Las Vegas, Côté Pile
16 octobre 2019 | Anne-Laure Pineau dans International
Las Vegas, Nevada. Au bout du « strip », l’avenue des légendaires casinos, les jets privés se posent et se reposent sur le tarmac de l’aéroport privé. Il y a là l’avion de Britney Spears, de Céline Dion, des autres grands winners de la contrée du roi dollar. A deux pas, des myriades de touristes font la queue pour s’offrir des selfies devant un panneau luminescent indiquant, tel le Cerbère des Enfers, qu’ils sont en passe d’entrer dans la ville du péché. L’enfer, John, 57 ans, le connait bien : il travaille à mi-temps, 7 jours sur 7, dans une épicerie de station service, de 11h du soir à 7h du matin. C’est de quart dit « du cimetière » (graveyard shift), car pour tenir le rythme, beaucoup préfèrent la meth’ au café. Au petit matin, fourbu, il descend dormir six pieds sous terre, dans un tunnel d’évacuation d’eau qui serpente sous l’aéroport, et débouche derrière l’un des plus grands complexes hôteliers de cette même zone.
C’est presque à même le bitume qu’il accomplit le repos du guerrier. A sa tête, quelques bouteilles de soda, à ses pieds un récipient d’urine soigneusement écarté. Son coin est, si on l’écoute, assez confort : il peut aller prendre sa douche avec les camionneurs en marchant moins d’un kilomètre, la lumière du jour n’est pas si loin, son matelas est assez épais, ses voisins pas trop embêtants. Il n’y a pas de factures d’électricité à payer et si un orage devait éclater, il pourrait voir venir le mur d’eau de loin pour ne pas « crever comme un rat », comme ce fut le cas pour sa voisine Sharon, emportée cet été. Malgré tout, John aurait préféré une autre histoire que celle qui l’a menée de Floride à ce lieu perdu. Et si se plaindre n’est pas trop son genre, il a son amertume : « ma grand-mère m’a souvent raconté l’émotion qu’elle avait ressenti quand elle avait ouvert un frigidaire pour la première fois. Je comprends combien les avantages des accommodations minimales, comme allumer la lumière, ouvrir un robinet, peuvent sembler acquises pour toujours… et partir comme ça ». Il claque des doigts.
« Cette ville est une fraude »
Le destin de John est loin d’être rare dans la ville des néons, qui promet tous les mirages. Il suffit d’ouvrir les yeux pour les voir, ces âmes errantes. Ils font la manche devant les fontaines du Bellagio, comme le tout jeune vétéran Scott et son épouse Lisa, qui attendent dans la crasse du trottoir de rassembler assez d’argent pour rentrer en bus à New-York. Comme Randall et son chien Gandalf, qui partagent leur spot avec une vingtaine d’autres compagnons d’infortune, ils font la manche à l’entrée des centres commerciaux. Ils dorment, stockent leurs biens et défèquent dans les plates bandes du Casino Paris, hantent les parkings, gisent dans les ruelles, ramassent les canettes derrière les touristes, qu’ils revendent pour quelques sous. Ce sont des travailleurs précaires, des chômeurs, des drug-addicts, des échappés de l’asile, des exilés, des artistes mal arrimés.
Au printemps 2016, deux études tirent coup sur coup la sonnette d’alarme. Quand le journal de l’Association Américaine de Médecine annonce que le Clark County a la pire espérance de vie pour les pauvres aux USA : ici-bas, une femme pauvre vit un an de moins que dans le reste du pays. L’institut Brookings lui, a indiqué que la pauvreté, à Las Vegas n’est plus rampante, elle est grandissante. En 2011, trois ans après le début de la récession, 13,5% de la population métropolitaine de Vegas vit sous le seuil de pauvreté. Entre 2000 et 2011, la pauvreté a explosé de 101,7 % dans le centre et de 139,3 % dans les quartiers. Car oui, c’est loin des casinos que la misère est la plus criante. Dans ses zones épargnées par la richesse, non desservies par les quelques bus, où les anciens motels délabrés le disputent aux trailers parks labyrinthiques. Entre Charleston boulevard, Mojave road, Stewart et Eastern avenue, 6 habitants sur 10 vivent sous le seuil de pauvreté. Et ça, l’office de tourisme se garde bien de le dire.
Matthew a vécu la vie de ces oubliés. Ce journaliste trentenaire, et chargé de TD à l’université du Nevada, a vécu comme eux dans les appartements à la semaine des quartiers Nord, squatté les motels des années 50 dépouillés de leur glam d’antan, et dormi dans les tunnels. « Vegas, par son existence même, participe à créer des sans-abris. Les personnes peuvent faire des mauvais pas, à chaque coin de rue », constate-t-il. Il a condensé cette expérience dans un ouvrage brillant, Sous les néons. « Comme à Detroit, beaucoup de gens sont venus ici pour profiter du plein emploi, puis la récession a frappé et ils se sont trouvés complètement coincés en plein désert. Et puis une fois que tu es dans la pauvreté, ici, tout te pousse à faire des mauvais choix : alcool, drogue, prostitution, argent facile… si au final c’est toujours la « maison qui gagne » c’est facile à oublier quand on est dans la misère ».
Angel ne le contredirait pas. Environnée de tous ses sacs, la dame à l’âge vénérable trempe de temps en temps ses lèvres dans un dantesque gobelet de café, à la terrasse d’une célèbre chaîne américaine. Ancienne inspectrice de la santé publique du Nevada, une erreur médicale et la gourmandise des organismes de crédit l’ont jetée sur le trottoir il y a cinq ans. Depuis, elle a établi toute seule une sociologie du pauvre de Vegas bien à elle : « il y a ceux qui peuvent se payer des nuits de motel en motel, ceux qui vivent dans leurs voitures, ceux qu’on un caddie et ceux qui n’ont même plus envie de se lever ni de se laver ». Selon elle, Las Vegas est « « la ville de l’arnaque »: c’est un endroit dur, comme nul autre pareil. Les gens viennent ici souvent déjà pauvres, ils pensent se refaire et repartir chez eux mais en vrais ils perdent et non plus de raisons de repartir ». La dame, n’a pas toutes ses dents mais adore raconter des histoires à qui veut les entendre, sa favorite : l’histoire du Prince. « Y a une histoire, que l’on se raconte entre rejetés. En 1985, un prince d’Arabie aurait perdu son palais et son avion privé ici, et qu’il serait un clochard invisible depuis ».
Quand les associations font le rôle du service public
Rouler dans Las Vegas, c’est voir du vide. Accolés aux buildings, à l’aéroport, aux centres commerciaux, de gigantesques terrains vagues semblent attendre quelque chose. Encombrées de prospectus qui s’envolent et de la poussière du désert, ils n’ont pas toujours été vides. Auparavant, c’était Sky Vue Mobile Home Park, Shady Acres ou le Oasis trailer park, des zones gigantesques où les très pauvres pouvaient vivre pour pas cher. Des bidonvilles américains qui ont été vidés de leurs habitants respectivement en 2004, 2005 et en 2006, pour laisser place à de nouveaux établissements de loisir, et pour régler à la truelle le problème de la pauvreté. La crise de 2008 n’a pas donné à ces acres de terre la possibilité de connaître une seconde vie, quant à leurs habitants… ils ont tout bonnement été laissés pour perdus. Une étude sortie en mars 2016, The Gap: The Affordable Housing Gap Analysis 2016, par la Commission Nationale des HLM (NLIHC) a montré que, malgré la pauvreté grandissante de ses contribuables, le Nevada est l’état le plus concerné par le manque des HLM avec seulement 17 logements pour 100 foyers touchés par l’extrême pauvreté (loin derrière l’Alaska et la Californie avec 21/100). Pas étonnant que les pauvres, dans cet état dénué de taxes fédérales, soient les dindons de la farce : il n’y a pas d’argent à mettre pour pallier l’échec du rêve américain.
Pour faire face aux manquements du service public, nombreux sont les volontaires et associatifs qui se mobilisent quotidiennement. Secours Catholique, Croix Rouge, Association Nationale des Vétérans font comme dans le reste du pays, beaucoup pour travailler dans l’urgence. Mais des projets locaux font des miracles. Non loin des fameuses chapelles de mariage, Ronald C. Moore a créé en 1991 les Homes for Youth : il héberge chaque années plusieurs dizaines de jeunes adultes échappées de leurs foyers d’accueil, perdus dans la drogue, trop vulnérables pour la rue : « la vie de sans-abris, là dans les rues de Vegas, c’est un système d’abus quotidien pour les jeunes ». Pour entrer ici, il faut être sobre ou vouloir le devenir, faire des études ou travailler. « Un cercle vertueux », glisse dans un sourire le vénérable monsieur.
De l’autre côté de la ville, non loin d’un impressionnant entrelacs d’autoroutes, un phare dans la nuit accueille chaque jour depuis 1970 des centaines d’âmes perdues de la métropole. C’est la très chrétienne Las Vegas Rescue Mission. Organisés en blocs, plusieurs hectares d’église, de logements, d’aires de jeux, un marché d’occasion et des cabinets médicaux sont voués aux sans-abris. En ce dimanche soir, après 17h, le réfectoire est pleine à craquer : près de 200 personnes, hommes à longues barbes, femmes joviales, enfants mal coiffés, dînent ensemble. Ceux qui les servent ont un sourire de vainqueurs, qu’ils soient de dévots bénévoles ou des bénéficiaires du programme de réinsertion qui fait la fierté de la direction. « Nous avons 32000 donateurs, 18000 bénévoles, un médecin quatre jours par semaines. Nous avons des partenariats avec Starbucks et les casinos, avec l’organisation Chefs to end hunger, pour que rien ne soit gâché », souligne Bob David, manager et fier volontaire.
Mais c’est avec la banque alimentaire locale Three Square que la mission a tissé le partenariat le plus fort. Tous les jours, les camions de l’association apportent quantités de repas à l’association, comme ils remplissent les sacs à dos des enfants des collèges et lycées concernés. « La faim, aux USA, c’est pernicieux : ce sont des enfants qui dorment à l’école car leur petit déjeuner c’est un paquet de chips, leur dîner c’est un paquet de chips », explique la souriante Alexis Merz en présentant un menu healthy à des enfants rebutés par la verdure dans le réfectoire du Pearsons Center où, selon le responsable pédagogique Michael, « à partir du 15 du mois, les enfants dorment en classe ». « Les populations qui souffrent de la faim, à Vegas, vivent dans les food deserts : des zones sans supermarchés, explique Alexis. Les gens, s’ils veulent acheter une pomme doivent la payer un dollar à la boutique de la station service au lieu de 80c le kilo dans un Walmart qui se situe à une heure de bus. Donc ils se nourrissent très mal, et pas régulièrement ». Clark County a le cinquième pire niveau de la Nation en ce qui concerne l’insécurité alimentaire des enfants : ici un bambin sur quatre ne sait pas quand il aura à manger.
L’organisation Three Square, créée en 2007 par le magnat Eric Hilton, propose une aide alimentaire à l’américaine, toute en grandiloquence. En 2016, 33 millions de repas ont été distribués à plus de 1300 partenaires dans la communauté du sud Nevada. Dans les locaux de la banque alimentaire, ça fourmille : des centaines de volontaires, lycéens, handicapés mentaux, retraités préparent la nourriture pour plus pauvres que soi. Dans le hangar aux dimensions titanesques, en ce mardi matin, un raffut s’échappe d’une troupe joyeuse. Ce sont les salariés du groupe de casinos Dotty’s. Ils sont venus préparer des sacs de courses familiaux, en team-building humanitaire. Après une sommaire description des bienfaits de l’opération, les employés du mois sont parés à l’attaque. La chaîne a déboursé une somme substantielle (nous en ignorons le montant) pour cette opération gagnant/gagnant, « plus impactante qu’un laser-game » nous explique le responsable team-building, Anders. Alors mêmes que misère et casinos fonctionnent en vases communicants dans cette contrée. Motivés par le chrono, les salariés remplissent sacs sur sacs de pommes rouges et gourmandes, les avariées sont soigneusement écartées. La musique remplit les poumons généreux d’une énergie (toute ?) altruiste qui se solde par un bilan honnête : « les gars, avec ce défi à 544 sacs, vous avez directement impacté la vie de 10000 personnes vous pouvez vous applaudir », gesticule Anders. C’est l’équipe du jeune manager Chris qui remporte la victoire de l’efficacité, le grand brun est fier quand il remet son badge de leader à la salariée de Three Square : « Oui c’était drôle ! J’ai appris beaucoup de choses sur la coopération avec mes collègues et sur comment faire une équipe qui marche. Et en effet j’étais pas conscient que des gens avaient faim dans mon propre pays, du coup peut-être que je m’investirai maintenant ! ».
De l’autre côté de la ville, plus loin dans le tunnel, c’est un gaillard qui parle aux murs que l’on retrouve assis dans ses appartements sous-terrains. « Je vous jure, c’est Sharon qui vient me prévenir qu’il va se passer un truc », bêle cet homme aux yeux écarquillés qui se gratte un peu partout. C’est « Monsieur le Maire » des tunnels, Kregg. Natif de l’Indiana, il a joué à Vegas toutes ses économies de sa carrière de camionneur au long-court. Il « n'[avait] plus rien à perdre » après avoir perdu son épouse d’un lupus, et son père quelques semaines après. Après des années d’addiction et de pauvreté extrême, Kregg préfère son palace sous terre aux foyers de sans abris, où l’on ne peut arriver ivre et où pullulent les punaises de lit. « Regardez dans mon sac il y a un ordi flambant neuf car je me suis refait au casino. Ici tout est possible on peut être pauvre et, d’un coup, un peu riche ». Pour l’heure, Kregg décide de refaire surface pour aller profiter de l’offre un burger acheté un burger offert au fast-food, il compte ses pièces. « Ca sent la pluie, moi je vous le dit, va falloir surélever les matelas ».