Texas: les femmes prennent les armes

1 décembre 2016  |  dans Femmes

Les femmes sont separees des hommes au stand de tir où se rendent les membres du club Sure Shots. © Moland Fengkov/Haytham-REA

Les femmes sont separees des hommes au stand de tir où se rendent les membres du club Sure Shots. © Moland Fengkov/Haytham-REA

Au Texas, pays de Georges W. Bush et des cow-boys, la loi autorise depuis janvier le port visible des armes à feu, à l’université ou dans la rue. Ici, les armes ne sont plus l’apanage des hommes. Reportage à 3 mois des élections au cœur de clubs de tirs 100% féminins.

Dans ce grand entrepôt gris tout en longueur, les douilles tombent à terre avec un bruit métallique, pourtant atténué par le port des casques. L’odeur de poudre prend au nez, la chaleur moite rend l’air presque irrespirable. Devant les cibles en carton, des silhouettes féminines s’agitent au même rythme que les chargeurs se vident. Longiligne, ses cheveux blonds parfaitement coiffés, Niki Jones, tire quelques balles, elle aussi. Ici, mercredi soir, c’est « ladies night » au « Sure Shots Club », le club de tir que Niki a fondé en 2010 à Austin, au Texas. Elle accueille ce soir les participantes dans la boutique d’armes attenante. Âgées de 20 ans comme de 60, en talons hauts ou en short et baskets, en robe executive women ou t-shirt au slogan « stay calm, keep firing », elles sont une trentaine présentes ce soir pour un atelier portant sur les risques de « mass attack ». Romulus, vétéran de l’armée américaine, est immédiatement remercié par l’une d’ elles pour ses services à la patrie. Le colosse, buriné par le soleil texan, débute son speech avec un extrait audio de l’appel au 911 (la police, ndla) d’une professeur paniquée, au lycée de Columbine, lors de la tuerie d’avril 1999. « Voilà exactement ce qu’il ne faut pas faire », lâche-t-il. Pendant qu’il délivre ses conseils pour apprendre à réagir en présence d’un « active shooter » (un tireur actif, ndla), Niki Jones veille au grain.
Venue tout droit de New York, cette directrice artistique qui travaille aujourd’hui pour un magazine féminin, s’est installée à Austin, lassée de l’effervescence de la mégalopole. « Petite, j’ai appris à tirer avec mon père, un instructeur d’armes. En m’installant ici, j’ai voulu reprendre le tir. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais », explique-t-elle, un pistolet discrètement glissé dans son étui sous un t-shirt moulant. Niki décide donc de créer un club 100% féminin. « Les hommes pensent tout connaître. Or, les femmes sont de bien meilleures apprenantes, plus méthodiques, plus attentives, sans souci d’égo », avance-t-elle. Kaitlyn, institutrice de maternelle de 25 ans, fréquente le club depuis un mois. « Avant mon père me disait ce qu’il fallait faire, ensuite mon mari a pris le relais. En gros, je n’avais plus qu’à appuyer sur la gâchette. Au Sure Shots, je gère tout de A à Z, et je me sens libre !»
Julianna Crowder, elle, a fondé le réseau « A girl and a gun » (AG&AG) en 2011. « Je voulais ôter le facteur « peur » que ressentent certaines femmes, essayer de promouvoir l’auto-défense sous un angle plus sympathique et ludique. En donnant aux femmes confiance en elles ». AG& AG revendique aujourd’hui plusieurs milliers de tireuses à travers le pays. « Si nous ne souhaitons pas être associées à des pin-ups à moitié nues », poursuit Julianna Crowder, les femmes qui tirent aiment avoir le choix de ne « pas ressembler à un mec, d’être aussi féminine », ajoute Carrin Welch, la meilleure amie de Niki Jones.

Au Texas, le profil des licenciés d’armes à feu, est majoritairement composé d’hommes blancs de 55 ans, mais il y a aussi plus de 260 000 femmes. Selon les chiffres de la très puissante organisation pro-armes, NRA (National Rifle Association), le nombre de femmes qui possèdent une arme aurait d’ailleurs augmenté aux États-Unis. Si en 2008, 12% étaient armées, elles seraient aujourd’hui 23%. « Depuis les attentats en France, nous avons vu les demandes augmenter », estime Tina Maldonado, instructrice chez AG&AG. Mais « on est aussi dans la construction d’un mythe qui cherche à banaliser l’accès des femmes aux armes », nuance Charlotte Recoquillon, chercheure spécialisée des Etats-Unis à l’Institut Français de Géopolitique.

La politique, sur le fil du rasoir

Kaitlyn, membre du club de tir feminin Sure Shots chez elle a Austin, Texas. © Moland Fengkov/Haytham-REA

Kaitlyn, membre du club de tir feminin Sure Shots chez elle a Austin, Texas. © Moland Fengkov/Haytham-REA


 
Engluée dans la problématique des armes à feu, la politique américaine se déchire régulièrement sur la question du contrôle des armes à feu. Après la terrible fusillade d’Orlando du 12 juin dernier, 50 morts et 53 blessés, les deux candidats à la présidentielle se positionnent à nouveau. Hillary Clinton réaffirme que « les armes de guerre n’ont pas leur place dans nos rues », et souhaite renforcer la vérification des antécédents des futurs acquéreurs d’armes (notamment sur Internet lors des foires). Donald Trump, lui, critique une politique d’immigration, soit-disant trop généreuse et s’accroche au droit inaliénable des Américains à posséder une arme.
Face à eux, Barack Obama sortira « frustré » de ses deux mandats, faute d’avoir réussi à faire légiférer le Congrès sur le contrôle des armes. Avec une majorité républicaine, impossible de faire bouger les lignes dans cette direction, notamment parce que « la NRA inonde de millions de dollars les politiciens lors des campagnes électorales, créant ainsi d’importants conflits d’intérêts », précise la chercheure.
A échelle locale, le Congrès texan, lui aussi à majorité républicaine, a même autorisé le port d’armes visible, notamment sur les campus des universités, créant ainsi la polémique en janvier dernier. Dans l’un des états les plus équipés des États-Unis, les conditions à remplir pour acheter une arme sont simples: avoir 21 ans, laisser ses empreintes digitales, recevoir quelques heures d’entraînement, valider un test de tir, et payer une cotisation. Preuve de la banalisation de l’accès aux armes dans un état où porter un pistolet n’est pas seulement un droit mais aussi une fierté, il existe des tarifs sociaux, et même la gratuité pour les militaires.

Au Sure Shot, on se revendique un « social club ». « Une famille », avance même Niki Jones. Régulièrement, les femmes se retrouvent pour des séances de tirs, partagent conseils et expériences relatives aux armes à feu, dans une ambiance qui se veut « bon enfant ». L’une d’entre elles, Carrin Welch, rousse plantureuse, possède plusieurs fusils d’assaut et des pistolets, cachés dans un cagibi sécurisé de sa maison cossue de la banlieue d’Austin. Un arsenal qui vaut plusieurs milliers de dollars. Parmi eux, un MKA 1919 et le AR-15 (le même fusil qu’a utilisé Omar Mateen à Orlanda, ndlr), qu’elle a surnommés Flo et Daria — comme le dessin animé. « Je ne pensais pas tomber dedans, mais c’est devenu une vraie passion. » Aujourd’hui, elle customise ses armes, créé des bijoux pour passionnées, avec sa marque ChikaBomb.
Les deux amies insistent sur le caractère « apolitique » de leur hobby. « Je suis plutôt mesurée, estime Carrin Welch. J’ai des amis artistes anti-armes, d’autres pro, ou très pro-armes. Je fais le choix de ne pas en parler car je ne veux me fâcher avec personne », lâche-t-elle. Avec son mari, pourtant, « les débats sont intenses, surtout depuis la tuerie d’Orlando. »
A ses yeux, le tir est avant tout un plaisir. Une adrénaline. « La première fois que j’ai tiré, j’ ai eu les larmes aux yeux », raconte Carrin. Son déclic, pourtant, est lié à une expérience traumatisante. « Deux semaines après notre emménagement à East Austin (un quartier où régnait une certaine insécurité il y a encore quelques années, ndla), il y a eu une fusillade en bas de chez nous. Quatre morts. Ça a été un choc. »
Julianna Crowder, instructrice pour la NRA, affiche de son côté un évident engagement politique. « On s’en fiche de qui vous êtes, tant que vous aimez votre pays et les armes, vous êtes les bienvenus chez nous », affirme la quadragénaire. « Mais, concède-t-elle, notre réseau est plutôt républicain, hétérosexuel et pratiquant ». Son attachement au second amendement de la Constitution des États-Unis, qui garantit le droit du peuple à détenir et porter des armes depuis 1791, est viscéral. Pour beaucoup d’Américains, le concept de démocratie est, paradoxalement et historiquement, lié au port des armes. « Si le gouvernement me retire mon droit à avoir une arme, va-t-il pour autant installer un garde du corps devant chez moi pour me protéger ?», interroge-t-elle. La tuerie d’Orlando a eu lieu dans une « free gun zone » (une zone sans arme). Mais à ses yeux, pas de doute, la sécurité n’a pas été assurée par l’État.

« Pour les pro-armes, ce qui dangereux, ce ne sont pas les armes, mais les personnes qui les utilisent, analyse Charlotte Recoquillon. Malgré les affaires de fusillades régulières, les violences policières, peu d’Américains remettent en question leur droit de porter des armes. Tout au plus, ils militent pour plus de régulation et de contrôle ». C’est ce que pense Kaitlyn, qui estime qu’« un contrôle renforcé sur le profil des possesseurs d’arme devrait être mis en place ».
Sur le site de la NRA, on découvre une chaîne de TV dédiées aux femmes, où, collier de perle au cou et fusil d’assaut à la main, des Américaines confient leur amour des armes. « Protection », « auto-défense », « famille » y sont les maîtres mots. Gagner en autonomie, en indépendance, voilà donc ce qui motive beaucoup de ces femmes. Lisa, 45 ans, manageuse, a rejoint le club AG&AG il y a 3 ans. « Je trouve que c’est moins intimidant de s’entraîner entre nous. Et en tant que célibataire, je souhaite être en mesure de me défendre. J’ai cinq collègues masculins, mais je suis la seule à porter mon arme quotidiennement », explique-t-elle désignant son discret étui à pistolet.
En ce dimanche d’été, Niki Jones a beaucoup à faire. Elle finit d’installer les cibles dans un club de tir extérieur, zone désertique où des familles entières vont tirer comme d’autres feraient de la randonnée. Cet après-midi, elle organise un entraînement spécial. « La particularité de notre club est de mettre le paquet sur nos mini-tireuses. Elles ont entre 4 et 14 ans, et nous en sommes très fières! » A ses yeux, aucun souci de sécurité, les filles qu’elle entraîne sont très « conscientes du caractère létal des armes à feu », et immanquablement briefées sur les règles de sécurité. Parmi elles, Kate, 4 ans. Au bout de ses doigts frêles, la gâchette d’un fusil d’assaut. Rose. Elle tire et atteint sa cible, sous le regard fier de son papa. Sans le savoir, elle est le futur visage d’une génération d’Américaines qui voient en le port d’armes un facteur d’empowerment, alors que les armes à feu causent 30 000 morts par an -–dont 8855 meurtres — aux États-Unis.