Carnets de bord en Roumanie

10 février 2010  |  dans International

photo : A. Puccini/Youpress

photo : A. Puccini/Youpress

Vingt ans après la chute du régime Ceausescu, en décembre 1989, quatre journalistes français du collectif Youpress étaient en reportage en Roumanie. Ils racontent quelques journées marquantes de leur voyage.

Ariane : Jour 1

« Ah ! vous n’êtes pas comme les Anglais, vous. Ceux-là, ils veulent du trash, des images-choc, des enfants sales et maigres, et le tout en caméra cachée ! » Dans la voiture qui m’emmène hors de Bucarest, Vlad, salarié d’une ONG qui œuvre auprès des orphelins, essaie de me mettre en garde.

D’accord, il m’emmène visiter, à ma demande, quelques orphelinats, « ceux qui ont encore besoin d’être rénovés et ceux qui le sont déjà ». Mais attention, il ne faut pas s’attendre à retrouver ce qu’on a découvert en 1989. « Les choses ont beaucoup changé », martèle-t-il. Finies, donc, les institutions sordides où étaient enfermés des centaines d’orphelins dénutris et hagards, enfants de la démence nataliste de Nicolae Ceausescu ?

Premier stop : nous voilà devant une immense bâtisse, une de ces « institutions à rénover ». Le directeur, cordial et à l’aise, devance mes attentes : visite guidée du bâtiment. Des ouvriers qui s’activent pour aménager les dernières chambres où couchaient 12 enfants. Désormais, elles n’en accueillent que 6 et sont équipées d’un petit salon avec table pour les repas et une télévision. Le chauffage a été rétabli cette année ; les pensionnaires, des adolescents handicapés mentaux, sont ravis. Deuxième stop : un centre de soin pour les enfants handicapés (qui représentent un tiers des enfants à la charge de l’Etat). Des équipements modernes, une équipe jeune et formée, des dessins d’enfants aux murs et la petite Raluca, 8 ans qui rit dans les bras de sa kinésithérapeute. « La preuve que les choses ont vraiment changé, ici. »

Vlad ne semble pas satisfait de mon assertion faussement naïve. « Pose ton appareil photo et ton carnet ! » J’obtempère. La porte qui mène a l’escalier est déverrouillée. Il se dégage une odeur moite et animale. Au premier étage, une vingtaine d’enfants végètent sur leur lit, répartis en trois chambrées. Pour veiller sur eux, deux femmes de ménage. L’une d’elles court après l’un des pensionnaires qui ne veut pas s’habiller. Là, un autre qui pleure. Je me penche et vois ses mains attachées solidement dans le dos par un collant en laine. « Enlève-lui ça ! » ordonne Vlad, gêné, à l’une des femmes. Nous ressortons du centre, quelques minutes plus tard. Vlad s’assied au volant. La voiture repart à Bucarest. Je suis perplexe. Je n’ai vu que ce que l’on a bien voulu me montrer. Que dire de cette journée ? Que même les ONG roumaines soignent leur communication ? Les temps ont changé.

David : Jour 2

photo : David Breger/Youpress

photo : David Breger/Youpress

Les « années de plomb » du régime Ceausescu, ils ne les ont pas vécues. J’étais curieux de rencontrer ces jeunes de 20 ans, à peine nés à la mort du dictateur. Quel regard portent-ils sur cette époque lointaine et proche à la fois ? Ainsi ce soir j’ai rendez-vous avec Razvan, 25 ans. Publicitaire, il est aussi musicien à ses heures perdues. Après le show, dans un bar de Bucarest, il pose sa guitare et me livre ses souvenirs d’avant 1989. Le premier : son uniforme bleu et orange de « faucon de la nation », (l’organisation éducative du parti pour les 4-7 ans). « J’avais à peine 5 ans, mais je me souviens des chansons que nous apprenions. Ceausescu était l’image rassurante du père, qui disait que le pays allait bien. Je revois les queues devant les magasins, mais mes parents ont toujours veillé à ce que je ne manque de rien ». Le plus marquant à la révolution : « la télévision qui s’est mise à diffuser des dessins animés au lieu des deux heures de propagande quotidiennes ».

« Comme tous mes amis, je suis intéressé par la période communiste. Je m’informe, j’en parle avec mes parents, mais ce n’est pas une préoccupation quotidienne ». Sa génération a vu le passage brutal du communisme au capitalisme le plus sauvage : « Les gens ont vécu comme en prison durant près de 50 ans, ils ont manqué de tout et à leur sortie, le besoin de liberté et de consommation étaient sans limite ». Etalage de richesse, belles voitures, fringues de marque… à l’image des clips de Manele (un mélange de musique de club et de traditionnel gitan ou oriental très prisé des jeunes Roumains), la frime est la norme. Mais Razvan préfère le rock. Et puis aujourd’hui, la crise économique touche gravement la Roumanie … la vie est devenue plus dure et le modèle capitaliste moins solide.

Le poids de l’ancien régime est pourtant encore prégnant dans la société actuelle : « je le sens dans l’attitude nostalgique des plus anciens, qui se demandent pourquoi l’Etat ne fait pas plus pour eux, regrettent parfois cette époque sans chômage et sans criminalité.. ». Dans une société tordue entre les démons du passé et un modèle capitaliste agressif de plus en plus remis en cause, Razvan, comme nombre de jeunes Roumains que j’ai rencontrés, tente de trouver sa place. Pas facile.

Delphine : Jour 3

photo : Amélie Cano/Youpress

photo : Delphine Bauer/Youpress

Où est passé le « tigre de l’Est »? Ce pays prometteur qui au lendemain de la chute du communisme s’est engouffré dans la brèche alléchante du capitalisme-et y a cru? Je sens qu’aujourd’hui les illusions des Roumains se sont estompées dans la morosité économique actuelle. Car si l’on voit aujourd’hui la naissance d’une vraie bourgeoisie roumaine, la majeure partie de la population vit encore avec des salaires de misère, en moyenne 350€. Certains coins délabrés de Bucarest trahissent cette pauvreté. Les entreprises occidentales, elles, ne s’y sont pas trompées. Je file au siège de Renault, qui, en rachetant Dacia voilà 10 ans, véritable emblème national ici, a réalisé une entreprise très appréciée des Roumains, selon Liviu Ion…le directeur de la communication de la filiale, qui évoque « les milliers d’emplois créés sur place ». Il ajoute: « Etre ouvrier aujourd’hui et sous le communisme n’a aucun rapport. Je le dis pour avoir moi-même vécu ces changements ».

Cependant, le fossé entre salaires français et roumains est encore profond. En avril 2008, une grève d’une ampleur encore jamais vue ici, débute chez Dacia, dans ce pays où, pourtant, les « 50 ans de communisme ont tué toutes velléités à se rebeller contre la hiérarchie », selon l’analyse de Dana Gruia-Dufaut, avocate d’affaires à cheval entre Paris et Bucarest. Après un mois de grève et de discussions entre syndicats et direction- relayées par ce même Silviu Ion, les employés bénéficient finalement d’une hausse sensible des salaires. Aujourd’hui, les tensions semblent oubliées, les ouvriers « satisfaits » selon les mots du porte-parole de Dacia. Bogdan Iassu, président du syndicat Cartell Alpha, rappelle pourtant que « certaines entreprises étrangères bénéficient d’un flou juridique relatif » pour se développer en Roumanie. Sous des conditions pour elles, très intéressantes, beaucoup moins du côté du salariat. La crise mondiale a tout balayé sur son passage et refroidi certainement aussi les investisseurs téméraires qui rêvaient de Roumanie. Pour combien de temps?

Amélie : Jour 4

photo : A. Cano/Youpress

photo : A. Cano/Youpress

Visite des archives de la Securitate ce matin. Après nous être perdus dans la rue dite « du labyrinthe » (ça ne s’invente pas), David et moi arrivons un peu en retard au rendez-vous. Nous sommes reçus par Ancuta Median, la porte-parole de l’institution. C’est elle qui est chargée de faire visiter les archives aux journalistes. Créé en 1999, le Conseil national pour les archives de la Securitate (CNSAS) conserve aujourd’hui près de deux millions de dossiers de victimes et d’informateurs, récupérés dans les archives de la police politique de Ceausescu. Des documents sensibles, ouverts aux victimes de la Securitate et à leurs proches, sur le modèle des archives de la Stasi en Allemagne.

C’est au sous-sol que sont entreposés ces précieux dossiers. Des centaines de volumes, aux feuilles jaunies, s’étalent devant nous. Il ne s’agit que d’un échantillon des 12 kilomètres d’archives de la Securitate : le reste est en effet conservé à l’extérieur de Bucarest, dans des bâtiments militaires grands comme un hangar d’avion. Le CNSAS n’a réussi à obtenir la majorité de ces archives qu’en 2007. Les services de renseignements, héritiers de la Securitate, refusaient en effet de transmettre ces documents sensibles. On estime d’ailleurs que beaucoup de dossiers ont été expurgés, voire détruits.

Je sors de cette visite un peu perplexe. Plus j’explore le passé communiste de la Roumanie, plus il me paraît obscur. L’ère Ceausescu est en effet toujours tabou ici. Que ce soit à Timisoara ou à Bucarest, les Roumains que j’interroge n’en parlent qu’avec réserve. La révolution de 1989 elle-même reste opaque. Mais sur ce point, les choses devraient pouvoir s’éclaircir. Après vingt ans de lutte et une grève de la faim de 75 jours, Theodor Maries, un ancien révolutionnaire, vient d’obtenir la déclassification de milliers d’archives. « Ce que nous voulons savoir, c’est qui a tiré sur nous avant et après l’exécution des Ceausescu », explique-t-il, encore amaigri par son combat. Grâce à ce précieux butin, la Roumanie va peut être avoir un début de réponse à cette question, vingt ans après les faits.