Isicathamiya : le blues zoulou résonne encore
1 juillet 2009 | Ariane Puccini dans Culture, International
Ils piétinent doucement et chantent a capella. Dans les townships et les hostels habités par les travailleurs noirs sud africains, le temps s’est arrêté pour ces chœurs d’hommes.
Gants blancs immaculés, chaussures lustrées, costumes trois-pièces, boutons de manchettes rutilants. Tirés à quatre épingles. Ils se tiennent debout en cercle autour de leur «lida», leur chef.
Main à l’oreille, celui-ci lance le premier chant en zoulou, repris par les voix soprano, alto ténor et basses du choeur. Imperturbables malgré le brouhaha du public de badauds qui prend place. Dans la salle, un sous-sol bétonné et éclairé par la lumière blafarde des néons, quelques bancs en bois et, au fond, des meubles et de vieux matelas remisés. Les quinze chanteurs se mettent en ordre de marche, en colonne, suivant une chorégraphie méticuleuse. Ils se dirigent en faisant résonner leurs souliers vers la scène, un espace vaguement délimité par un poteau et un mur. Ici, parmi les choristes comme dans le public, pas une seule femme. Nous sommes au Jeppe Hostel, au cœur des quartiers populaires de Johannesburg, un centre d’hébergement réservé aux hommes, travailleurs migrants noirs originaires de tout le pays. Depuis près d’un siècle, les habitudes perdurent ici, comme dans les salles communales des townships de Joburg ou de Durban, la capitale Zouloue.
Loin des leurs
Chaque samedi soir jusqu’à l’aube, une trentaine de groupes d’Isicathamiya se succèdent et s’affrontent lors de compétitions de chants a capella, départagés par un juge choisi pour son impartialité, souvent blanc, parfois un clochard ramassé dans la rue. L’Isicathamiya (qui signifie piétiner doucement en zoulou) est né sous les auspices de la ségrégation, au début du XXème siècle parmi les mineurs et ouvriers zoulous, arrachés de leur campagne d’origine pour travailler dans les mines d’or ou dans les usines des environs. Loin des leurs, ils reconstituent encore aujourd’hui des chœurs selon leurs villages d’origine. Les chanteurs se réunissent sous l’autorité d’un leader, souvent plus âgé, qui écrit les chants et les dirige, « une figure morale dans le groupe, assure Veit Erlmann, ethnomusicologue à l’Université du Texas à Austin. Cela contraste avec le reste de la société sud africaine où l’autorité des aînés est en déclin depuis les soulèvements de Soweto en 1976. La jeunesse s’était rebellée contre le système ségrégationniste mais également contre leurs parents à qui ils reprochaient d’avoir abdiqué. Aujourd’hui, la jeune génération a perdu tout modèle moral à suivre, lâchés par leurs parents et le gouvernement ».
Représentant d’une autorité parentale déchue, le chef est celui qui choisit les membres du groupe, si besoin les attire jusqu’à la ville et leur assure une place dans le centre d’hébergement. Dans la cour du Jeppe Hostel, les chanteurs du premier groupe reprennent leur souffle, dans les fumées des braseros de fortune où grillent quelques saucisses. « Parfois, je me demande pourquoi je chante », raconte Duncan, la vingtaine. « Parce qu’en fait, à part la musique, je n’ai rien», poursuit le choriste au chômage comme un résident sur deux de l’hostel. « Mais ce vieil homme, ajoute-il en désignant le chef de son groupe, un sexagénaire grisonnant, chauffeur de taxi installé ici depuis plus de trente ans, cet homme me dit : « Sois patient, fais les choses bien, chante comme moi je chante et comme j’ai toujours chanté et comme je chanterai jusqu’à ma mort ». Tous chantent, alors, obstinément pour un même rêve : que l’isicathamiya devienne un jour leur ‘bread’, leur gagne-pain. Répétitions hebdomadaires, compétitions et discipline. « Tant de gens commettent de crimes ici, nous chantons pour ne par finir en prison, ou sombrer dans l’alcoolisme », confie un autre chanteur.
Zoulou et urbain
La nuit avance et le défilé des chœurs se poursuit. La nostalgie des paroles rappelle, encore aujourd’hui, le foyer laissé dans le Transvaal ou le Kwazulu Natal, les deux provinces zouloues d’Afrique du Sud. « C’est une stratégie duale, explique Veit Erlmann. Les chanteurs cherchent à travers ces chœurs, à préserver leur identité d’origine et en même temps les paroles des chants sont l’expression d’une nouvelle identité plus urbaine à laquelle ils aspirent. » A en croire l’universitaire, le genre n’a que peu évolué dans sa forme depuis 1939, lorsque Salomon Linda enregistre « Mbube » ( repris en France par Henri Salvador sous le titre « Le lion est mort ce soir » en 1962) pour lequel l’auteur ne toucha à l’époque que 10 schillings.
Le genre s’est ensuite légèrement renouvelé dans les années 60 avec les Ladysmith Black Mambazo, seul groupe d’isicathamiya qui est parvenu à franchir les frontières sud-africaines, en 1986 en plein boycott économique et culturel contre le régime de l’apartheid (voire encadré). C’est eux qui introduisent des paroles en anglais dans l’isicathamiya. Sur le fond, en plus des thématiques religieuses et des chansons d’amour, de nouveaux thèmes sont apparus avec les problématiques d’aujourd’hui. « Tu peux prendre ma voiture, mon argent, mais ne me tue pas. Pourquoi me tuer après m’avoir pris ma voiture ? Vole-moi mais ne me tue pas. » Un couplet qui a une résonance particulière dans ce pays qui enregistre l’un des plus fort nombre d’homicides au monde (près de 19000 meurtres l’année dernière contre, à titre de comparaison, 500 en France). Outre la criminalité, le Sida, la Coupe du Monde 2010, Barack Obama, la drogue, le chômage deviennent pêle-mêle les prétextes à de nouveaux chants. Une nouveauté, selon Veit Erlmann, qui notait qu’avant la fin de l’apartheid, en 1992, les paroles n’avaient aucune dimension politique. Cette prudence avait valu les faveurs du régime en place qui tenta de promouvoir le genre, en finançant certaines compétitions et, notamment dans les années 60, en le diffusant sur les radios ségrégationnistes, dédiées aux Zoulous.
« Le but était d’utiliser les nouvelles technologies pour rendre les homelands (territoire attribué par le régime d’Apartheid à chaque éthnie noire sud-africaine NDLR) plus acceptables. C’était une manière douce d’accompagner une politique brutale. Les paroles de l’isicathamiya prônaient le retour à la maison, le retour à la famille. L’idée était de faire admettre que le vrai foyer des Noirs était le Homeland et non la ville. » Le retour n’a pas eu lieu. Quinze ans après les premières élections multiraciales qui ont amené Nelson Mandela au pouvoir, Les homelands ont disparu mais les hostels et les townships sont restés. Et les compétitions d’Isicathamiya se déroulent toujours la nuit comme à l’époque des couvre-feux, sous l’Apartheid.
Les hostels, vestiges de l’apartheid
« La vie s’y est quand même améliorée ces dernières années », assure Veit Erlmann. Difficile à croire en voyant l’état des bâtiments du Jeppe Hostel. Ici, plusieurs centaines d’hommes noirs, originaires des provinces sud-africaines s’entassent toujours à plusieurs dans de minuscules chambres souvent insalubres.
Le gouvernement de Thabo Mbeki aurait pourtant versé plusieurs millions de rands pour améliorer les conditions de vie dans ces résidences où aucune femme n’est tolérée. Les Hostels sont sortis de terres au début du XXème siècle dans les grandes villes pour y « stocker »la main d’œuvre utile au développement économique de la première puissance africaine. Ils étaient réputés pour être de véritables coupe – gorges. Encore aujourd’hui, « les résidents doivent faire face à des violences criminelles et même sexuelles, raconte l’ethnomusicologue. Dans ce type d’environnement, toutes les formes de sociabilité sont vitales pour survivre » Appartenir à une équipe de football ou chanter dans un chœur peut ainsi permettre d’échapper à cette violence.
La légende Ladysmith Black Mambazo
L’inspiration serait venue une nuit de 1964. Joseph Shabalala aurait entendu dans un rêve l’harmonie parfaite du groupe qu’il avait formé à Durban, quatre ans plus tôt, les Ladysmith Black Mambazo. Un style à part et un nom sensé impressionner les autres équipes d’isicathamiya : « mambazo » signifie la hache en zoulou, pour mettre en pièce les autres concurrents. La renommée des choristes dépassa le cercle restreint des hostels de la province du Kwazulu Natal, d’où ils sont originaires. En 1970, le groupe enregistre ses premiers morceaux pour la radio zouloue sud africaine. Mais aucun titre des 25 albums qui suivront n’a alors encore franchi les frontières du pays. Ce n’est qu’en 1986, grâce à leur participation à l’album Graceland de Paul Simon, que les Ladysmith Black Mambazo accèderont à une renommée mondiale, malgré le boycott économique et culturel contre le régime d’apartheid auquel était soumis les artistes sud africains. Ils enregistrent alors leurs prochains albums aux Etats-Unis et sont, encore aujourd’hui, sur la route de tournées mondiales. A ce jour, ils ont vendu 7 millions d’albums en Afrique du Sud et dans le monde.