Pharmacies italiennes : la fin d’un âge d’or ?
21 mars 2010 | Ariane Puccini dans Santé
Les pharmaciens transalpins ont remporté une bataille : ils resteront bien les seuls propriétaires des officines italiennes. Mais la nouvelle ne suffit pas à leur redonner le moral. Baisse des revenus, concurrence accrue sur la vente de médicaments OTC avec les grandes surfaces, augmentation du temps consacré aux tâches administratives… La profession subit un passage à vide. « Nous nous sommes battus et nous avons définitivement gagné contre Celesio-Doc Morris ! » Annarosa Racca, présidente de Federfarma, le syndicat des pharmaciens titulaires italiens, ne cache pas sa joie, quatre mois après la décision rendue par la Cour Européenne de Justice. La CJCE a ainsi en juin dernier mis fin aux appétits du grossiste allemand sur le marché italien. Après trois recours (un en tribunal administratif, un devant le Conseil d’Etat italien et un dernier devant la Cour européenne) le géant de la distribution pharmaceutique a été contraint de jeter l’éponge : la cour européenne a confirmé que seuls les pharmaciens peuvent être propriétaires des officines. Finis les rêves de concentration verticale des grands distributeurs européens. Le géant allemand Celesio avait pourtant acquis en 2004 Doc Morris, la pharmacie virtuelle néerlandaise, dans l’idée de contrôler la distribution de ses propres produits. Une perspective dangereuse selon les représentants des pharmaciens italiens.
« La cour de justice déclare dans sa décision que les médicaments ne sont pas des biens commercialisables ordinaires, se félicite Annarosa Racca. Sinon comment les pharmaciens auraient-ils pu conseiller les patients en toute indépendance? Cette décision de la CJCE reconnaît le pharmacien comme étant en mesure de prendre en compte dans ses décisions les questions de santé publique. Un autre danger aurait été que les grossistes s’emparent des pharmacies les plus rentables créant un déséquilibre sur le reste de l’Italie. Le service serait alors inégal, entre les petites officines indépendantes et celles détenues par les grossistes. »
Toujours en alerte
Pour Giacomo Leopardi, de l’ordre des pharmaciens, l’heure reste à la méfiance, malgré la victoire contre Celesio- Doc Morris. « Celesio a déjà perdu beaucoup d’argent dans cette bataille, mais ils n’ont pas abandonné pour autant. Ils pourraient revenir à la charge, nous sommes toujours en alerte. » Et de laisser entendre que « les ventes de médicaments OTC dans la grande distribution pourrait être un lot de consolation sinon un moyen de revenir à l’attaque sur ce marché pour les distributeurs de médicaments». En effet, en Italie, les produits vendus sans ordonnance peuvent être distribués dans les grandes surfaces, sous le contrôle d’un pharmacien salarié grâce à une loi votée en juillet 2006 par le parlement italien. La chaîne italienne Esselunga qui n’a pas voulu se plier à cette obligation, s’est vu refuser la vente de médicaments OTC. Pour d’autres grandes chaînes de la grande distribution italienne (Coop Italie, Carrefour, Conad-Leclerc, entre autres), le marché est alléchant. 245 supermarchés distribuent des produits OTC sur la péninsule, contre 2350 parapharmacies. En 2007, en Italie, les ventes de produits OTC en parapharmacie atteignaient 30 millions d’euros contre 34,4 millions pour ceux écoulés en grandes surfaces.
En clair, les supermarchés écoulent proportionnellement au nombre de points de vente plus de produits OTC que les parapharmacies. Les raisons du succès : une concurrence accrue et des prix très attractifs dans les rayons des grandes surfaces. En témoigne une enquête d’Eurostaf de janvier 2008, un an et demi après l’application de la nouvelle loi. Selon l’institut, les grandes enseignes proposaient déjà « en moyenne des rabais de 25% » sur l’offre. Malgré une baisse des prix sur ces spécialités de 13 à 20% dans les officines italiennes, celles-ci avaient déjà perdu 5% de part de marché début 2008. Les grandes surfaces quant à elles avaient ainsi déjà acquis 12% du marché des OTC.
« Nous subissons de plein fouet la crise »
Côté pharmaciens, le moral n’est plus trop au beau fixe. « Il y a 15 ans encore, on pouvait bien gagner sa vie en travaillant dans la pharmacie, assure Giulio Melchiorre responsable d’une pharmacie en plein cœur de Rome. Sur les deux dernières années, notre chiffre d’affaires a diminué de 15% », déplore-t-il en se gardant de révéler le total des ventes annuelles de l’officine. « 40 à 50% des revenus de l’officine sont prélevés par l’Etat et aujourd’hui nous subissons de plein fouet la crise. » Et pour cause : aujourd’hui, le pharmacien avoue que désormais, « près de 50% du chiffre d’affaires repose sur la vente de médicaments OTC et d’articles de cosmétique ». Située à deux pas de la gare de Rome, l’officine accueille une clientèle composée pour sa majorité de touristes qui affluent d’année en année en fonction de la santé du tourisme mondial. Même Maria et Giuseppe Longo, propriétaires d’une pharmacie située dans un quartier résidentiel de la capitale, font le même constat que Giulio Melchiorre. « Aujourd’hui, nous vendons plus de produits cosmétiques que de médicaments. », explique Maria Longo.
Au niveau national, selon Federfarma le syndicat des pharmaciens titulaires, 70% du chiffre d’affaire des officines privées est réalisé sur la vente de médicaments prescrits, 9% par la vente de médicaments OTC et 21% de produits cosmétiques. Et Giulio Melchiorre de poursuivre : « Maintenant, entre la baisse de nos ventes et les contraintes administratives, le métier présente moins d’intérêt. » La paperasse, une tâche qui semble mettre les pharmaciens d’accord.« Aujourd’hui, je consacre 30 à 40 % de mon temps à m’occuper de l’administration, souffle le responsable de l’officine. Et à chaque erreur de saisie dans les logiciels de la Sécurité sociale italienne, c’est à nous, les pharmaciens, de payer 2 € de pénalité. La pression est trop forte ! ». Annarosa Racca, présidente de Federfarma, constate aussi qu’« entre 2001 et 2008, les prix des médicaments remboursés n’ont pas été indexés sur l’inflation ».
Pharmacies communales
La planche de salut pour les pharmaciens privés : « la modernisation ! », comme la présidente du syndicat le martèle. Les pharmacies italiennes doivent offrir davantage de services à leurs clients. En plus des examens de base à réaliser sur place ( mesure de la tension artérielle, du poids, du taux de glycémie, NDLR), les officines prendront les rendez-vous pour les analyses plus poussées, comme les radios, les scanners, entre autres, auprès des hôpitaux des environs. » Pour la présidente du syndicat, le pire n’est pas encore arrivé : « Au moins, quand je regarde les pharmacies dans d’autres pays où vous pouvez même acheter des bijoux, de la nourriture ou des gadgets, je suis soulagée de constater que celles d’Italie restent toujours dédiées à la santé. » Dans la pharmacie communale du quartier résidentiel de Tre Teste en bordure de Rome, la responsable Alessandra Meglio regarde les tourments du secteur avec un certain détachement. Il y a quatre ans, elle a fait le choix de démissionner de la pharmacie privée où elle travaillait pour être embauchée par Farmacap, l’entreprise publique affiliée à la mairie de Rome qui gère les officines communales de la capitale italienne. Alessandra Meglio travaille dans l’une des 1449 pharmacies communales ouvertes à travers le pays. Ces officines (Rome en compte 41), financées par la mairie, offrent de nombreux services gratuits aux usagers (mesure de la pression sanguine, mesure du poids, etc.), ainsi que certains produits pour les moins favorisés comme du lait maternel ou des produits de nutrition. Les usagers y trouvent aussi des médicaments à des tarifs très avantageux.
Les bénéfices des pharmacies communales sont utilisés par la commune pour construire des écoles, refaire des routes ou ouvrir une autre pharmacie communale, de préférence là où les pharmacies privées font défaut ou dans les quartiers moins riches. Pour Alessandra Meglio, travailler dans une pharmacie communale a été un soulagement. « Je me sens plus libre d’exercer ma profession dans une pharmacie publique que dans une officine privée, raconte cette quarantenaire. Ici, il n’y a pas d’impératifs commerciaux, je suis libre de choisir les produits qui seront distribués dans la pharmacie. Pour moi, c’est aussi une sorte de militantisme. » Militantisme ou meilleures perspectives économiques, les pharmaciens italiens sont dans l’expectative, pour une profession qui n’est plus, selon Annarosa Racca, « aussi attractive pour les jeunes ».
L’Italie en retard dans la vente de médicaments génériques
En 2007, l’industrie pharmaceutique transalpine se plaçait au 6ème rang mondial en terme de chiffre d’affaires et en 2ème place en Europe en nombre d’entreprises actives dans ce secteur. Et pourtant, le marché du médicament générique est en retard. « J’ai du mal à vendre les médicaments génériques, assure Maria Longo, pharmacienne romaine. Certains médecins disent à leurs patients qu’ils ne sont pas efficaces. » Ce jeune marché (la vente de médicaments génériques n’est autorisé en Italie que depuis 2001) croît lentement. « Aujourd’hui, les ventes de génériques stagnent », reconnaît Annarosa Racca, du syndicat Federfarma. Entre 2002 et 2007, elles ont progressé de 3,7% tous les ans en moyenne contre 7,2% sur la même période en France, selon Assogenerici, l’Association nationale des industriels de la pharmacie générique italienne. En 2008, ils représentaient 6,38% de part de marché en valeur sur l’ensemble du marché pharmaceutique. En cause, encore quelques réticences des patients qui préfèrent payer l’excédent de prix non remboursé par la sécurité sociale italienne pour obtenir des médicaments princeps. Mais aussi, « une industrie pharmaceutique forte qui ralentit l’extension des produits génériques », selon Annarosa Racca. Une loi a été votée en 1991 garantissant à l’industrie pharmaceutique une extension des brevets à 18 ans. Une seconde limitait, en 1992, la durée des brevets à 5 ans seulement pour les produits obtenant à partir de cette date l’autorisation de mise sur le marché italien. « L’année prochaine, beaucoup de produits pourront être commercialisés sous forme générique, assure Annarosa Racca. Le marché ne pourra que progresser. Et je pressens que l’année 2009 a déjà été meilleure que celles précédentes. »
Le système officinal italien en chiffres
En 2008, l’Italie comptait environ 20000 pharmaciens titulaires, 30 000 pharmaciens salariés et 20 000 collaborateurs. L’ensemble du territoire est quadrillé par 17617 pharmacies dont 16168 privées et 1449 communales, soit, en moyenne, une pharmacie pour 3335 habitants.