Libres médecins face aux labos

2 novembre 2006  |  dans Santé

Photo : Ariane Puccini/Youpress

Photo : Ariane Puccini/Youpress

Visiteurs médicaux, symposiums tous frais payés, repas dans de bons restaurants, l’industrie pharmaceutique use de ses charmes pour convaincre les médecins de prescrire ses produits. Mais certains résistent.

Le docteur Philippe Grunberg vous installe, presque gêné, face à lui, devant son bureau. « Il reste bien quelques gadgets », dit-il en désignant les presse-papiers, stylos et autres fournitures de bureau à l’effigie de laboratoires pharmaceutiques. « Ceux-là datent de l’époque où je recevais encore des visiteurs médicaux », ajoute-t-il en souriant. Comme de nombreux médecins, généralistes ou spécialistes, Philippe Grunberg, après vingt-deux ans d’exercice, a fermé les portes de son cabinet de médecine générale de Gagny, en région parisienne, à ces représentants de commerce envoyés par les laboratoires pharmaceutiques pour convaincre les praticiens de prescrire leurs produits. Dans leurs valises, petits et grands moyens de séduction, de l’argumentaire de vente orienté au gadget pour orner le bureau du praticien, en passant par des repas offert par les laboratoires dans de sympathiques restaurants pour présenter les dernières nouveautés de la firme. « J’avais d’excellent rapport avec eux, je les recevais longuement, se souvient Philippe Grunberg. Je pensais pouvoir préserver mon esprit critique. Mais en réalité, l’effet publicité fonctionne très bien : lors d’une consultation, le médecin doit réfléchir au diagnostic, aux indications thérapeutiques. Le choix du médicament est une pensée parasite que l’on évacue par des automatismes, sans trop réfléchir. » Jusqu’à l’électrochoc de l’affaire du Vioxx, cet anti-inflammatoire retiré du marché en septembre 2004. Comment aurait-on pu deviner, sur la base des « informations » délivrées par les visiteurs médicaux, la dangerosité du produit ? « Les études fournies par les laboratoires et reprise par le Vidal (l’encyclopédie de référence des médecins). Nous, praticiens, nous ne sommes pas staticiens, nous n’avons pas le temps ni les moyens de contre-enquêter. »

La charte Formindep

Le doute est donc immiscé chez le docteur Grunberg, au point qu’en mai dernier, il a signé la charte du Formindep (elle exige que le signataire n’ait aucun intérêt financier ou commercial avec les laboratoires pharmaceutiques. Aujourd’hui la charte du Formindep a été signée par deux cent quatre-vingt-six professionnels de santé et patients.), qui le fait jurer de son indépendance financière vis-à-vis des laboratoires. Autres requêtes de cette association de praticiens : la mise en place de décrets d’application de la loi Kouchner, voté en 2002, qui oblige les médecins a signaler leurs intérêts avec les laboratoires et l’indépendance de la formation des médecins ? En plus de la charte qui trône dans la salle d’attente, Philippe Grunberg lit régulièrement la revue Prescrire, totalement indépendante des laboratoires financièrement, et dont la rédaction, formée de médecins et de chercheurs, tente d’évaluer scientifiquement les médicaments mis sur le marché. La pratique de la médecine du Dr Grunberg a dès lors sensiblement changé. Au menu de la prescription, des produit moins coûteux et pas forcément récents.

« Fameuse indépendance »

Finalement, ce changement dans la prescription rejoint sa conception de départ du métier. « Le vrai problème du médecin, c’est l’observance, faire en sorte que le patient prenne ses médicament quand il le faut, plutôt que l’ordonnance. Expliquer l’intérêt ou non d’un traitement, c’est beaucoup plus difficile que de prescrire des médicaments. » Avant de poursuivre : « C’est un travail de fourmi pour arriver à cette fameuse indépendance, souffle-t-il. Il faudra bien compter une génération de médecins pour y parvenir. » Dominique Dupagne a, quant à lui, décidé de « secouer le cocotier » dans l’espoir d’accélérer la prise de conscience de la profession. Comme dans son cas, il vaut mieux être insomniaque pour un médecin généraliste dans le XVIIe arrondissement de Paris, faire partie du conseil d’administration du Formindep et s’occuper d’un site Internet sur la santé, atoute.org, qui comptabilise chaque mois un million de visiteurs. Dominique Dupagne a barré l’accès de son cabinet aux visiteurs médicaux il y a dix ans, et créé son site cinq ans plus tard. « Atoute.org doit être un outil de contre-pouvoir, pour diffuser l’information muselée », explique-t-il. Une liberté de ton qui n’est pas seulement à l’adresse des laboratoires pharmaceutiques. « Je n’ai pas de ressentiments envers ces firmes. C’est une des industries les plus nobles qui existent. Sans elle, les médecins ne pourraient pas soigner. J’en veux d’avantage à ces médecins qui acceptent le financement des laboratoires. » Sa colère s’est dernièrement dirigée contre un de ses confrères à qui il a reproché d’avoir trop d’intérêt financiers avec un laboratoire. Le confrère en question n’a pas apprécié l’allusion. Le conseil national de l’Ordre des médecins non plus.

Mais un blâme n’a pas suffit à désarmer Dominique Dupagne, qui est déjà reparti à l’assaut et a fait appel de la décision. En plus d’être un porte-voix, Atoute.org sert aussi de forum à tous ces médecins qui se sentent « isolés au milieu de cette gigantesque machine de communication ». « Quand une firme lance un médicament, elle doit être sur tous les fronts, elle ne dispose que de dix ans pour rentabiliser ses nouvelles molécules avant que celle-ci ne tombent dans le domaine public. Elle doit démarrer vite et fort », raconte-il. Il décrit les vastes campagnes relayées par les « dealers d’opinion », des médecins dont les recherches financées par un laboratoire vanteraient les mérites du nouveau produit. « Si, en tant que médecins généraliste, vous émettez des doutes de fiabilité de ce nouveau médicament, vos patients peuvent vous prendre pour incompétent, ringard. Cela demande du temps, de l’énergie ; et de la pédagogie pour expliquer cela aux patients. J’en ai souffert quand je débutais, il y a vingt ans. »

« Le fantasme de surpuissance »

« Mais non, nous ne sommes pas seuls ! » ; s’esclaffe Christian Lehmann en arpentant nerveusement son cabinet de médecine générale à Poissy, dans la banlieue parisienne. « Docteur Lehmann », un nom qui n’est pas totalement inconnu du grand public. Après quinze livres publiés, et une certaine exposition médiatique, il a voulu donner l’alerte et convaincre sans passer pour un iconoclaste paranoïaque, conspué par certains confrères. L’énergie et le charisme de ce quadragénaire ont fait prendre la sauce médiatique. Les manipulations par l’industrie pharmaceutique ne seraient pas une de ces énièmes théories du complot. Pour Christian Lehmann, c’est une réalité qui s’invite jusque dans les cabinets des praticiens. Dans l’un de ses ouvrages, Patients, si vous saviez (Robert Laffont), publié en 2003, il dénonce notamment les manœuvres des laboratoires pour séduire et convaincre les médecins de prescrire leurs produits. Depuis 1984, quelques mois après son installation à Poissy, Christian Lehmann ne reçoit plus de visiteurs médicaux, agacé par leur « agressivité commerciale ». « Le discours de ces représentants de commerce est celui de fantasme de surpuissance : ‘‘ Médecins, vous êtes bon. Mais nous avons le moyens de vous rendre encore meilleurs, raconte-il. Selon eux, plus un médicament est nouveau, plus il est efficace. Mais l’histoire nous a montré qu’il pouvait être moins et plus cher, parfois même dangereux, comme dans le cas du Vioxx. » Contrairement à ce qu’ont vécu beaucoup de ses confrères, l’affaire du Vioxx n’a pas été traumatisante pour lui : il y était préparé. Christian Lehmann s’était obstiné à ne pas le prescrire, alerté par des articles dans des revues scientifiques. Un refus qu’il a aussi dû défendre face à des patients demandeur de nouveautés. « J’avais un doute et le principe premier de la médecine est ‘‘ Primum non nocere’’ : d’abord ne pas nuire. » Une bonne intuition qui lui a permis de conquérir la confiance de sa clientèle. « L’affaire du Vioxx a complètement changé la perception des patients face aux médicaments, analyse-t-il. Aujourd’hui, même dans les fictions, le grand méchant peut être la firme pharmaceutique. Cela aurait été impensable il y a vingt ans. » Au-delà de la « responsabilité de prescription du médecin », le combat du docteur Lehmann est avant tout un engagement politique, « éminemment politique ». Avec un objectif : l’accès au soin pour tous. « Les firmes pharmaceutiques suivent la même logique que le capitalisme financier d’aujourd’hui. Désormais, la part de leur budget pour la recherche et le développement est moindre que celle du marketing et de la communication, explique-t-il. L’intérêt de ces firmes est différent de celui du patient. Les laboratoires entrent dans une concurrence frontale, c’est-à-dire qu’ils se positionnent sur un même créneau qui vend, comme celui des anti-inflammatoires, et qu’ils concentrent tous leurs efforts pour faire prescrire ces médicaments pas toujours efficace et ruineux pour la Sécurité sociale. »

« La médecine c’est politique »

D’ailleurs, son prochain opus (Les fossoyeurs, parution prévu le 15 février 2007, édition Privé) traitera, entre autres, du désengagement de l’Etat dans la formation continue des médecins et dans la surveillance des études menée sur les médicaments avant leur mise sur le marché, qui mèneront à la perte de la Sécurité sociale. Pour faire entendre ce message, il à déjà rencontré des hommes politiques « de tous bord », faisant mine de s’étonner d’avoir « même rencontré un élu UMP ». Sans détour, Christian Lehmann se dit « en phase avec les propositions de santé de la gauche ». « Finalement, la médecine, c’est politique », ajoute-t-il. Mais pas seulement. Adolescent il avait rêvé d’une médecine qui « touche des êtres humains, physiquement et moralement », réfractaire aux chiffres que ses parents, expert-comptable et trésorière, utilisaient quotidiennement. Avant d’ajouter, avec une pointe de regret : « Naïvement, je pensais qu’en médecine, l’argent n’était qu’un moyen d’échange, pas une finalité. »