Liban : Mariages sans confessions

6 avril 2012  |  dans International

Darine et Marwanh à l'aéroport de Larnaca, à Chypre où ils vont se marier. © Juliette Robert/Youpress

Darine et Marwanh à l’aéroport de Larnaca, à Chypre où ils vont se marier. © Juliette Robert/Youpress

Les seuls mariages célébrés au pays du Cèdre sont religieux. Pour contourner le problème, par convictions laïques ou parce qu’ils sont issus de communautés différentes, beaucoup de jeunes Libanais choisissent de s’unir civilement à l’étranger, notamment sur l’île voisine de Chypre. S’il n’est pas récent, le phénomène a connu un écho nouveau à la faveur des Printemps arabes, alors que certains se prenaient à rêver un Liban laïc.

 

Aéroport international de Larnaka, Chypre, 9 h 15. Le premier vol en provenance de Beyrouth vient d’atterrir. D’étranges passagers franchissent les portes automatiques des arrivées : des mariées en robes blanches et des futurs en costards, parfois suivis par un cortège improbable de pingouins et de demoiselles d’honneur. Malaké et Jad, eux, sont venus accompagnés uniquement d’une petite valise à roulettes. Coiffée de perles, elle est vêtue d’une petite robe blanche en satin, lui est en costume-cravate. Ils scrutent les panneaux des agents accoudés à la rambarde avant de saluer l’un d’eux, qui les accueille par une petite pancarte à leur nom et un maigre bouquet de fleurs « offert par la maison ». George Shiakallis, leur agent de voyages basé à Chypre, a les automatismes du professionnel. Sur le chemin jusqu’à sa voiture, il énumère l’interminable programme qui les attend : voyage jusqu’à l’une des mairies de Nicosie où sera prononcé le mariage, passage au ministère des Affaires étrangères et stop final à l’ambassade du Liban. Enfin, ils seront officiellement mariés. Il ne faut pas traîner, car les administrations chypriotes ferment à 14 heures et toutes les démarches doivent être bouclées le jour même, sinon le couple qui a déjà déboursé 1 750 dollars pour ce voyage devra payer un extra.
 
Mariage en catimini
 

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Jad et Malaké, pendant leur mariage à Larnaca. © Juliette Robert/Youpress

 
Jad et Malaké, installés à l’arrière d’une berline estampillée «  just married » sont tendus, pas uniquement par le marathon nuptial qu’ils ont entamé. Ce matin, ils sont partis de Beyrouth en catimini, sans rien dire aux parents de Malaké. Chrétienne maronnite de 24 ans, elle a pourtant tenté de leur expliquer qu’elle voulait épouser Jad, bien qu’il soit chiite. Mais ses parents se sont catégoriquement opposés à leur union et n’ont pas souhaité rencontrer le jeune prétendant musulman. Comble de l’insolence, le jeune couple tenait à se marier civilement, chose impossible au Liban où l’on ne peut se dire « oui » que devant les institutions religieuses.
 
En effet, dans ce petit pays de presque 4 millions d’habitants, où vivent 18 communautés de religions différentes qui se partagent le pouvoir en fonction de leur importance démographique, chaque citoyen, croyant ou non, appartient à une communauté religieuse. Cette « Suisse du Moyen Orient » sous ses airs occidentalisés, reste très divisée par son système confessionnaliste, deux décennies après la guerre civile qui avait déchiré le pays pendant 15 ans. La vie d’un citoyen libanais est avant tout conditionnée par la confession à laquelle il appartient : son mariage, son divorce, son héritage sont tous soumis aux lois propres à sa communauté religieuse. Ainsi, un homme et une femme de confessions différentes ne peuvent pas se marier sans que la femme ne renonce à sa religion.
 

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Darine et Marwanh, à la mairie de Larnaca, au milieu d’autres couples libanais ou israéliens. ©Juliette Robert


 
Reste pourtant une solution : le mariage civil à l’étranger, bizarrement reconnu au Liban. Ainsi Chypre, l’ « Ile d’Aphrodite », située à 30 minutes de vol de Beyrouth, n’a jamais aussi bien commercialement porté ce nom. En 2009, 400 couples libanais s’y sont unis (soit un tiers des couples libanais mariés civilement). Facilités administratives et plages de rêves font le bonheur des tours opérateurs improvisés en organisateurs de mariages. Ironie géopolitique, des jeunes Israéliens – officiellement en guerre contre les Libanais – viennent aussi à Chypre se marier civilement, impossible également dans leur pays. Il n’est pas rare qu’entre deux cérémonies dans les couloirs d’une mairie chypriote les couples des nations belligérantes s’échangent des « mazeltov ! »* contre des « mabrouk ! »**.
 
Geste militant
 
Pour Jad et Malaké, ce mariage laïc est un geste militant : ces deux communistes – ils se sont rencontrés à l’une des fêtes de leur parti- se disent profondément athées et rêvent d’un Liban laïc, affranchi des autorités religieuses. « Les religions ne sont faites que pour séparer les gens », s’emporte Jad, visiblement à cran. Pour Malaké, un mariage mixte, avec quelqu’un d’une autre confession que la sienne n’est pas incongru : « A 11 ans, mes parents m’ont inscrite dans une école laïque. Là-bas, à la récréation, je jouais avec des enfants d’autres confessions. » Jad a déjà fait rayer de sa carte d’identité la mention qui précise sa religion. Geste uniquement symbolique puisque sa confession lui sera demandée lors des prochaines élections au Liban ou lorsqu’il cherchera un emploi.
 
Dans la salle des mariages, la célébration est expédiée en 30 minutes, formalités comprises, sur fond de musique sirupeuse crachée par un petit poste CD. L’agent de voyage a fait office de témoin et de photographe officiel. Mais Jad et Malaké sont satisfaits quand ils gagnent la chambre de leur hôtel. La lune de miel durera trois jours avant le face à face avec les parents de Malaké. Un mois plus tard, Malaké et Jad annoncent par mail que les parents de la mariée ont accepté de rencontrer Jad et que désormais, ils forment « une famille unie et heureuse ». Un happy ending que beaucoup de couples mixtes envieraient.
 
Portés par le printemps arabe
 
©Juliette Robert

Laïque Pride à Beyrouth ©Juliette Robert/Youpress


 
Sur une pancarte brandie sous un soleil éclatant : « A civil marriage not a civil war » (Un mariage civil, pas une guerre civile). A Beyrouth, sur la corniche, un étrange cortège s’ébranle en mai dernier. Dans la foule, des mariées de carnaval, un couple sur un camion qui crie dans un mégaphone « on veut se marier ! » et des manifestants qui répondent en chœur : « Quelle est ta religion ? ». Nous sommes dans le cortège de la Laïque Pride, manifestation pour la laïcité qui, pour sa deuxième édition, réunit près de 4000 participants. En 2011, il y a au total quatre rassemblements pour obtenir la naissance d’un état laïc au Liban, du jamais vu. Portés par le printemps arabe, quelques milliers de Libanais espéraient abolir le système confessionnaliste qui, pour eux, est une source de conflits perpétuelle.
 
Cette année, les organisateurs de la Laïque Pride ont mis l’accent sur le droit au mariage civil, premier jalon, selon eux,  vers un Etat laïc. Cette « laïcité à la libanaise », encore à définir, reste le sujet de division entre les abolitionnistes, qui veulent voir la fin du système confessionnel, et ceux qui espèrent au moins la création d’une nouvelle communauté laïque, au côté de celles religieuses déjà existantes. Parmi les manifestants, des couples qui ont franchi ou qui s’apprêtent à franchir le pas du mariage civil mais dans l’ensemble, « des jeunes occidentalisés, de gauche », relativise Joseph Bahout, politologue auprès du ministère français des Affaires étrangères. Derrière les bannières, c’est toute une conception de la société libanaise qui est discutée.
 
Une manne pour les autorités religieuses
 
Laëtitia, 1 an et 3 mois, sur les épaule de son père, Ali, Chiite de 35 ans, s’amuse de l’agitation du joyeux cortège et regarde sa mère, Nathalie, protestante de 36 ans qui scande les slogans du cortège. « Nous ne voulions pas que la religion régisse notre vie privée », explique Nathalie. Leurs familles « ouvertes d’esprit », selon Ali, ne se sont pas opposées à leur union qui a été prononcée civilement en Suisse en 2006. Pour leur premier enfant, Nathalie et Ali ont choisi un prénom « neutre religieusement ». Il est déjà prévu que la petite soit inscrite dans une école laïque et qu’elle célèbre Noël et les fêtes de Ramadan, ses deux parents étant croyants, comme la majorité des participants à cette marche pour la laïcité.
 
Pourtant, malgré tous ces efforts, « Laëtitia est administrativement reconnue comme chiite, religion qu’elle hérite automatiquement de son père », admet avec un haussement d’épaules Nathalie. Difficile d’échapper au système confessionnel… Plus loin, Joumana, chiite, et Michel, chrétien maronnite, tiennent une bannière aux couleurs du Liban. Ils comptent aussi se marier civilement, à Chypre, sans le consentement des parents de la future mariée. Pour eux, le mariage civil est une question d’équilibre pour vivre sainement leur différence : « Je l’aime, je la respecte, explique Michel. Pourquoi devrait- elle changer de religion en se mariant avec moi ? »
 
Michel et Joumana © Juliette Robert/Youpress

Michel et Joumana © Juliette Robert/Youpress


 
Cet engouement pour la laïcité, malgré la jeunesse des participants au mouvement, n’est pourtant pas si nouveau.  « Le phénomène des mariages civils est aussi vieux que le Liban [depuis 1926, ndlr] », explique Joseph Bahout, politologue. Les années 70 voient même naître un premier mouvement laïc qui sombre dans les décombres de la guerre civile. « Dans les années 90, il ressurgit et l’on parle même d’un projet de loi pour le mariage civil que le premier ministre d’alors, Rafic Hariri, a refusé de signer arguant de l’opposition des autorités religieuses », poursuit-il. Ce printemps, les répliques des révoltes arabes sont arrivées jusqu’au Liban et ont ranimé la flamme séculière chez certains jeunes libanais. Mais il faudra être lucide, « la révolution n’est pas pour demain, reconnaît dans un soupire Alexandre Paulikievitch, militant et ancien organisateur de la Laïque Pride. Les Tunisiens, les Egyptiens n’avaient qu’un système à reverser à la fois. Nous, nous devons en reverser 18 ».
 
La clim’ en option
 
Les mariages civils de Libanais à l’étranger ne sont donc pas une innovation. Mais on note un phénomène nouveau : le mariage civil entre deux personnes d’une même religion. Virgine, 32 ans, et Wahid, 40 ans, sont tous les deux chrétiens, elle est orthodoxe, lui catholique. Ils se considèrent cependant comme appartenant à la même religion. Ils se sont pourtant mariés civilement à Chypre, en 2009. Pour Virgine, il s’agissait de faire valoir ses droits de femme. « Pourquoi abandonner sa religion ? Je suis pratiquante, je prie chaque jour, je ne vois pas pourquoi je devrais renoncer ! ». Wahid renchérit : « Et puis, le mariage pour les leaders religieux, c’est un business. Rien que pour réserver une église, il faut compter 4000 $ ! ». A l’addition peut s’ajouter d’autres options payantes, comme le tapis rouge jusqu’à l’autel ou l’air climatisé pendant la cérémonie.
 
Pour Joseph Bahout, la question du mariage laïc est pour les autorités religieuses « une affaire de capital symbolique, et de capital financier, selon la théorie de Bourdieu. Cela permet aux autorités religieuses de garder un contrôle moral sur leurs fidèles et de s’assurer une manne financière future. Le mariage est assorti d’autres événements comme les baptêmes des enfants à venir, ou même d’une séparation. Dans ce cas, cela peut représenter des sommes énormes. » Juliana, 42 ans, en a fait les frais lors de sa séparation. Chrétienne maronite, elle ne peut théoriquement pas ou difficilement divorcer, selon l’interdiction du Vatican. « Pourtant, là en 3 mois, l’annulation du mariage était prononcée et mon ex-mari a pu se remarier aussitôt. Je n’avais même pas eu le temps de faire le deuil de mon mariage… Si tu connais quelqu’un [dans le clergé, NDLR], ton business est vite conclu », assure-t-elle, amère.
 
Roy et Juliana ©Juliette Robert

Roy et Juliana ©Juliette Robert


 
Dégoutée par ces arrangements, elle a tenu à ce que son second mariage se fasse civilement, en Grèce, avec Roy, 43 ans, chrétien comme elle. Pour Virginie et Wahid, la réclamation d’un mariage laïc illustre cette nouvelle génération: « Beaucoup de jeunes renoncent encore à leurs histoires d’amour pour ne pas se fâcher avec leur famille, mais nous sommes différents de nos parents. Nous sommes plus responsables qu’eux à nos âges. Certains jeunes Libanais commencent à couper le cordon ombilical. Grand bien leur fasse ! ».

 

Le Liban, petit pays déchiré entre ses communautés

 
Le Liban compte 4 millions d’habitants divisés en 18 communautés religieuses, reconnues par la constitution. Elles se partagent le pouvoir politique en fonction de leur importance démographique. Ainsi, le président libanais est chrétien, le premier ministre est sunnite et le chef du parlement est chiite. Les chefs religieux jouent ainsi un rôle politique déterminant et ont notamment le droit de saisir le conseil constitutionnel concernant le droit des communautés. Aujourd’hui, la question d’un recensement est très taboue, car hautement liée à celle des équilibres politiques. Le dernier remonte… à 1932 et l’on n’a procédé depuis qu’à des rajustements. Mais il semblerait que les chrétiens représentent 40% de la population libanaise, contre 60% de musulmans. Parmi ceux-ci, les chiites seraient plus nombreux que les sunnites et contesteraient le pouvoir politique de ceux-ci. Les tensions entre les communautés étaient déjà à l’origine d’une guerre civile qui a ensanglanté le pays pendant 15 ans, jusqu’en 1990. Aujourd’hui encore, l’entente entre elles reste précaire.