Portugal : Les précaires à la pointe de la lutte

3 février 2011  |  dans Economie, International

Youpress Recibos Verdes PortugalL’élection présidentielle de ce dimanche mobilise peu les Portugais, englués dans la crise et le chômage. Rarement une campagne électorale aura été aussi atone. Mais sur le terrain social, de nouvelles formes de luttes émergent et bousculent le pays. Reportage.

Comme tous les jours, l’agence pour l’emploi de Porto est bondée. Des dizaines de demandeurs d’emploi font la queue devant ce terne bâtiment administratif dans l’espoir d’une allocation, d’une formation ou d’un emploi. Mais les places sont rares : Porto est la région la plus touchée par la crise au Portugal. Cette région industrieuse du nord du pays concentre un quart des chômeurs portugais. Maribel, 30 ans, est venue voir les quelques offres d’emploi sans grand espoir. Tout juste diplômée en design, elle erre de stage en stage depuis plusieurs mois. « Heureusement que mon petit ami gagne bien sa vie, sinon je ne m’en sortirais pas » admet-elle.

Une situation terriblement banale aujourd’hui au Portugal. Ici, les deux tiers des jeunes travaillent avec des « reçus verts », des contrats précaires souvent mal payés, avec un salaire minimum légal de 485 euros mensuels. « Aujourd’hui, quand tu sors de l’université ou de ta formation professionnelle, tu as le choix entre le chômage ou la précarité » nous confirme Cristina Andrade. Cette jeune psychologue de 34 ans a cofondé en 2007 un collectif de lutte contre les « reçus verts ». Baptisé « Ferve », ce groupe est aujourd’hui à la pointe du combat contre ces contrats précaires. « Nous étions nous-même des précaires, et on voulait donner la parole à tous ces gens qu’on n’entendait jamais. On a ouvert un blog pour recueillir des témoignages, et on a tout de suite reçu des centaines de messages. On a alors vu que ce phénomène touchait toutes les couches de la société, pas seulement les jeunes » explique-t-elle, assise dans café où le groupe à l’habitude de se rencontrer.

Les dernières données officielles estiment en effet qu’il y a près d’un million de « reçus verts » au Portugal, soit plus de 20% de la population active. Un véritable phénomène de société, resté dans l’ombre jusqu’à ce que « Ferve » s’en empare et fasse la une des journaux.  « Au départ, personne ne nous prenait au sérieux. Aujourd’hui les précaires peuvent s’exprimer plus ouvertement, c’est une grande victoire ». Et ce n’est que la face émergée de l’iceberg : le pays compte également 11% de chômeurs, et 60.000 Portugais sont partis chercher du travail à l’étranger en 2009.

Autogestion et coups médiatiques

Cristina Andrade et son carnet de "Reçus verts". Crédits:D.Breger/Youpress

Cristina Andrade et son carnet de "Reçus verts". Crédits:D.Breger/Youpress

« Ferve » n’est pas le seul collectif à s’être ainsi constitué ces dernières années. Les Précaires inflexibles ont, eux, vu le jour à Lisbonne en 2008. Leur cible : toutes les formes de précarité, des « reçus verts » en passant par l’intérim et les stages. Joao Camargo, ingénieur de 27 ans au chômage, a rejoint ce collectif peu après sa création. « Tout le monde participe à tout, nous n’avons pas de leader désigné ou de porte-parole officiel. On prend nos décisions collectivement. C’est sûr que c’est un peu moins efficace, on peut mettre cinq heures à se mettre d’accord sur une action ! » raconte-il en souriant, « mais au moins c’est  démocratique, et les gens sont beaucoup plus investis ». Une autogestion qui est très éloignée des structures syndicales classiques.

Les modes d’action des Précaires inflexibles sont aussi beaucoup plus spectaculaires. Leur spécialité : investir des call-centers, symboles du travail précaire, et des agences pour l’emploi. Par groupe de cinq ou six activistes, banderole et mégaphone à la main, ils envahissent régulièrement les lieux, et postent la vidéo de leurs exploits sur Internet. « Bien sûr, on a choisi ce mode d’action pour que notre cause soit médiatisée. Mais on veut aussi mobiliser les précaires qui travaillent là-bas, leur dire : Levez-vous ! Arrêtez de vous taire ! Mais les gens ont peur. On leur distribue des tracts pendant nos actions, mais certains les refusent car ils sont paniqués à l’idée que leur directeur les surprenne en train de les lire».

Minoritaires mais influents

Les activistes de Ferve et des Précaires inflexibles représentent en effet une exception au Portugal. Ces collectifs ne comptabilisent au total que quelques centaines de participants. Mais leur audience est bien plus large. « Nous sommes dix bénévoles permanents au sein de Ferve, mais nous avons un réseau de 1 500 personnes sur Internet, qui relaient nos actions et participent nos manifestations » explique Cristina Andrade.  Basés à Porto et à Lisbonne, ils organisent aussi de nombreuses réunions d’informations sur le droit du travail et les dernières mesures d’austérité du gouvernement, auxquels assistent de nombreux précaires.

« Ces nouvelles organisations ne sont pas très significatives numériquement, mais je pense qu’elles ont un potentiel dans l’avenir » estime de son côté le sociologue Elisio Estanque. « La société a changé, les luttes sociales ne passent plus forcément par des protestations massives. Ces groupes de précaires sont plus créatifs, plus mobiles et plus flexibles que les syndicats, ils s’adaptent à la réalité de la société. Leur utilisation massive d’Internet en est une preuve. Mais c’est un défi pour les syndicats : je ne crois pas qu’ils comprennent l’importance de ces collectifs ». Ces nouvelles formes de protestation, récentes au Portugal, ont en effet bousculé les syndicats, qui n’ont pas su voir l’ampleur du phénomène des précaires.  « Ils font des conférences de presse, signent des pétitions sur Internet, mais on ne les voit pas sur le terrain, ils ne font que dénoncer. Ils devraient se syndiquer, c’est la seule manière de faire plier les entreprises » s’énerve Joao Torres, dirigeant de la CGTP à Porto, la plus importante centrale syndicale du pays. Peu à peu, cependant, des collaborations ponctuelles voient le jour entre précaires et syndicats, chez les enseignants notamment. « Nous ne voulons pas devenir un syndicat, ce n’est pas notre rôle. Mais je pense vraiment que nous pouvons être complémentaires. Nous sommes là pour mobiliser et dénoncer, les syndicats, eux, défendent » veut croire Cristina Andrade.

Les « Reçus verts », symbole de la précarité

Créés dans les années 1970, les  Recibos Verdes (« reçus verts ») étaient réservés, à l’origine, aux professions libérales. Ils permettaient à ces professions de cotiser à la Sécurité sociale et aux pensions de retraite. Ils ne donnent pas droit, cependant, aux allocations chômage. Ils ne couvrent un arrêt maladie qu’à partir du 31e jour non-travaillé. Ces contrats ont été peu à peu détournés de leur objet d’origine par les employeurs et l’Etat. En 2010, plus d’un million de personnes travaillaient sous « reçus verts », la plupart dans les centres d’appels et la fonction publique (enseignants, infirmières, juristes, architectes de cabinets d’études).