas un centime de son prix n’est arrivé ici, alors que nos voisins n’ont pas d’argent pour se rendre à l’hôpital. Elle a exhibé nos histoires dans les médias », lui reproche une mère du quartier. Sofia s’indigne : « Je l’ai partagé avec celles qui luttent depuis le début dans la rue avec moi, Maria, Corina, Rita… J’en ai aussi fait profiter les gens malades d’Ituzaingo pour qu’ils puissent s’acheter des médicaments. » « Je les laisse parler, ce ne sont pas mes ennemis. Mon ennemi, c’est Monsanto, Bayer [le groupe agroalimentaire], le gouvernement… » Angelica, 52 ans, confirme le malaise consécutif à la division du collectif des « mères d’Ituzaingo » : « Ces racontars proviennent de personnes qui ne sont pas capables d’être tout le temps en mouvement, comme elle. » Les médisances ont même atteint ses filles. « Un épicier a refusé de me servir en traitant ma mère de folle », se remémore Michaela, 20 ans, étudiante en administration, qui reste tout de même nostalgique de son enfance.
Au-delà des critiques, Sofia a essuyé des menaces téléphoniques anonymes, mais aussi physiques. Sa dernière agression, dans un bus, avec une arme à feu, date d’avril 2014. Elle lui a valu une protection policière pendant plusieurs mois, qu’elle a préféré arrêter récemment. « Je marchais dans la rue, le policier était avec moi, j’allais aux toilettes, il m’attendait à la porte, au travail, pareil. Je préfère mourir libre plutôt qu’avec ce sentiment d’étouffement », atteste celle qui continue d’être prudente. Si une voiture s’arrête à sa hauteur, elle dégaine son Smartphone pour prendre une photo du conducteur ou de la plaque d’immatriculation. Elle n’accorde sa confiance à personne et ne planifie jamais son programme du lendemain. Pour son mari et ses trois enfants – aujourd’hui tous en bonne santé –, les craintes semblent toujours présentes. « On s’inquiète pour elle, mais on est derrière elle. Sans notre appui, elle ne pourrait pas avancer », pointe Stefy, la benjamine de 16 ans aux cheveux d’or, qui accompagne parfois sa mère aux manifestations.

Sofia montre fièrement le prix Goldman de l’environnement, décerné en 2012 et qui a donné un porte-voix à son combat. © Christophe Apatie

Sofia montre fièrement le prix Goldman de l’environnement, décerné en 2012 et qui a donné un porte-voix à son combat. © Christophe Apatie



Que Sofia fredonne une chanson de Manu Chao, un des précieux soutiens de la lutte, ou qu’elle prépare des tracts pour la prochaine marche, elle garde toujours la même vivacité, une ardeur permanente. « Celui qui détient la vérité n’a pas peur, aime-t-elle à se répéter en leitmotiv stimulant. L’autre jour mon mari m’a dit : “Faut que tu freines un peu, pourquoi as-tu encore besoin d’aller à Buenos Aires ?” Parce qu’il faut diffuser le message, que tous les Argentins sachent qui est Monsanto. Bien sûr qu’on est fatigués, qu’on veut rentrer chez nous, mais on ne peut pas. Jusqu’à ce que Monsanto s’en aille, on ne peut pas avoir de vie. » Tous les matins, Sofia sort de sa maison blanche à la porte noire à 4 heures, prend son bus à 4 h 30 et arrive au travail à 6 h 45. Son poste au dispensaire lui laisse ses après-midi libres pour les réunions, les informations en milieu scolaire ou autres déplacements. Le prix Goldman n’a pas tant métamorphosé son quotidien. Sa remise lui a fait découvrir les Etats-Unis avec son mari. Elle a ensuite été invitée au Parlement européen à Bruxelles pour une conférence anti-OGM en 2012, puis à un circuit de débats à Berlin, Madrid, Cracovie pour exposer le combat du quartier Ituzaingo. « C’est comme si la lutte était ma première maison, mon travail la deuxième, et ma famille, elle, est quasi oubliée. Je n’ai pas de temps pour elle. Mon aîné, Isaias, est policier, il a sa propre famille, et les filles se débrouillent seules », expose Sofia, sans tristesse, en ébouriffant les cheveux de son petit-fils, Cido, 1 an. « Quand on était petites, on ressentait davantage son absence, mais aujourd’hui on est plus indépendantes, sourit Michaela. Et on communique grâce à WhatsApp ou par téléphone. Nous sommes très fières de notre mère, rien ne la freine. » Entre deux manifestations, Sofia bûche sur plusieurs projets. « Nous souhaitons mettre en place des lieux de conservation de semences organiques pour pouvoir revenir à des échanges directs entre les agriculteurs. Nous voulons aussi une réforme agraire afin que les terres soient redistribuées aux paysans. Les pesticides sont en train de tuer nos sols mais aussi notre peuple. Le gouvernement doit redonner leur dignité aux Argentins », martèle Sofia, qui a envoyé un dossier sur son idée de banques de graines naturelles au comité du prix Goldman en vue d’une aide financière. Pour réformer le pays, elle ne voit pas d’autre moyen que la création d’un nouveau parti politique pour les municipales de 2019. « On veut y aller petit à petit. L’idée est de pouvoir dire non aux herbicides, de pouvoir décider. Ce sera un parti de femmes, puisque ce sont elles les plus courageuses, elles qui se battent depuis le début. Et les plus capables au pouvoir ! Je ne suis pas féministe, c’est juste une constatation », s’amuse-t‑elle dans un rire musical, avant de reprendre son sérieux. « Peu importe le résultat. L’important, c’est que le peuple voie qu’il y a une alternative. Ce sera difficile, peut-être même impossible. Je ne pense pas réussir, ils vont sûrement me descendre avant… Mais c’est un rêve, pour que les choses changent. C’est pour ça que je lutte. »