Austin, la bulle verte du Texas
29 janvier 2018 | Delphine Bauer dans International
Dans la chaleur étouffante de l’été, au cœur de l’East Austin, un quartier en pleine gentrification de la capitale du Texas, une silhouette pédale avec peine à travers un dédale de ruelles typiquement américaines, bordées de jolies maisons de bois avec porches extérieurs.
Cette silhouette, c’est Jersey, un trentenaire originaire de Chicago. Le visage en sueur, le souffle court mais le sourire aux lèvres, et ses indispensables lunettes de soleil sur le nez, il est en train de réaliser sa « tournée » de « compost pedalling ». Comprendre littéralement de « compost en pédalant ». Le concept, dont Justin Fedako et Eric Goff sont les inventeurs, permet à des particuliers de se voir débarrasser de leurs déchets organiques – 30% en moyenne d’une poubelle classique – par des cyclistes qui passent régulièrement à leur domicile.
Cette démarche permet ainsi de réaliser le « black gold » que forme le compost, fourni ensuite à des fermes biologiques locales. La boucle vertueuse est ainsi respectée. Si Jersey a décidé de s’engager dans cette aventure, ce n’est pas pour gagner de l’argent, même s’il est payé pour son job – il est payé 11 dollars de l’heure -, mais plutôt pour « rendre à la communauté. Je suis végétarien et j’essaie de penser les choses de façon engagée. Je voulais aussi faire quelque chose d’actif et de physique », raconte-t-il, le seau vert marqué du logo « Compost pedallers » à la main, sur le point de le déverser dans sa brouette à roulettes. Une gorgée d’eau, et il repart : pas de temps à perdre, il doit garder le rythme.
Un engagement citoyen historique
Si cette initiative est devenue l’un des symboles les plus populaires de l’engagement écologique de la ville, Austin a vu émerger des mouvements alternatifs dès les années 60, qui ont façonné son rapport à l’environnement. « Les activistes locaux sont très engagés et très actifs, y compris en politique, depuis des décennies. Puis les hippies ont bougé ici dans les années 70 », raconte Amy Standsbury, fraîche trentenaire rédactrice en chef du pure player Austin EcoNetwork, un magazine qui traite des thématiques environnementales. Dans les années 90, a également eu lieu une importante mobilisation citoyenne en faveur de la protection des sources de Barton Creeks – petit joyau de verdure en plein cœur de la ville – et de leur écosystème, contre un projet immobilier. Happenings, manifestations, les Austinites ont eu finalement gain de cause.
Amy Standsbury parle aussi avec bonheur des initiatives lancées dans la ville pour « éduquer » les citoyens. « A Austin, nous avons le plus important pourcentage de jeunes de 20-30 ans des États-Unis, mais ils ne s’impliquent pas politiquement à l’échelle locale », déplore-t-elle, alors que selon elle, c’est précisément à cet échelon que les lignes peuvent bouger et la voix des citoyens se faire mieux entendre. Constatant les effets du réchauffement climatique, « avec des épisodes extrêmes de plus en plus proches dans le temps, la sécheresse succédant aux inondations », elle constate néanmoins que la nouvelle génération commence enfin à se demander « quoi faire » pour aller dans le bon sens.
Amy, sirotant un jus à Cenote, un café branché d’Austin dont les produits sont tous locaux, décrypte: « Les gens voient enfin que l’on peut gagner sa vie avec les énergies renouvelables. Avec le solaire, l’éolien (au Texas, 20% de l’énergie vient déjà de l’éolien, ndla), ou encore des projets comme les Compost Pedallers. C’est peut-être cet argument qui peut faire changer les gens d’avis ». En bonne geek, elle souligne l’existence aussi d’applications, comme NEST, un thermostat sur smartphone, qui permet de réduire son air conditionné en cas d’absence de chez soi. Autant dire qu’à Austin, où le thermomètre tutoie largement les 45 degrés, l’air conditionné constitue une dépense énergétique considérable.
Autre paysage, autre personnage. Pliny Fisk, un ingénieur hyperactif, est souvent qualifié de « savant fou », mais cela est toujours dit avec sympathie et admiration. Comment ne pas en éprouver immédiatement pour cet homme affable qui a fondé le Center for maximum Potential Building Program, en 1975 ? Près d’une nationale, mais complètement à l’écart des bruits des voitures pollueuses, son antre offre une vision tout à fait étrange. Des constructions abracadabrantes ont pris place en extérieur, des matériaux de toute sorte s’étalent devant nous et un groupe de géographes, ingénieurs, ethnologues, anthropologues et mathématiciens discutent joyeusement dans la maison du propriétaire.
Ici, Pliny Fisk développe trois axes: des prototypes, des protocoles et des conseils au milieu politique. Déambulant d’invention en invention, il désigne ici un ciment propre, construit à base de déchets, là un système de récupération des gaz émis lors de la décomposition de végétaux, et qui se transforme en électricité. « On a l’impression que tout cela est très conceptuel… Sauf que ce ne l’est pas du tout: on réalise des choses concrètes et on vit dedans ! », peut-il arguer, désignant sa vaste maison atypique, faite de ses mains, pleine de recoins, de patios et de créations. Et si Austin a été la première ville du monde à lancer un programme de construction de bâtiments verts, en 1992, Pliny Fisk en était, évidemment.
A quelques kilomètres de là, une épicerie de quartier promeut la consommation de produits bios et locaux. Condensé de bonnes volontés, In.Gredients est un lieu unique. Petit monde, Amy Standsbury, d’ailleurs, y organise des apéros citoyens. Son emplacement, un peu loin du centre-ville, n’a pas empêché cette épicerie 100% bio et 0% déchets – un tantinet hipster, reconnaissons-le -, de devenir THE place to be pour les Austinites en quête de produits locaux et cultivés sans pesticides chimiques. On y boit un jus de baies ou une limonade bio, on y discute avec les vendeurs, qui organisent aussi des soirées, bref un vrai lieu de vie engagé. Car au cœur des préoccupations des habitants d’Austin, le bien-manger apparaît comme prioritaire. « Seulement 1% des produits consommés à Austin sont produits localement ! », déplore Amy Standsbury.
La lutte des fermes écologiques
Lauren, 24 ans, allure branchée, short en jean et bottes de fermière, tient ce matin le petit étal où viennent les acheteurs, à l’entrée de la Green Gate Farms. Tomates, pommes de terre, courgettes, concombres encore terreux qui y ont été produits, s’offrent à la vue. La récolte, mince, provient des mauvaises conditions météo des dernières semaines – le Texas a connu d’importantes inondations – et de soucis plus graves: les terrains, ont, un temps, failli être revendus à par le propriétaire, à des promoteurs immobiliers. « Mais nous avons reçu 2000 signatures de soutien en deux semaines », se réjouit Erin Flynn, la gérante de la ferme, une cinquantenaire brune et très chic.
« On n’utilise pas de pesticides chimiques, on n’a pas de lobby derrière nous, on est indépendants. Face à nous, l’agriculture texane est une machine de guerre, connue pour son productivisme. Small is not on the radar for them !, lâche Skip, le mari d’Erin.
C’est donc ici, dans une grange de bois rouge, vieille de 100 ans, qu’Erin et Skip ont débuté une production dans le bio il y a dix ans, s’inscrivant dans le mouvement « slow food ». En parcourant l’exploitation, on voit ce matin-là le « summer camp » organisé chaque année: des enfants apprennent, encadrés par des bénévoles et à l’ombre des pacaniers, l’utilité du compost, voient les tomates grandir et répondent à des questions sur le développement durable. « Chez nous, on prend le meilleur de l’ancien et du moderne, explique Skip. Les clients viennent ici car ils y trouvent quelque chose qu’ils ne trouvent pas ailleurs. On cherche à connecter la nature avec les gens. On ramasse par exemple des herbes et on pratique le « weed dating », s’amuse-t-il.
Au-delà de nourrir, l’une des missions de la Green Gate Farms consiste donc à éduquer. « Les gens sont persuadés que la nourriture bon marché vient toute seule dans l’assiette. Mais les produits n’ont plus de goût. Monsanto n’a-t-il pas dit: vos enfants ne sauront jamais le goût qu’avaient les choses avant ? », s’inquiète le couple. Si Erin reconnaît les efforts faits par les autorités en faveur du solaire et de recyclage, elle estime qu’il n’y en a pas assez pour l’agriculture bio. Sans compter les joies de l’administration américaine – qui n’a rien à envier à celle de France. « Il y aune loi contre tout ce que nous faisons ! Le lait cru devient illégal dès le moment où il est distribué, garder ses poulets dans la cour est interdit… », détaille-t-elle, fatiguée de lutter pour faire exister une autre agriculture.
A quelques dizaines de kilomètres de là, Ada Broussard nous attend pour une visite de la Johnson’s Backyard Garden, une autre ferme certifiée bio. C’est la plus grande du Texas, voire du pays. « Nos atouts consistent en l’implication des clients pour la réduction de l’empreinte écologique, la place que nous accordons à l’humain, mais aussi d’autres petits plus comme le fait que nous livrons à domicile ». Les freins ? « Nous sommes plus chers que l’agriculture conventionnelle ou le bio de Californie, mais c’est ce qui nous permet d’assurer des salaires décents et de procurer une assurance santé à nos ouvriers agricoles. En agriculture bio, il y a tellement plus de travail humain ! », lâche la jeune femme. En se promenant, elle explique que 30% des sols sont en jachère, afin de préserver l’écosystème. Petite touche d’humour, la ferme revend les tomates aux formes disgracieuses, sous le nom d’« inglorious tomatoes », histoire de ne pas gâcher et de donner sa chance à des produits non calibrés. Forte de son succès, la Johnson’s Backyard Garden emploie 100 employés. Preuve qu’on peut rester bio et s’agrandir. Un espoir pour d’autres agriculteurs qui aimeraient se lancer et défier les superpuissances agricoles ? Définitivement, Austin cultive son côté bio.
une ville engagée
Austin est une ville engagée… Également du côté des pouvoirs publics. D’ici 2020, la neutralité carbone est recherchée. Les émissions carbone d’Austin ont déjà été réduites de 73% depuis 2007 et toute l’énergie des bâtiments de la ville provient d’énergies renouvelables. D’ici 2025, la ville s’engage à ce que l’énergie solaire et éolienne procurent 55% des besoins énergétiques. D’ici 2040, 90% des déchets devront être recyclables. « Le conseil municipal envisage de devenir une ville qui composte, il existe une expérience pilote dans certaines maisons, précise Amy. C’est excitant, peu de villes s’engagent autant », lâche Amy Standsbury. Le seul point noir se situe peut-être sur les transports en commun. « Les villes du Sud ont grandi trop vite, sans penser aux dépenses nécessaires pour les transports publics. Les gens sont fatigués par les embouteillages. Il y a bien eu un projet de train, mais uniquement dans le centre-ville et cher d’un milliard de dollars ! Ils pourraient faire mieux pour les bus. Le vélo, de son côté, devient de plus en plus populaire », estime Amy.
De fait, à Austin, les cyclistes ne sont pas rares, bravant avec courage la chaleur de feu de l’été, et profitant de la proximité avec la rivière. « Mais il faut encore faire changer les mentalités ». Aux États-Unis, la culture de la voiture est toute-puissante.