Le business de la sécurité dans les établissements scolaires

20 octobre 2008  |  dans Enquêtes

Ecrans de vidéosurveillance. Photo : Juliette Robert

Ecrans de vidéosurveillance. Photo : Juliette Robert

Portiques anti-métaux, alarmes, bornes biométriques ou caméras renifleuses, le marché de la sécurité dans les écoles est plus florissant que jamais. Professionnels et spécialistes lui promettent aussi un avenir radieux. Enquête sur un business estimé à 159 millions d’euros.

«Ces appareils sont à la mode, il faut vivre avec son temps », commente Michel Richard, secrétaire national du SNPDEN, le principal syndicat de proviseurs. Cette « mode », lancée il y a une décennie, n’est pas près de passer. De plus en plus d’écoles, de lycées et collèges font confiance aux dispositifs technologiques pour leur sécurité. Le lycée Jean Rostand à Mantes-la-Jolie, une zone urbaine sensible, a installé 104 caméras dans ces murs. Le Corbusier à Poissy s’en est doté de 30 et La Vallée de Chevreuse à Gif-sur-Yvette en a installé treize. Une facture qui s’élève à 80 000 euros pour le second et 62 000 pour le troisième. Les caméras flambant neuves s’accompagnent quelquefois de bornes biométriques, de portiques anti-métaux ou de sasses de sécurité. Exit la gardienne et la loge à l’entrée du lycée, à l’Ecole du XIXème siècle, les machines les ont remplacées. De quoi assurer des jours heureux aux industriels du secteur.

Ainsi la région Ile-de-France qui finance les dispositifs de sécurisation des lycées franciliens, a dû ouvrir en 1999 «une ligne de crédit spécifique dotée d’un budget réservé à la sécurité». Depuis, la collectivité a dépensé 45 millions d’euros. Un budget en croissance constante (voir encadré). « Si les établissements ont recours à cette technologie, c’est avant tout pour lutter contre les intrusions extérieures et les dégradations », explique Tanguy Le Goff, auteur en 2007 d’une étude sur la vidéosurveillance dans les lycées franciliens (voir encadré). C’est d’ailleurs pour cette raison que le lycée de La Vallée de Chevreuse a fait installer un système de vidéosurveillance. « Nous avons eu 3 effractions en 6 mois, raconte l’intendante de l’établissement, à chaque fois les robinets, la salle des profs et la photocopieuse ont été dégradés».

Des millions pour les régions

Autre région adepte des dispositifs : l’Alsace. Si elle affirme ne pas avoir de « budget précis en matière de sécurité dans les établissements scolaires », elle compte 280 caméras et 50 % de lycées «sous contrôle vidéo». Soit une moyenne de 3 à 4 caméras par structure équipée. Et «les caméras sont systématiquement introduites dans les nouvelles constructions». Quant à la région Centre, elle consacre un budget pour la sécurité extérieure des établissements entre 500 000 et un million d’euros par an. Celle-ci refuse de financer les dispositifs installés à l’intérieur. 30 % des lycées seraient «complètement équipés» (surveillance des accès, grilles de protection, etc.) et 10% d’entre eux auraient mis en place un système de vidéosurveillance dans l’enceinte de l’établissement. En Aquitaine, dans le cadre d’un plan de restructuration de 700 millions d’euros, la construction de nouvelles clôtures, de grillages et l’amélioration de la visibilité aux entrées et sorties des établissements « ont été pris en compte ».

Vidéosurveillance et biométrie chez les tout petits

Une borne biométrique.

Une borne biométrique.

Les conseils régionaux et généraux, compétents pour les lycées et collèges, ne sont pas les seuls à mettre la main au portefeuille. Les municipalités sont aussi clientes. La mairie d’Issy-Les-Moulineaux a mis en place un système de webcaméras dans 3 crèches pour permettre aux parents de garder l’œil sur leur progéniture une demi-heure par jour. Le privé a suivi le mouvement « à la demande la municipalité » selon Tout Petit Monde, entreprise gérante de la crèche Les Lavandières. La biométrie s’invite aussi chez les tous petits. A Neuilly-Plaisance, 2 crèches se sont dotées « d’un système de pointage biométrique afin de contrôler qui amène et vient chercher les enfants, et simplifier le système de facturation » (Le Monde, octobre 2007). Malgré la multiplication de ces procédés, il n’existe aucun recensement national du nombre et des types des dispositifs, pas plus que leur coût global.Car les choses se décident localement. Chaque région finance ses lycées, les départements se chargent de l’équipement des collèges, les municipalités, des écoles et des crèches. Seules les bornes biométriques, utilisées pour contrôler les accès des restaurants scolaires sont soumises à autorisation de la Cnil (Commission nationale informatique et libertés) (voire encadré). En 2008, 248 établissements avaient obtenu cet aval.

Un développement incontrôlé

photo : Juliette Robert/Youpress

photo : Juliette Robert/Youpress

Quant aux caméras de vidéosurveillance, elles ne sont soumises « à déclaration» de la préfecture, seulement lorsque qu’elles sont braquées sur la rue (aux entrées par exemple). Ce qui représente la minorité d’entre-elles. A Paris, 88 caméras ont été recensées par la préfecture. Le nombre de caméras à l’intérieur des écoles étant laissé à la discrétion du chef d’établissement et de la collectivité qui finance, il n’existe aucun chiffre national, ni autorité de contrôle. Une lacune que la CNIL a souligné cette année à Michèle Alliot-Marie, Ministre de l’Intérieur. « Il résulte du système actuel, une totale incertitude quant au régime juridique applicable, ainsi qu’une incompréhension croissante tant des citoyens que des responsables de systèmes », constate la Commission qui demande la mise en place d’une instance de contrôle.

Malgré l’absence de données, l’agence de presse, Security-info, qui publie chaque année L’Atlas en toute sécurité, a réalisé pour Témoignage Chrétien une estimation de la part des marchés publics dévolue à l’Education nationale. Selon elle, en 2007, le marché de la sécurité dans les établissements scolaires représente 159 millions d’euros en France soit une croissance de 6% par rapport à 2006. « Pour 2008, nous prévoyons une progression de 5% », estime Patrick Has, rédacteur en chef de l’agence de presse. Selon l’expert, ce ralentissement de la croissance n’est pas dû à une baisse de la consommation des écoles. Seulement, les responsables achats des marchés publics suivent à la lettre les directives d’économies budgétaires de l’Etat. En France, la demande des établissements scolaires représente à peine 1% de tout le marché de la sécurité évalué à 17 milliards d’euros. A titre de comparaison, le marché américain, leader mondial, représente 170 milliards d’euros. La France serait-elle en voie de rattraper son retard ? « Depuis les attentats du 11 septembre, la lutte contre le terrorisme a pris le pas sur la protection des libertés provoquant un consensus entre les partis de gauche et de droite », répond Patrick Has.

Un marché « pas très sexy » ?

Pour Pierre Benguigui, PDG d’Alise, distributeur de bornes biométriques pour les cantines, « ce marché bénéficie d’une croissance exponentielle ». Au cours de l’année scolaire 2007-2008, son entreprise a équipé 60 établissements scolaires soit un chiffre d’affaires de 300 000€. Pour l’année qui débute, il compte en vendre une centaine. « Le marché éducatif est assez spécial, tempère Emmanuel Reynaud, directeur commercial de Cisdec, spécialiste de la vidéosurveillance. Comme tous les marchés administratifs, celui-ci n’est pas très ’sexy’ : les budgets sont faibles, les délais de paiements sont longs et les directeurs d’établissements sont très exigeants vis-à-vis de la règlementation. Dans ce milieu, les craintes sont très exacerbées. » Mais la petite entreprise comptant 8 employés et dont 5% des contrats ont été conclus avec des établissements scolaires, devrait malgré cela doubler ses effectifs dans l’année. Il est vrai que le marché de l’Education nationale, en raison du système d’appel d’offre, se caractérise souvent par la recherche systématique du moins cher. Ce qui pourrait faire reculer nombre de professionnels de la sécurité. Et pourtant, cette politique d’économie budgétaire n’empêche pas les industriels d’engranger les contrats. Ainsi, « dans les universités, la sécurité était auparavant gérée par des services internes – les appariteurs-. Désormais, ce sont des sociétés privées qui l’assurent », analyse Patrick Has.

Manque d’experts

photo : Juliette Robert/Youpress

photo : Juliette Robert/Youpress

Autre particularité du marché de la sécurité dans les établissements scolaires, les donneurs d’ordre, ne sont pas spécialistes de la question. De quoi donner de mauvaises idées aux sociétés peu scrupuleuses. Dominique Pécaud, enseignant chercheur à l’Université de Nantes, qui a réalisé une enquête* sur la vidéosurveillance, confirme : «Les chefs d’établissements et les décideurs de l’Education nationale ne sont pas prêts. Et les conseillers sont très subtils. Ils leur disent : ‘vous ne pouvez pas vous passer de la technologie’ et n’hésitent pas à devenir menaçants en expliquant qu’en cas de problème on va leur reprocher de ne pas avoir mis en place de dispositif». Cela évolue car de plus en plus, les donneurs d’ordre font appel à des sociétés de conseil. Evidemment, cela a un coût : entre 5000 et 30 000 euros selon la taille de l’établissement. Une somme à ajouter aux milliers d’euros facturés pour le matériel et sa maintenance (voir encadré).

L’obstacle idéologique : l’exception française

Face à l’explosion du marché, le seul véritable obstacle semble être une partie de la communauté éducative elle-même. Des enseignants, des parents, des chefs d’établissements refusent toujours l’outil technologique et jurent pouvoir assurer la sécurité grâce à la pédagogie. «Les chefs d’établissements confrontés à des problèmes de sécurité ne cessent de s’interroger sur l’opportunité d’installer ces systèmes», analyse le chercheur Dominique Pécaud. Ils sont perdus entre « la nécessité de faire face aux problèmes de violences et d’intrusion et leurs convictions ». Selon l’enseignant « face à la pression des entreprises, les chefs d’établissements se défendent souvent avec des arguments idéologiques». Une exception française ? Oui, selon Emmanuel Reynaud de l’entreprise Cisdec : « La vidéosurveillance est présentée comme un avantage pour un établissement scolaire anglais, ici cela est vécu comme un facteur de risque ou de plainte, voire de retrait de subvention ». Même constat pour Patrick Has : « En France il y a une véritable défiance vis-à-vis de la sécurité privée, car nous sommes très attentifs à la protection des libertés ». L’étude de Tanguy le Goff sur les lycées d’Ile-de-France conclut également que: « C’est parmi eux [les enseignants, NDLR] que l’on peut rencontrer les oppositions les plus fortes à l’installation de cet outil au motif qu’il irait à l’encontre de leur travail pédagogique ». Ces réticences poussent souvent le chef d’établissement à réfléchir à deux fois avant de se lancer dans les installations.

Mais les industriels ne se laissent pas démonter. Conscient de l’existence de cet obstacle idéologique, en 2004 le GIXEL, le groupement des industries de la microélectronique, a présenté un «livre bleu » qui recommande au gouvernement de se faire « plus incitatif ». En voici un extrait : « les pouvoirs publics et les industriels s’entendront sur une action incitative, en faveur de l’utilisation des moyens biométriques dans la vie courante, transaction « cardless »[sans carte, badges, NDLR], utilisation de la biométrie dès le plus jeune âge. Les industriels de leurs côtés, proposeront des utilisations de confort ou ludiques exploitant ces mêmes technologies pour faciliter leur acceptation par la population. » Histoire que la technologie de sécurisation s’imprime définitivement dans le paysage des établissements français. Et dans les têtes des nouvelles générations.

* L’impact de la vidéosurveillance sur la sécurité dans les espaces publics et dans les établissements privés recevant du public, Dominique Pécaud, IHESI, 2002.

La biométrie à l’école: attention où vous mettez les mains !

En septembre 2008, 248 établissements scolaires avaient obtenu l’autorisation d’installer des dispositifs biométrique à l’entrée de la cantine. Loin des machines ultra sophistiquées que l’on peut imaginer, les petits cubes en plastique noir assortis de claviers numériques, se font discrets à l’entrée des selfs. A l’heure du repas, les élèves placent leur main sur une plaque en métal et composent leurs codes confidentiels. Bip. La machine acquiesce, le plateau tombe, le lycéen peut manger.

Ces bornes d’accès « à géométrie du contour de la main » sont les seuls dispositifs biométriques autorisés dans les établissements. Ils sont soumis depuis 2002, date de la première autorisation, à l’accord de la CNIL. Toutefois, depuis avril 2006 elle n’étudie plus les demandes au cas par cas. Le Chef d’établissement télécharge l’autorisation sur internet et s’engage a respecter les conditions imposer par la Commission. «Ce système nous permet de faire des économies car il n’y pas besoin d’acheter des badges et il n’y a plus de fraude à la cantine », justifie Monique Montaudon, intendante au lycée de la Vallée de la Chevreuse à Gif-sur-Yvette (78).

Cet établissement est l’un des premiers à avoir eu recours à la biométrie. En 2005, la mise en place des bornes « a inquiété les parents et les enseignants », raconte-t-elle. Inquiétude est un faible mot : un mois après l’installation un « commando » fait irruption dans le lycée et détruits les précieux boitiers. Trois bornes et un logiciel dont le coût s’élève à 14 000 euros, financés par les fonds propres de l’établissement. Les départements et régions, censés financer les dispositifs de sécurité des collèges et lycées refusent pour le moment de payer pour la biométrie. Ce qui n’empêche pas les chefs d’établissements, sans contrôle de l’Education nationale, d’être de plus en plus nombreux à se doter des fameux boitiers. Il y a un an 182 autorisations avaient été délivrées, soit une augmentation de 36% en un an.

Leïla Minano et Ariane Puccini.