Israël : refuser la guerre

5 février 2024  |  dans International

Raz Bar-David Varon, documentariste de 32 ans chez elle à Tel-Aviv.
Elle est une membre active du réseau de solidarité des objecteur·ices de conscience israelien·nes.
© Haidi Motola

Dans un pays dirigé par l’extrême droite et imprégné de culture militariste, les objecteur·ices de conscience révèlent la prégnance du nationalisme et du racisme d’une société où la gauche anticolonialiste reste cantonnée aux marges depuis plus d’un demi-siècle.

« Quand j’étais petite, je me rêvais pilote dans l’armée », s’amuse Raz Bar-David Varon. À 18 ans, devenue adulte, elle passe plusieurs mois en prison pour avoir refusé de faire son service militaire. Depuis, elle évolue dans les milieux féministes, queer et anticolonialistes de son pays. Savourant un thé sous le soleil d’hiver de Tel Aviv, la jeune documentariste de 32 ans tente de résumer quinze années de militantisme au sein de la gauche radicale israélienne. Son moral va et vient depuis longtemps. « Souvent, je me demande si ça a véritablement servi à quelque chose », confie-t-elle. Jamais pourtant elle n’a regretté.

Comme elle, une poignée de jeunes Juifs et Juives israélien·nes refuse chaque année de se soumettre à la conscription obligatoire. Au-delà des mois passés derrière les barreaux, celles et ceux qui désobéissent paient les conséquences de leur décision tout au long de leur vie. Bien qu’elle se sente usée par toutes ces années passées « à la marge », Raz Bar-David Varon reste une membre active du réseau de solidarité des objecteur·ices de conscience. Chaque fois qu’elle est sollicitée pour expliquer son choix, elle se débrouille pour se rendre disponible.

En Israël, tourner le dos à « l’armée du peuple », telle qu’on la surnomme, constitue un blasphème politique au coût social important. « L’immense majorité des citoyens juifs d’Israël considère que l’armée est indispensable pour assurer la sécurité du pays », analyse la sociologue française Karine Lamarche, qui a consacré plusieurs ouvrages aux Israélien·nes pacifistes qui militent contre leur camp. « Si on ne participe pas à cet effort, on est considéré non seulement comme égoïste, mais aussi comme un profiteur, voire un traître. »

Occuper, expulser, annexer des territoires : depuis le plan de partage de la Palestine en 1947, Israël ne cesse de redéfinir ses frontières par les armes. Et chacun·e est tenu·e de participer à l’effort national. En plus du service militaire, une part importante des citoyen·nes sert en tant que réserviste : jusqu’à 40 ans, parfois 50, ils et elles ont l’obligation de rejoindre leur base militaire plusieurs jours par mois. Devenue banale, la guerre est ancrée dans le quotidien des familles.

Petite fille, Raz Bar-David Varon enfilait l’uniforme trop grand de son père pour se déguiser lors de la fête religieuse de Pourim. Comme tant d’autres enfants juifs et juives israélien·nes, elle a été élevée dans un environnement où l’armée est synonyme de fierté, de joie et de célébration des liens. Elle avait 15 ans lorsqu’elle a découvert le mur, en construction à l’époque, qui s’érige entre Israël et la Cisjordanie. Les villages et les camps de réfugié·es aperçus ce jour-là à travers les blocs encore discontinus du mur sont gravés dans sa mémoire. « J’ai compris que cette armée que je croyais de défense, comme son nom l’indique, était en réalité une armée d’occupation. En quelques minutes, mon monde s’est effondré : tous mes repères ont disparu », se remémore-t-elle.

Regarder l’apartheid en face

32 mois pour les garçons. 24 pour les filles. Le service militaire est obligatoire pour tous les Juifs et les Juives israélien·nes depuis la création de l’État en 1948, mais les « ultraorthodoxes » peuvent bénéficier d’une exemption (1). Les Palestinien·nes de nationalité israélienne, pour leur part, ne reçoivent pas d’ordre de conscription. En 2020, 8 % des garçons et 4 % des filles soumis·es à conscription ont été réformé·es pour indispositions médicales ou psychologiques. Quelques autres enfin l’ont été durant leurs classes pour « mauvais comportement ».

En 2020, sur près de 75 000 Israélien·nes mobilisables qui avaient atteint l’âge de 18 ans, quatre ont refusé publiquement d’obéir à leur ordre de conscription, sans pour autant solliciter d’exemption médicale, religieuse ou psychologique. Einat Gerlitz est l’une de ces objecteur·ices. À 19 ans, elle a été incarcérée 87 jours dans une cellule du quartier des femmes de la prison militaire de Neve Tzedek, au nord de Tel Aviv, entre les mois d’août et de décembre 2022.

« J’ai d’abord envisagé de rejoindre une unité de combat pour éviter que cette place soit occupée par un ou une jeune raciste », raconte la jeune femme, cheveux châtains coupés court et lunettes cerclées de plastique bleu lui mangeant la moitié du visage. Mais Einat Gerlitz a finalement considéré que le problème ne venait pas des individus, mais d’un système. « Que l’on soit envoyé au combat ou affecté à un poste de secrétaire ou d’infirmière, tous ces secteurs font fonctionner l’armée, qui est l’outil principal du système d’oppression des Palestiniens », tranche-t-elle.

Comme les autres objectrices de conscience rencontrées pour ce reportage, elle souligne le rôle décisif qu’a joué sa rencontre avec les Palestinien·nes. « La séparation entre les Juifs et les Palestiniens est très forte ici. Dans mon lycée, nous n’étions que des Juifs. C’est pendant les manifestations pour le climat en 2018 que je me suis fait des amies palestiniennes. Au cours de nos discussions, j’ai pris conscience que mon expérience était totalement différente de la leur, alors que nous vivons dans la même ville et qu’elles disposent de la citoyenneté israélienne comme moi. » Pour l’adolescente, c’est le déclic. Elle s’informe via les réseaux sociaux et discute avec ses parents, universitaires, proches de la gauche libérale, « mais très éloignés du militantisme », précise Einat Gerlitz. Pour prendre le temps de la réflexion, à la sortie du lycée, elle s’engage comme bénévole dans un kibboutz (2) : cela repousse d’un an son appel sous les drapeaux et lui permet d’expérimenter son attrait pour le travail de la terre. À son retour, sa décision est prise.

Einat Gerlitz veut interpeller les jeunes Israélien·nes, les pousser à regarder en face « la colonisation, mais aussi l’apartheid qu’Israël fait subir aux Palestiniens ». Au fil des entretiens, la jeune femme insiste et répète : « Oui, on fait de la prison, mais c’est incomparable avec la répression que subissent les Palestiniens et Palestiniennes, y compris les enfants : nous avons le choix de soutenir ou de dénoncer l’armée et les crimes que commet notre État. »

Une armée glorifiée en Israël

À la gare de Jérusalem, chaque jeudi à partir du milieu d’après-midi, le regard étranger est frappé par la routine qui ouvre le week-end. À mesure que le soleil décline apparaissent des groupes d’adolescent·es en uniforme, sacs au dos et, parfois, arme automatique en bandoulière. Les tout·es jeunes soldat·es rentrent dans leur famille. Cette visibilité de l’armée dans l’espace public n’est pas accidentelle, elle est même encouragée : certains musées nationaux offrent l’entrée aux soldats qui se présentent en uniforme.

En primaire, les écoles organisent des collectes de dessins à destination des soldats. Puis dès le collège, les enfants se questionnent sur l’unité militaire qu’ils souhaitent rejoindre. Des cours particuliers préparent celles et ceux qui le souhaitent – et qui en ont les moyens –, aux tests physiques et théoriques pour intégrer les secteurs d’élite. En Israël, la question : « Et toi, où as-tu servi dans l’armée ? » est la première que l’on pose à chaque nouvelle rencontre, tout au long de la vie.

S’il n’est pas simple de rompre avec le statu quo militariste, le mouvement des objecteur·ices de conscience se maintient dans le paysage politique depuis près de quarante ans. Partagée sur les réseaux sociaux, l’expérience de Raz Bar-David Varon a nourri l’engagement d’Einat Gerlitz, qui à son tour a inspiré Sofia Orr, 17 ans. « Je sais que cela va influencer toute ma vie, mais je préfère aller en prison plutôt que servir dans cette armée raciste et coloniale », déclare l’adolescente aux grands yeux verts. Fille d’une enseignante et d’un artiste, elle veut rompre avec le sentiment d’impuissance qui l’habite. « Refuser de faire son service, c’est l’opportunité de faire entendre une voix opposée à ce que l’on apprend à l’école qui, au pire, nie l’existence des Palestiniens, et au mieux parle de “conflit”. Comme si Juifs et Palestiniens se trouvaient à égalité ! », s’indigne la jeune fille. Plutôt qu’un sacrifice, Sofia Orr envisage l’insoumission militaire comme une opportunité. « Je ne pourrai avoir cet impact qu’une seule fois dans ma vie, et je considère que c’est le minimum que je puisse faire. »

Depuis 2014, l’ONG Mesarvot – qui signifie « celles qui refusent » en hébreu – coordonne les objecteur·ices de conscience et tente de médiatiser leur cause. La loi interdisant l’appel à l’insoumission militaire et la diffusion des témoignages la contraint à avancer prudemment. Pour éviter les poursuites et la fermeture administrative, l’association se présente comme un réseau de « désobéissance civile contre la colonisation et l’apartheid », sans plus de détails.
Elle met des ressources juridiques et humaines à la disposition de quiconque souhaite se soustraire à l’appel. Et surtout, elle joue les porte-voix des jeunes qui exposent leurs motivations – personnelles et politiques – sous la forme de lettres ouvertes rédigées à la première personne. Pour Shahar Perets, 20 ans, s’exprimer au « je » a été l’occasion de dépasser sa timidité, qu’elle attribue en partie au fait d’être une femme. Après avoir désobéi en 2021, elle a effectué plusieurs séjours en prison militaire avant d’obtenir son exemption. « Non seulement j’ai appris à donner mon avis et à m’exposer, mais j’ai aussi appris à faire respecter ce “non”. Malgré les nombreuses critiques, je me sens bien plus forte aujourd’hui, capable de diriger ma vie, de faire mes propres choix. »

Féminisme et « pink washing »

Un moment de prise de conscience féministe qui ne doit rien au hasard, si l’on en croit les animatrices de Mesarvot. « Je suis très contente que notre structure porte ce nom “celles qui refusent” au féminin pluriel, alors qu’il n’y a pas que des femmes dans notre organisation, se réjouit Einat Gerlitz, la jeune femme aux lunettes bleues. Pour une fois, ce sont les hommes qui sont invisibilisés au nom d’une démarche collective. » Le nom de l’organisation n’est pas un simple support de communication, mais une manière d’imposer une rupture avec la conception majoritaire du féminisme en Israël. « L’armée est tellement centrale que la figure féministe reconnue ici, c’est Alice Miller (3), qui s’est battue en 1995 pour que les femmes puissent devenir pilotes dans l’armée », s’agace Yasmin Ritchie-Yahav, coordinatrice de l’ONG.

Le fait que garçons et filles soient soumis·es aux obligations militaires est continuellement présenté comme une preuve de l’ouverture d’esprit de l’armée israélienne. « Je ne vois rien de féministe dans le fait qu’une femme gagne le droit d’aller bombarder Gaza, donc de bombarder aussi des femmes et des enfants », souffle Sofia Orr, la jeune femme qui s’apprête à refuser son appel. « Le féminisme, ce n’est pas l’égalité dans l’exercice de la domination, c’est l’émancipation de toutes, y compris des femmes palestiniennes », synthétise Einat Gerlitz, qui dénonce le « pink washing » israélien, soit le déploiement d’un discours public en faveur des droits des femmes et des personnes LGBT+, alors que la réalité se situe à l’opposé. « Les services de renseignement israéliens font régulièrement chanter les Palestiniennes ou Palestiniens non hétérosexuels, les menaçant de dévoiler leur orientation sexuelle pour les contraindre à devenir des informateurs », affirme la jeune femme.

Pour la théoricienne féministe israélienne Rela Mazali, il est clair que masculinisme et militarisme s’alimentent mutuellement. « En Israël, on attaque un politicien en le traitant de “faible”, souligne la militante. On assoit une carrière sur un parcours militaire “exemplaire”, c’est-à-dire meurtrier vis-à-vis des Palestiniens. » La société israélienne est tellement imbibée de culture militariste que « la guerre et la préparation de la guerre sont envisagées comme du soin porté aux siens », explique la militante. Elle poursuit : « Les Juifs et Juives israéliennes vivent dans un état de peur alimentée par les autorités politiques, qui s’indignent d’un attentat palestinien tout en évitant systématiquement de nommer les violences exercées par l’État d’Israël. » Cette peur justifie la multiplication des permis de port d’armes individuels, ce qui expose les femmes juives à plus de risques de décès au sein de leur foyer. Lesquelles sont systématiquement encouragées à devenir mères pour soutenir l’effort démographique et entretenir une majorité juive. « Ce faisant, elles acceptent aussi d’élever de futurs soldats et soldates », conclut Rela Mazali.

Le « privilège » de refuser la conscription

Forte d’une autonomie forgée dans son choix d’insoumission, Sharar Perets est partie plusieurs mois en Amérique du Sud. À son retour, elle a posé ses valises à Haïfa, « une ville où Juifs et Palestiniens se croisent, voire se rencontrent ». Elle partage un petit appartement accroché aux pentes de la ville portuaire avec son compagnon. Lui exécute son service. « Tout le monde ne peut pas se permettre de refuser », regrette la jeune femme. Comme toutes celles que nous avons rencontrées, Shahar Perets tient à souligner que son choix a été rendu possible par sa position sociale privilégiée.

Mina*, la trentaine, est thérapeute et bénévole au sein de l’ONG féministe et antimilitariste israélienne New Profile. Elle a refusé de rejoindre l’armée la même année que Raz Bar-David Varon. Elle sait que pour certain·es, la désobéissance n’est pas une option : « Pour les Juifs et juives issues des catégories les plus pauvres et discriminées en Israël, l’armée est l’unique levier de progression sociale. » Les Juif et Juives éthiopien·nes ou arabes (4) mais aussi les personnes LGBT+ sont nombreuses à espérer gagner du respect – et faire sauter le plafond de verre – en répondant à l’appel militaire. Dans les faits, toutes ces minorités subissent des violences racistes, homophobes, transphobes ou sexistes dans leurs unités qui les poussent souvent vers la sortie. D’autres, au contraire, espèrent être exempté·es, non pour des raisons politiques, mais pour continuer à travailler et soutenir leur famille financièrement. Loin d’être engageantes, les soldes s’élèvent à un tiers du salaire minimum israélien. La situation économique : voilà l’autre grand motif d’inégalité entre les appelé·es. « Pour refuser publiquement de servir, il faut être sûr que sa famille peut financer ses études, car certaines bourses universitaires ne s’obtiennent qu’à travers l’armée, rappelle Mina. Il faut disposer d’un capital social sécurisant et pouvoir se permettre de ne pas travailler durant les mois passés en prison. »

Yasmin Ritchie-Yahav, la coordinatrice de Mesarvot, s’est soustraite au service militaire en 2019. Elle affirme aujourd’hui vouloir « mettre son privilège au service des luttes aux côtés des Palestinien·nes ». À 22 ans, elle suit déjà les pas de sa mère, salariée d’une ONG israélienne de défense des droits humains, et s’accommode de l’idée qu’elle « sera militante toute [sa] vie ». Parce qu’elle veut « prendre soin du vivant », Einat Gerlitz se voit écologue ou agricultrice. Shahar Perets, elle, voudrait devenir « travailleuse sociale dans une structure où le respect des droits des Palestinien·nes tient une place importante ». Après quinze ans de vie militante, Raz Bar-David Varon est quant à elle gagnée par un fort sentiment d’échec face à une société israélienne qui, selon elle, s’enfonce dans ses obsessions identitaires. Elle s’en désole, car « les rangs des anticolonialistes se renouvellent sans jamais, pour autant, s’étoffer ».

(1) La pratique religieuse des ultra-orthodoxes est incompatible avec la mixité de genre imposée par l’armée.
(2) Héritiers des colonies agricoles collectivistes de la jeunesse sioniste de gauche, au xixe siècle, les kibboutz sont aujourd’hui des villages organisés de manière collective.
(3) Alice Miller, née en 1972, est une figure de référence du féminisme en Israël. Exclue d’office, en tant que femme, du concours d’entrée de l’armée de l’air, elle avait obtenu en 1995 devant la Haute Cour de justice, l’ouverture de ces unités d’élite aux femmes.
(4) Les Juifs et Juives arabes sont désigné·es par le terme « Mizrahim » en Israël, englobant les communautés juives originaires du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Asie centrale.
* Le prénom a été modifié.