New Orleans : Les grands coeurs du turbo
12 septembre 2018 | Anne-Laure Pineau dans Femmes
C’est un dimanche de parade à La Nouvelle-Orléans, une marée humaine traverse sur plusieurs kilomètres le quartier très populaire d’Uptown. Derrière les fanfares qui poussent leurs cuivres et leurs caisses claires au maximum, une cohorte de familles, de vendeurs de bière, de barbecues fumants et d’habitants en transe suivent le rythme. Il y a des garçons montés sur des chevaux et d’autres recouverts de (vrais) boas albinos. Sur les tombes du cimetière St. Joseph, une étape du trajet, on danse sur de la bounce music pour célébrer la mémoire d’une jeune femme assassinée quelques jours avant. « Bounce » comme « rebondir », à la manière d’un ballon. Au carrefour de Lasalle Street et Washington Avenue, un rugissement impose d’abord le silence, puis provoque les hourras. La foule forme un cercle dans un nuage de fumée et une odeur de plastique brûlé. Les moteurs de grosses cylindrées hurlent, les pneus crissent et, derrière les casques, des sourires de motardes brillent face aux dizaines de Smartphone qui les contemplent. Elles, c’est le gang des Caramel Curves (les Courbes caramel), des stars vrombissantes qui font la loi dans la cité louisianaise depuis 2005.
Montée sur trois-roues, Hood Priss en impose, elle a des diamants partout, des ongles jusqu’aux dents. Elle est une Curve depuis toujours, dit-elle. « J’ai opté pour une trois-roues, pour me différencier, et puis je trouve ça super hot et un brin luxueux. Moi, je suis grosse, et j’adore le luxe c’est pour ça que je m’appelle Priss pour princess. » Il ne faut pas attendre longtemps pour voir ce que la dame a sous le capot. « Je suis infirmière en prison. Les détenus savent très bien qui je suis et me font des signes de motards. » Sur leurs engins surpuissants, en talons vertigineux, et jupettes sur leurs formes plantureuses, elles sont venues avec un message : « On fait pas comme les mecs, on fait mieux que les mecs, et avec classe ! »
Quand elle n’est pas sur sa moto flanquée de ses coreligionnaires du deux-roues, la blonde Coco vernit des ongles dans son petit salon du faubourg de Pines Village. Un business qu’elle possède, comme son engin. C’est une patronne. Sur les murs du petit établissement, des photos kitsch de la star : elle pose en rose, diadème en toc épinglé sur une chevelure ondoyante et platine. Sa réussite, la souriante présidente qui a cocréé les Caramel Curves, la doit à elle seule. « J’ai acheté ma première moto en 1996. J’avais 20 ans, mon premier copain m’avait dit : “T’es si sexy sur une moto”, alors je l’ai achetée. » Plus elle roule dans sa ville, plus elle veut partager sa passion avec d’autres motardes. « Il y a une vraie vision derrière les Curves, on n’est pas les seules à rouler à La Nouvelle- Orléans. Les autres sont habillées en noir, cuir et jeans, nous on est des meufs girly. On conduit en stilettos. » En 2005, elles créent leur club de motardes sexy, « bossy », assumées. Il existe alors de nombreux clubs masculins mais aucun de femmes. Pourtant c’est à cette époque qu’elles commencent à s’emparer du guidon. Comme tous les milieux dominés par les hommes, la moto n’est plus l’apanage du sexe fort : en 2014, une étude américaine menée par le Conseil de l’industrie des motos (MIC) révélait que 14 % des détenteurs de deux-roues étaient des femmes, et que leur nombre avait augmenté de 50 % en dix ans. « On a beaucoup réfléchi, explique Coco, puis le nom “Caramel Curves” est arrivé comme une évidence. On est toutes des femmes noires, rondes, ça collait bien… mais on n’est pas sectaires : on est ouvertes à toutes les personnes nées avec un vagin [sic]. »
Le premier chaos sur l’autoroute du succès des Caramel Curves arrive le 29 août 2005. Avec ses vents de plus de 250 km/h et ses trombes d’eau, l’ouragan Katrina détruit 80 % de la ville, emporte 1 500 vies (surtout dans les quartiers noirs et pauvres), les maisons, les instruments de musique… et les motos. « On a été disséminées, on s’est réfugiées dans notre propre pays, en Géorgie, au Texas, en Caroline… Les motos étaient parties, le groupe était mort. » Il faudra attendre huit ans pour que Coco retourne à La Nouvelle-Orléans, et remonte le groupe avec de nouvelles folles du guidon. « De retour sur nos terres, on n’a rien retrouvé. Celles d’entre nous qui sont rentrées ont dû se battre pour remettre leurs vies à nouveau sur leurs roues. » Aujourd’hui, elles sont 17 à rouler ensemble, à partager les plaisirs de la vitesse, le goût des belles choses et les petits désagréments de la vie. Ensemble, elles roulent plus vite, parlent plus fort, rient à en perdre la tête. Il y a Tru, femme d’affaires et maman, Hood Priss, l’infirmière des prisons, Foxy est croque-mort, Icy Baby et Karma sont chauffeurs de bus scolaire… « J’ai une grosse Kawasaki SX 1400 et je peux vous dire que j’appuie sur le champignon, raconte Karma. Avec les gars, c’est plus fort qu’eux, faut toujours entrer dans une battle. Les mecs ils disent : “Tu peux tenir la vitesse ?” et moi je leur réponds “T’inquiète, c’est moi qui vais t’attraper !” »
Il y a du raffut devant le restaurant Pelican Bay, dans un quartier peu reluisant de la ville où les dealers sont postés à chaque carrefour, où l’on tire dans la rue. Des portes entrouvertes s’échappent des relents de friture et de belles basses de R’n’B. On retrouve Coco, chaussée de cuissardes de cuir blanc, aux talons immenses. Les motos garées devant la vitrine sont celles des filles, pas de doute. Des escarpins pailletés pendent à un guidon, les casques sont ornés de plumes roses, les réservoirs d’essence peinturlurés de Marilyn, de diamants affolants. C’est le lieu de convergence des Curves, qui se préparent à rejoindre une nouvelle parade du dimanche, à l’autre bout de la ville. « J’ai peint sur ma Suzuki 1 300 un crâne et des roses, ça donne un petit côté dark et c’est joli. » Tru fait partie des anciennes Curves, avec Coco. Elle a le bagou qu’il faut pour gérer les relations publiques et organiser soirées, balades, galas de charité. Elle parlera peu de son ami, qu’elle a perdu sur le bitume. « Pendant des jours, j’ai laissé mon engin au garage. Puis je suis remontée en selle plus forte que jamais », nous dit-elle, pudique. Intarissable sur sa crew dont elle est si fière : « Pour nos dix ans, en 2018, on va préparer une pure soirée, une extravagance sur le thème Barbie, ça va tout défoncer ! » C’est son petit ami, Brandon, alias Roca B, qui va faire le DJ. Des chaînes autour du cou et un sourire ravageur, celui qui écrit des chansons d’amour survitaminées est fier « à en mourir » de servir les motardes. « C’est un défi de sortir avec une Curve, car elles n’ont rien à voir avec des meufs normales, elles sont bossy, tu peux pas les manipuler comme tu veux », explique-t-il.
Dans un grand vacarme, Icy Baby arrive sur son engin, cachée derrière des lunettes de soleil grandes comme des parebrise. « Baby », parce qu’elle est une petite nouvelle. « J’ai toujours été fan de ces meufs sexy à moto à faire cramer leurs pneus. Alors elles m’ont appris à conduire, et j’ai été propulsée au milieu d’une parade, c’était tellement blindé ! Je suis direct tombée amoureuse… quand on conduit toutes ensemble on a tellement la classe. » La formation est basique : la jeune Curve doit prouver qu’elle sait rouler en s’attelant à trois balades en bande dont une avec obstacles (il s’agit souvent de rouler dans une foule). Elle doit aussi participer à un événement de l’association, comme une levée de fonds, ou une soirée, par exemple. « Après ça, on te donne un surnom, une couleur et une veste brodée avec le sigle des CC : une super gonzesse à moto. » Il n’est pas plus difficile que ça de faire partie de la bande, soutient Tru, il suffit de demander. « Quand la fille te parle, ou que tu en remarques une qui a du style à moto, tu lui proposes une balade et tu vois si elle s’entend bien avec les autres. Après tu la préviens que désormais elle appartient à quelque chose. Pour être une Curve, il faut prouver sa motivation, un
peu comme dans une sororité [universitaire, NDLR]. »
Sororité, famille, club ? La bande est en tout cas un monstre rose à 17 têtes. La timide Quiet Storm était au collège avec Coco, qui l’a embarquée dans sa troupe. Appartenir à quelque chose l’a poussée à se dépasser : « Quand tu es une Curve, tu dois penser en dehors des cadres. Ensemble, on est comme dans une fourmilière, on fait des trucs tellement différents qu’on s’enrichit les unes les autres, on absorbe nos connaissances. » En matière de statistiques de racisme, d’incarcération et de pauvreté, la Louisiane bat tous les records aux États-Unis. En 2017, les femmes noires de La Nouvelle- Orléans subissaient le pire écart salarial de la nation, gagnant 48 centimes quand un homme blanc gagne 1 dollar (dans les autres États l’écart est de 68 centimes). Dans ce contexte, les Caramel Curves offrent un visage puissant : c’est pour cette raison que, dans la communauté noire de la ville, elles sont les vedettes. « Dès qu’elles débarquent dans un endroit, l’air n’est plus le même, les gens changent d’attitude. Ces meufs, elles ont la classe, elles tiennent les autres en respect et les gamines peuvent les prendre pour modèles », raconte Brandon, filmant sa Tru à moto. « Notre devise, c’est : “Si tu as peur de le faire, fais-le” », abonde la jeune femme. Cette image, la bande en est consciente et multiplie les sorties : elles sont de toutes les parades, défilent pour mardi gras, font des soirées. « On est genre Beyoncé ou Rihanna par ici », plaisante Coco.
Avec la notoriété, quand on devient un modèle, viennent les responsabilités. Les Caramel Curves tiennent à rendre un peu la pareille, comme elles disent, à la ville qui se remet de Katrina à deux vitesses, celle des Blancs et celle des Noirs. Aujourd’hui, dans cette cité qui fête ses 300 ans, il faut rouler hors des circuits touristiques et des quartiers riches pour trouver les traces du passage de l’ouragan. Si les balcons sont propres et les routes parfaites dans le French Quarter, il en va autrement des faubourgs noirs et pauvres. Dans le Lower Ninth Ward, le long de la digue qui avait cédé, deux parcelles sur cinq sont toujours vides, treize ans après. Il y a des marches qui ne mènent nulle part, des écoles toujours fermées, des façades portant encore le sigle des équipes de secours. Les autorités ont profité de la reconstruction pour fractionner les grands ensembles et laisser la place à une gentrification sauvage.
Alors, plusieurs fois par an, nos motardes au grand cœur organisent des galas de charité, des distributions de repas ou de vêtements. Dans un hangar perdu dans une zone industrielle, un samedi d’octobre, elles ont distribué manteaux et moufles. Il n’est pas question ici d’avoir honte : les Curves ont décidé que ce serait un moment joyeux. Les vestes en cuir et les maquillages de compétition ont été sortis comme pour les grandes occasions, on a dressé un château gonflable pour les enfants, fait chauffer le pop-corn et les pizzas dégoulinantes de fromage. Coco s’occupe de recouvrir deux petites filles d’écharpes de couleurs, pendant que Hood Priss réconforte leur grand-mère qui a du mal à joindre les deux bouts. On rit, comme pour conjurer le sort toutes ensemble. Coco sourit : « C’est comme ça, La Nouvelle-Orléans, on pleure en musique chez nous. Et tous les dimanches que Dieu fait, on fait la fête, qu’on soit riche ou pauvre. »
S’il n’existe pas deux Nouvelle- Orléans dans le monde, les motardes sont persuadées qu’elles ont des soeurs partout, et ça, ça émeut la blonde Coco. « On reçoit tellement de messages du monde, de Jamaïque, de Londres, de Chine, de toutes les villes des Etats-Unis… C’est le genre de conneries qui pourrait me faire chialer. On voudrait faire des succursales style McDonald’s . Il faudrait être au minimum cinq pour créer une antenne et se conformer à quelques règles de base : respecter le code de formation des Curves, être en talons, ne pas faire de drames et ne pas se battre. » Motardes, le message est passé : faites vrombir vos engins !