Texas: kids under fire
1 décembre 2016 | Delphine Bauer dans International
Aux Etats-Unis, la culture des armes est tellement décomplexée que les enfants peuvent apprendre à tirer dès leur plus jeune âge, encouragés par leur famille. Reportage au Sure Shots Club, Texas.
» Daddy, daddy, j’ai atteint la cible ! « De son filet de voix fluet et enfantin, Kate attire l’attention de son paternel sur sa réussite. En effet, à quelques mètres d’elle, la cible — qui représente des canards rigolos — montre des traces d’impacts de balle. Du haut de son petit mètre, Kate, avec ses couettes et son t-shirt à poneys, est la plus jeune tireuse de la journée. Elle a 4 ans, un canif à la ceinture et un fusil d’assaut rose. Qui n’est pas un jouet.
Comme deux ou trois fois dans l’année, le club de tir 100% féminin, Sure Shots d’Austin, au Texas, organise des journées d’entraînements pour celles que Niki Jones, sa fondatrice, appelle les « mini Sure Shots » et qui font sa fierté.
Fuyant l’effervescence de New-York, Niki, qui tutoie la quarantaine, a trouvé un boulot de directrice artistique dans un magazine féminin à Austin, en 2010. La même année, elle décide de reprendre le tir. Elle qui avait appris avec son père depuis ses 5 ans, puis avait laissé tomber –- à New York, les pro-armes ne sont pas tellement dans le vent — retrouve le Texas et son approche décomplexée du tir. Mais devant le manque d’offres locales, Niki se décide à créer un club uniquement féminin. Le Sure Shots Austin est né. « Naturellement, devant les mamans qui me demandaient si elles pouvaient emmener leurs filles lors de leurs séances de tir, je me suis dit qu’il faudrait créer une section pour les enfants« , explique-t-elle.
En ce dimanche de juin, l’événement qui réunit 11 filles, de 4 à 14 ans, a lieu dans un club de tir en extérieur, au nord de la capitale du Texas, à Liberty Hill. Dans ce vaste espace aride, véritable cimetière de douilles, des familles entières, parents et enfants, sortant de leur hummers cyclopéens, viennent tirer quelques heures, comme d’autres pique-niqueraient ou iraient à la piscine.
A l’accueil du centre de tir, le visiteur peut lire des panneaux aux slogans qui se veulent « humoristiques » comme « Le plus grand ennemi d’une arme ? La rouille et les politiciens« , en référence aux débats passionnés sur le contrôle des armes aux États-Unis, ou plus cyniques comme « Rapidité de réponse du 911 (la police, ndla)? 21 minutes en moyenne. Mon pistolet, 1350 feet/seconde« . Le ton est donné. Aux États-Unis, avoir une arme n’est pas exceptionnel. Au Texas, dans cet État du Sud, immense et rural, posséder des armes chez soi semble naturel, apprendre à tirer dans l’enfance, aussi. Une loi en vigueur depuis janvier autorise même à porter son arme publiquement et de façon visible, y compris à la fac ou pour aller faire ses courses.
Mais pour Niki Jones, pas question de parler de politique. Et quand elle entraîne les juniors, elle précise « ne jamais évoquer l’aspect self-défense. Aux enfants, nous expliquons que tirer est un moyen de s’amuser« , explique-t-elle, insistant par exemple sur les cibles qu’elle a choisies aujourd’hui: des ballons multicolores, du toucher-couler, des objets de fête foraine à dégommer. Jamais de cibles ressemblant à des silhouettes humaines, pour rester dans le « ludique ».
Les parents, premiers fans
Les unes après les autres, ces petits bouts de femmes, gros calibres dans les mains, débarquent au centre de tir, image d’une Amérique viscéralement attachée à ses armes. Les parents les accompagnent, évidemment. Ils ont tout prévu: glacières, casquette, lunettes de soleil, crèmes solaires, et litres d’eau fraîche. Avec plus de 45 degrés en plein cagnard, il ne faudrait pas se déshydrater ni prendre un coup de soleil. Mais ils apportent aussi les protections sonores, les lunettes de sécurité de leurs filles – en cas d’éclat ou de douille sauteuse – car ici, le maître-mot est –paradoxalement- « sécurité ».
Encadrées par Niki et Becka, autre instructrice, les filles sont interrogées pour rappeler au groupe les quatre règles de sécurité fondamentale. « 1-Traiter votre arme comme si elle était chargée. 2-Ne jamais placer l’arme sur quelque chose que vous pourriez détruire. 3-Mettre le doigt toujours en dehors de la gâchette. 4-Vérifier qu’il n’y ait personne derrière la cible« , lâchent-elles, automatiquement.
Parmi « ses » girls, Niki explique que certaines font déjà de la compétition, d’autres pas encore, mais aimeraient bien s’y mettre. Faith, 11 ans, pratique le tir depuis 2 ans avec sa sœur, Jenna. « Papa est militaire, et il baigne dans les armes et ce genre de choses. Nous on l’accompagnait parfois, et on avait aussi envie d’essayer. Mais la condition était qu’on connaisse les quatre règles de sécurité avant de commencer. » Ce qu’elles ont fait. « Je suis immédiatement tombée amoureuse de ce sport« , raconte la frimousse aux tâches de rousseur. Aujourd’hui, elle peut dire que son arme préférée est un Ruger SR 22, explique que le tir permet de gagner en confiance en soi et que les cibles en acier ont ça de bon qu’on peut entendre l’impact des balles qui l’atteignent — un sentiment gratifiant pour un tireur.
Faisant preuve d’une étonnante maturité, Faith affiche néanmoins un étui de revolver à sa ceinture rose bonbon. Les accessoires sont devenus d’ailleurs un vrai business pour l’industrie des armes, les fabricants ne s’y sont pas trompés. Modèles roses, accessoires spécifiques adaptés, cibles « amusantes » –- qui restent cependant des cibles –, dans le monde des armes à feu, les enfants ne sont pas des enfants, mais déjà des consommateurs. A titre d’exemple, par an, la marque Keystone Sporting Arms fabriquerait jusqu’à 60 000 fusils mitrailleurs « fun », roses, et qui ressembleraient pour deux gouttes d’eau à des jouets factices.
Kyleigh, 14 ans, a tout un attirail de quasi-professionnelle. Elle porte avec fierté son maillot de compétition, noir… et rose bien sûr, et nourrit son Instagram de nombreuses photos d’elle, une arme à la main, en train de s’entraîner. A ses côtés, sa mère, Donna Hayworth, la cinquantaine, l’encourage. « Je n’ai pas hésité une seule seconde à inscrire Kyleigh à ces cours, surtout quand j’ai vu l’importance accordée à la sécurité: les coordonnées GPS sont d’ores et déjà rentrées dans les véhicules, si jamais il y a le moindre souci« , explique-t-elle. Autrement dit, si la moindre personne est blessée. « Pour vous, ça doit être bizarre de voir cela, mais pour nous, c’est juste un week-end normal, en famille« , lâche-t-elle, regrettant de ne pas « réussir à se faire comprendre » par les gens extérieurs. « Kyleigh est en compétition avec des anciens policiers ou des militaires retraités, et elle est prise au sérieux. Après de tels défis, rendre un devoir d’histoire ou passer un entretien d’embauche, c’est juste une formalité !, s’enthousiasme Donna. Issue d’une famille de tireurs, Kyleigh passe aussi beaucoup de temps avec son père, grâce aux armes. « A son âge, les parents, on trouve que ce sont de vieux cons. Mais cette passion commune fait qu’ils passent beaucoup de temps ensemble. Ce sont des moments précieux, qui ne se rattrapent pas par la suite. »
Les parents présents pratiquent tous les armes à feu. Une autre Niki, la quarantaine, est aveugle depuis 11 ans et s’est remise au tir depuis peu. Accompagnée par Kent, ancien militaire et instructeur depuis trois décennies, elle apprend à maîtriser son arme, en sollicitant ses autres sens. Son mari et tous leurs enfants tirent, à l’instar de Jessica, 14 ans, qui s’exerce aujourd’hui en extérieur pour la toute première fois. De son côté, Mike, le père de la petite Kate, est policier. Véritable coach pour sa fille, il l’encourage, lui propose de boire un coup d’eau avant de tirer, de prendre son temps. Il reconnaît en souriant que « le petit frère de Kate, 2 ans, parle assez pour me demander à commencer à tirer dès qu’il aura eu ses trois ans« .
Mieux contrôler les armes ?
Personne ici, dans cet îlot surréaliste, où les participants font preuve de la légendaire hospitalité et affabilité texanes, ne semble s’inquiéter des dangers potentiels des armes. Ou plutôt si: ils font tout pour que la sécurité soit omniprésente et bien visible dans la pratique des armes à feu. Mais qui est à l’abri d’un accident ? La veille de la session d’entraînement, au Texas, une mère de 42 ans tuait ses deux filles de 17 et 22 ans lors d’un différend familial qui a tourné au drame. Régulièrement, les médias américains dénoncent les risques liés aux armes. Selon la Brady Campaign, une organisation fondée pour réduire les accidents et les morts dus aux armes à feu, « 1/3 des foyers américains comprendrait des armes, dont beaucoup ne seraient pas bloquées ou déchargées« , « 3000 enfants et adolescents seraient blessés ou tués chaque année par accident« , faisant des armes à feu seraient la cause numéro deux de mortalité chez les enfants. Mais pour Niki, pas d’inquiétude outre mesure. Elle assure que les enfants sont très conscients qu’il s’agit d’armes létales. « Au Sure Shots, notre approche est de démystifier les armes. Chez nos filles, tout est en sécurité, et comme elles sont habituées, si elles voient une arme chez les autres, elles savent qu’elles ne doivent pas se jeter dessus« .
La fin de la journée approche. Une quantité impressionnante de douilles supplémentaires jonche le sol poussiéreux. Anna, 10 ans remballe ses armes, y compris le Ruger 22.45, qu’elle adore. Lee, son père, grand bonhomme baraqué et affable, ferrailleur de son état, explique : « Je ne veux pas que mes enfants aient peur des armes mais au contraire, qu’ils soient préparés au cas où une arme à feu les menace, explique-t-il. Je ne veux pas être un oiseau de malheur, mais je fais attention à ce qui se passe autour de moi. Ma fille est grande, elle entend les nouvelles à la télé (notamment, les attaques terroristes, ndla). Pourtant, 99,99% des gens dans les centres de tirs sont de bonnes personnes« , affirme Lee. Et Anna, de répliquer aussitôt: « Tout le monde, sauf le tireur d’Orlando« .