Saïda, Liban : Bienvenue à Hariripolis

28 avril 2011  |  dans International

Photo : Juliette Robert

Politique, bienfaisance ou clientélisme ? En tout cas, le cocktail politique et fondation caritative fait toujours recette au Liban. Il avait permis à Rafic Hariri de gagner une légitimité politique dans les années 90. Du BTP à la santé et l’éducation, le système fonctionne toujours aussi bien. Reportage à Saïda, le fief du clan Hariri.

Dans les échoppes, sur les affiches qui couvrent les bâtiments publics, ou à l’entrée de l’autoroute qui mène à Beyrouth, le portrait de Rafic Hariri est partout. Impossible d’échapper à ce sourire moustachu et ces sourcils broussailleux. Nous sommes à Saïda, dans la ville natale de l’ancien premier ministre libanais. La troisième ville du Liban, majoritairement sunnite, n’a pas oublié l’enfant du pays, tué en 2005 lors d’un attentat qui avait ébranlé tout le pays. Difficile aussi pour les habitants de Saïda d’oublier les largesses du généreux milliardaire. Aujourd’hui, la famille Hariri, à la tête du parti du « Courant du futur » de l’alliance du 14 mars, poursuit son œuvre à travers la fondation Hariri. Car politique et œuvres caritatives ne sont pas incompatibles au Liban. L’homme d’affaire sunnite reconverti à la politique après la fin de la guerre civile avait ainsi prodigué ses soins tout particuliers à sa ville natale et à ses habitants en aidant financièrement à la reconstruction. Hier, point d’ancrage de sa conquête politique après de nombreuses années d’absence – pendant la guerre civile – Saïda reste encore aujourd’hui acquise au clan Hariri.

La fondation : un acteur incontournable

Nassar Al Ashkar, manager des réseaux d’information de la fondation Hariri prévient : « Si vous demandez autour de vous, vous verrez qu’au moins une personne dans chaque famille libanaise a été aidée par la fondation Hariri ». En effet, les chiffres avancés impressionnent : jusqu’à aujourd’hui 35000 étudiants libanais à travers le pays auraient bénéficié de la bourse de la fondation ; sur les dix dernières années, 118 000 familles auraient reçu une aide financière et 5, 6 millions d’actes médicaux auraient été réalisés dans les 40 centres médicaux à travers tout le pays ; 15% de la population libanaise serait suivie médicalement par les services de santé de la famille Hariri. En 20 ans, la fondation aurait dépensé 10 à 15 milliards de dollars pour sa branche santé et 2 milliards pour l’éducation. Une belle somme pour un petit pays qui ne compte que 4 millions d’habitants. L’aide ne profite plus uniquement aux habitants de Saïda comme pendant la guerre civile, mais s’est étendue à tout le pays. « Après l’assassinat de Rafic Hariri, la fondation a continué son développement, raconte Nassar Al Ashkar. Rafic Hariri avait une vision et sa famille a poursuivi son action, en allant un peu plus loin encore. »

Tahani Santani, directrice du centre, devant une éfigie de Rafic Hariri - Photo : Juliette Robert

Six ans après la mort du premier ministre, une trentaine de centres médicaux seraient sortis de terre à travers tout le pays. Aujourd’hui, la sœur de Rafic Hariri, Bahia, députée à Saïda dirige la fondation qui reste un acteur incontournable dans cette ville du sud. La fondation gère ici un centre culturel, deux centres médicaux, et finance deux écoles. Des structures implantées en parallèle à celles de l’Etat, et qui concernent les classes modestes comme la classe moyenne. Dans le centre-ville en partie reconstruit par la fondation, le centre culturel Hariri a pour « but d’offrir un lieu qui permette de faire le pont entre la culture européenne et celle des pays méditerranéens », explique consciencieusement Tahani Santani, directrice des lieux. En pratique, le centre offre des expositions culturelles en accès libre, organise des festivals ou des concerts. Aujourd’hui il accueille, en partenariat avec le centre culturel français, des élèves d’une école chrétienne pour enregistrer un disque de chansons en français et arabe. « Pour chacun de nos projets à destination des élèves de la ville et sa région, nous envoyons des propositions à toutes les écoles, explique-t-elle. Nous ne faisons pas de distinction entre les confessions. D’ailleurs nous ne faisons pas de politique non plus. » assure-t-elle, installée sous une affiche qui réclame « La vérité ». Le mot n’est pourtant pas neutre. Il fait référence à l’enquête sur le meurtre du « Premier ministre martyr » par le Tribunal spécial pour le Liban (TSL). Tahani Santani réfute : « Mais bien sûr on a toujours besoin de vérité. Nous devons savoir qui a tué Rafic Hariri, non ? » Une question qui a justement jeté le trouble parmi les membres du gouvernement et a précipité sa chute en janvier dernier.

Centre de santé… technologique

Le hall d'entrée du centre médical Hariri, dans le vieux Saïda - Photo : Juliette Robert

L’homme à la moustache est encore là. Cette fois-ci, il semble observer avec bienveillance depuis son cadre-photo les patients du centre médical Hariri du vieux Saïda. Peu de personnes attendent pour une consultation chez l’un des nombreux spécialistes ou généralistes volontaires qui reçoivent les malades. Du dentiste, au généraliste, en passant par le cardiologue, « ici, on trouve les meilleurs docteurs de Saïda, affirme Abir, jeune mère de 22 ans venue faire ausculter son nourrisson de deux mois. Et on ne paie que 2 euros pour la consultation chez le généraliste ». A l’hôpital, elle aurait payé 15 euros.
L’équipement du centre médical fait la fierté de ceux qui y travaillent : fauteuil de dentiste tout confort, rayons X, pharmacie garnie à 50% de médicaments donnés par le gouvernement, cabinet d’auscultation moderne et surtout, un système de dossier médical numérique façon « carte vitale » pour tous les patients. Le dispositif et la technologie, spécialement développés et brevetés par la fondation, devraient être commercialisés dans d’autres pays. Deux assistantes sociales accueillent les patients les plus pauvres. Ceux-là, 500 veuves et leur famille, ont droit à un chèque de la fondation, pour autant ils ne sont pas exemptés de frais médicaux. « La gratuité, cela incite aux abus », avait expliqué Nassar Al Ashkar. Rabia Ofara est assistante sociale dans ce centre depuis 20 ans. Elle est arrivée après la fin de la guerre, dans les années 90, et se souvient de Saïda qui n’avait pas été épargnée lors des affrontements : « Après la guerre, beaucoup d’habitants vivaient en-dessous du seuil de pauvreté. Rafic Hariri a beaucoup travaillé pour nous et d’autres villes. Aujourd’hui, il y a toujours des pauvres…mais ils ont à manger, grâce à la solidarité. »

La classe moyenne, aussi

Le docteur Wassila Abdo a fait le choix de travailler ici, par conviction : « Je me faisais beaucoup plus d’argent avant de venir ici ». Si elle vient travailler à mi-temps dans ce centre médical c’est pour « aider [ses] concitoyens » et poursuivre l’œuvre de son « maître », Rafic Hariri. 750 médecins à travers tout le Liban se portent ainsi volontaires auprès de la fondation qui assure ne pas avoir de mal à recruter, même parmi les mieux diplômés. « Mais je ne vois pas seulement en consultation des gens pauvres, assure le Dr Abdo. Des gens riches viennent aussi parce qu’ils font confiance à nos spécialistes. » Car c’est un peu un cliché qui tombe. La fondation ne s’adresse ainsi pas seulement aux classes modestes. Le modèle Hariri touche aussi la classe moyenne (assez réduite au Liban) et la classe aisée.

Elèves devant la Rafic Hariri High School, à Saïda - photo : Juliette Robert

A Saïda, en plus d’une école gratuite, la fondation finance à hauteur de 35% la Hariri High School. Un établissement prestigieux où chaque année coûte 3000 dollars par élève. Terrains de basket, salle de concert, bâtiments modernes… L’école est fidèle à son titre américain de « high school ». Dans chaque niveau, de la 6ème à la terminale, les trois premiers élèves de la classe sont boursiers. Les premiers de la classe échappent au paiement de la totalité des frais de scolarité, quelle que soit leur origine sociale. « Cela apprend aux élèves à être responsables de leur propre réussite », explique Randa Darazi El Zein, principale de l’établissement faisant ainsi allusion à la réussite de Rafic Hariri, icône du self-made-man à la libanaise. Après leur bac, réussi par 100% des élèves de l’école, plus de 50% des élèves intègrent les prestigieuses American university of Beirut ou Hariri Canadian University. D’autres poursuivent leurs études à l’étranger. L’annuaire des anciens recense ainsi de nombreux élèves de la High School occupant aujourd’hui des « postes à responsabilité », comme le raconte la principale.
Un projet éducatif suivi de près par Bahia Hariri, ancienne ministre de l’éducation, qui a fait le déplacement jusqu’à la Rafic Hariri High School pour commémorer le 6ème anniversaire de la mort de son frère. Au moment du reportage, l’équipe éducative de la Hariri High School prévoyait un déplacement par bus entiers vers la place des Martyrs à Beyrouth pour la commémoration des 6 ans de la révolution du Cèdre, à l’appel de Saad Hariri et du mouvement du 14 mars pour réclamer, entre autres, le désarmement du Hezbollah. Professeur, élèves, employés de l’école et parents d’élèves dans le même bus. Une sortie en famille, en quelque sorte.

Trois questions à Bruno Dewailly, chercheur associé à l’Institut Français du Proche Orient

« Des fondations au service de carrières politiques »

L’aide apportée par la fondation Hariri sert-elle uniquement les membres de la communauté sunnite, confession du clan Hariri ?

Le public de la fondation Hariri est essentiellement sunnite, confession à laquelle le clan Hariri appartient, mais pas uniquement, car la fondation a une vocation électorale. Il faut ménager des électorats des différentes confessions.

Paradoxalement, il semblerait que la fondation Rafic Hariri ne soit pas seulement à destination des classes populaires mais aussi d’une classe moyenne ?

La fondation a mis l’accent sur l’éducation dans les années 90, afin de se créer son appareil. Elle fournissait des bourses aux étudiants à conditions que ceux-ci reviennent ou restent aux Liban. Ils étaient souvent embauchés soit dans les entreprises appartenant au clan Hariri, soit dans l’appareil d’Etat. Plus tard, La fondation va chercher à entretenir ce lien de clientèle avec ses anciens boursiers appartenant maintenant à la classe moyenne. Mais aussi, il faut préciser qu’au Liban les établissements de qualité, aussi bien dans la santé que dans l’éducation, sont privés et très onéreux, même pour cette classe moyenne.

Le cas de la fondation Hariri est-elle un cas atypique au Liban ?

Non, il existe différentes fondations dans le milieu sunnite. Ainsi, une demi-douzaine d’hommes politiques de cette confession ont créé leur fondation dans les années 80. Il en existe aussi dans la communauté chrétienne. Elles n’ont pas toute la même ambition que celle de la famille Hariri car elles ne disposent pas des mêmes moyens. Najib Mikati (actuel Premier ministre) a ainsi sa propre fondation qui œuvrait, à l’origine, dans sa ville d’origine (Tripoli) et qui désormais rayonne davantage dans le reste du pays. Plus tard, ces fondations servent les carrières politiques de ces hommes.

Rafic Hariri, le milliardaire mécène et martyr

Meeting politique du Courant du Futur et commémoration publique au mémorial Rafic Hariri, Place des Martyrs à Beyrouth, le 13 février 2011 - photo : Juliette Robert

Le parcours de Rafic Hariri reste un exemple de réussite pour les Libanais, une icône pour les sunnites. L’homme originaire de Saïda est fils d’ouvriers agricoles. Diplômé à l’université arabe de Beyrouth, il part en Arabie Saoudite pour enseigner les mathématiques. Là-bas, il devient comptable pour une entreprise spécialisée dans le génie civil. En 1971, il y fonde sa propre entreprise de BTP qui remporte de nombreux marchés publics. Rafic Hariri gagne la confiance du roi d’Arabie Saoudite Fahd en respectant les délais de construction d’un luxueux hôtel. Il recevra une grosse récompense qu’il va investir dans l’achat de l’entreprise française Oger. Rafic Hariri devient un homme d’affaire qui fait le pont, grâce à ses amitiés saoudiennes, entre le royaume et le Liban. Il obtient d’ailleurs la double nationalité et aurait notamment participé à l’élaboration des accords de Taëf, qui ont mis fin à la guerre civile au Liban. En 1979, il crée sa fondation et amorce un retour au Liban pendant la guerre civile. Certains disent qu’elle lui aurait permis de regagner une certaine légitimité après ces années d’absence. En 1990, il revient au Liban pour y jouer un rôle politique. Il dirige ainsi 5 gouvernements entre 1992 et 2004. Le 14 février 2005, il est assassiné. La Syrie est alors montrée du doigt. Près d’un million de Libanais – un quart de la population – descendent le 14 mars 2005 à Beyrouth pour protester contre l’attentat et réclamer le départ des troupes syriennes présentes depuis 16 ans. Sous la pression, la Syrie cède à la « révolution du Cèdre » et retire son armée fin avril 2005.

L’effondrement du gouvernement Hariri fils

Il a hérité d’une difficile mission : trouver les meurtriers de son père et assurer la cohésion d’un gouvernement d’union nationale. Le 12 janvier, le premier ministre Saad Hariri a échoué. Onze des ministres, soit un tiers de son gouvernement, appartenant au « mouvement du 8 mars » qui regroupe le Hezbollah et ses alliés, ont démissionné. En cause, le Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) chargé d’enquêter sur la mort de Rafic Hariri et dont l’indépendance est contestée par le Parti de Dieu. Depuis quelques mois, des fuites répétées laissent croire que des membres du parti chiite figureraient dans la l’acte d’accusation du TSL. Pour l’instant, celui-ci n’a pas été encore rendu public. En prévision de sa publication, les ministres du 8 mars ont démissionné. Par la constitution libanaise, seul un sunnite peut occuper le poste de Premier ministre. Najib Mikati, milliardaire sunnite, a obtenu la confiance des ministres du 8 mars pour former un nouveau gouvernement. Mission difficile, puisque le mouvement conduit par le fils de Rafic Hariri, celui du 14 mars, refuse de participer à ce nouveau gouvernement sans la garantie que le TSL ne sera pas désavoué. Pourtant, il sera difficile pour Najib Mikati de constituer une nouvelle équipe ministérielle sans un ministre du mouvement politique qui a remporté les dernières élections législatives. Après 3 mois de tractations, Najib Mikati a reconnu le 15 avril dernier, selon le quotidien libanais L’Orient-Le-Jour, que les négociations étaient revenues au point de départ.