Sans couple, sans enfants et bien dans leur vie : la revanche des « vieilles filles »

16 janvier 2024  |  dans Femmes

© Juliette Robert/Youpress

A travers l’histoire, elles ont été méprisées ou elles ont fait peur par leur indépendance. Aujourd’hui, le vent tourne. D’éléments « déviants » de la société, les « vieilles filles » pourraient bien devenir l’une des voix des femmes libres.

« Il n’y a que deux rendez-vous dans ma vie que je ne peux pas louper : ma naissance et ma mort. Tout le reste est négociable et c’est moi qui le négocie », lâche Karen*, 53 ans, écrivaine. Tout le reste ? Etre en couple ou pas, se marier ou non, décider d’avoir des enfants ou de rester « nullipare », un terme lourd de sens selon l’une des héroïnes de la série à succès « En thérapie », à l’abord de la quarantaine. Karen, elle, ne s’est même pas posé la question. « Porter un enfant dans mon corps ? Je n’en avais aucune envie ! M’installer durablement avec un homme, j’ai essayé, ça a été un désastre total ». La voix de la quinquagénaire s’anime tellement plus quand elle évoque ses « 14 années passées à l’étranger, entre le Burkina-Faso, le Mali, le Niger et le Congo-Brazzaville », son amour de la liberté depuis sa prime enfance ou les rôles modèles qui la font vibrer, telle l’écrivaine voyageuse Anne-France Dautheville, première femme à réaliser un tour du monde à moto retracé dans ses livres (et qui alla même jusqu’à inspirer en 2016 la styliste Clare Waight Keller pour la collection automne-hiver de la maison de couture Chloé !) Aurait-elle pu se réaliser de la sorte, retenue par une union ou un enfant ? Pas sûr. Alors oui, Karen est peut-être une « vieille fille », mais quel rapport entre sa pétulance et les récits misogynes du XIXe siècle, à commencer par le roman éponyme de Balzac qui dépeint mademoiselle Rose-Marie Cormon, 40 ans, avec une condescendance teintée de paternalisme ?

« Avant le XIXe siècle, il revenait aux parents de marier leurs enfants, et leurs filles en particulier. S’ils n’y arrivaient pas avant les 25 ans de ces dernières, c’était de leur faute. On plaint alors davantage les vieilles filles qu’on ne les accuse », analyse Jean-Claude Bologne, auteur d’une ‘’Histoire du célibat et des célibataires’’. (ed. Fayard). « Si le célibat de certaines travailleuses – qui va de pair avec une virginité théorique – comme les demoiselles des postes, les institutrices, les infirmières ou encore les assistantes sociales est toléré, poursuit-il, c’est parce qu’elles se sacrifient pour les autres et renouent indirectement avec leurs supposés instincts maternels ». Mais avec l’indépendance croissante des femmes, la faute finit par retomber sur elles. Déclarées coupables de remettre en cause l’ordre établi, de refuser le joug d’un mari, de rester un poids financier pour les familles, voire même d’évincer leur part féminine, « à tel point qu’on les décrit comme austères, revêches, et même moustachues ! » La sociologue spécialiste du vieillissement Mélissa-Asli Petit ne s’en étonne pas : « les femmes sont toujours les causes de tout. Si elles sont incapables de trouver chaussures à leur pied, ce n’est jamais de la faute de la société ou de compagnons qui ont du mal avec les évolutions sociétales », résume-t-elle.

En leur temps, les recluses du Moyen-Age choisissaient une vie de solitude, sans pour autant entrer dans les ordres. Au XVIIe et XVIIIe siècle, quelques femmes de lettres comme Marie de Gournay ou Gabrielle Suchon ont évoqué la possibilité d’une troisième voie, entre la vie de célibat consacré et celle de femme mariée. Mais elles furent si rares à travers l’histoire… C’est pourtant cette voie, qu’empruntent actuellement les 36 % de célibataires françaises, tandis que 10 % des femmes nées en 1945 et 1953 (source INSEE) n’ont pas eu d’enfants et que 4,5 % revendiquent de ne pas en vouloir (source INED, 2016). Si les frontières entre celle qui n’a jamais fait couple ou celle qui a eu un amant (et parfois un enfant) puis a définitivement refermé la porte de sa vie amoureuse, peuvent être floues, il est vrai que la 2e guerre mondiale puis la libération sexuelle des années 60 ont permis à l’ensemble des femmes « d’acquérir des métiers honorables, de ne plus être jugées si elles enfantent hors mariage ou de ne plus être définies par rapport au statut matrimonial », décrypte J.-C. Bologne. Mais tout n’est pas si simple. Dans son essai à paraître le 8 septembre, « Vieille fille » (ed. La découverte), la journaliste Marie Kock (voir itw) confie : « Etant une femme, le seul modèle qui m’est proposé d’une vie sans compagnon, c’est celui de la vieille dame qui finit dévorée par ses chats dans l’indifférence générale ». La culture populaire a longtemps véhiculé des représentations stéréotypées de la célibataire – incontournable Bridget Jones ! – mais de tels clichés perdent peu à peu de leur puissance. « On attend encore des représentations de vieilles filles inspirantes », regrette Mélissa-Asli Petit. Pour le moment, « la ménopause sociale », théorisée notamment par la sociologue Cécile Charlap, les guette toujours.

Parfois, cette situation sans attaches n’est pas celle qui était envisagée, elle n’a pas été préméditée. Elle arrive, tout simplement. Les parcours individuels se confrontent alors à une réalité sociale : dans un marché de l’amour aux relents capitalistes (surconsommation, rentabilité, rapidité des rencontres…), les rapports de domination entre les sexes sont exacerbés et les femmes, devenues des corps interchangeables, en sont les grandes perdantes, soutient la sociologue Eva Illouz dans son livre « La fin de l’amour ».
Cela est d’autant plus vrai pour les femmes diplômées qui dans toutes les études statistiques restent célibataires plus tard, à l’instar de Lisa*, 35 ans, réalisatrice. Après la déception amoureuse de trop, elle a une révélation. « Je me suis dit que je ne voulais plus jamais perdre mon temps, et mon énergie, pour quelqu’un qui me piétinait ». Elle conçoit ses relations différemment. « Ce n’est pas que je me retire du jeu, mais je recentre le jeu sur moi, éclaire-t-elle. L’essentiel est de ne plus vivre dans l’attente d’être épanouie quand je serai en couple. C’est une illusion de la société. L’épanouissement est à chercher en soi ».

Oubliées, les traditionnelles « updates mecs », vite périmées : Lisa a retrouvé l’espace mental de parler art et littérature. Elle s’est mise à faire des collages, a acheté sa maison en solo. Pour les enfants, le cheminement est encore en cours. « Il y a encore deux ans, quand ma famille m’interrogeait sur la maternité, je ne pouvais en parler sans avoir les larmes aux yeux, confie-t-elle. Mais lors d’un séjour récent, j’ai été accueillie dans la famille d’une très bonne amie. Pour la première fois, je me suis demandé si ce destin que je m’étais imaginé – être mère – était vraiment fait pour moi. Comme observatrice, je me suis soudain sentie complètement à ma place. J’apportais quelque chose telle que j’étais ! Avec mon amie, nous sommes allées danser : sans moi, elle n’aurait pas eu ce moment de légèreté. J’ai partagé plein de choses avec ses enfants, sans être leur mère. Alors, je me prépare à accepter que, tout simplement, ça ne m’arrive pas. » Lisa se trouve réconciliée avec le fait de pouvoir transmettre autrement qu’en passant par la case maternité. Et paradoxalement, ce n’est pas son amie qui lui remonte le moral face à ses déceptions amoureuses, mais l’inverse. « Les modèles de couples, souvent tristes ou qui se trompent, que j’ai autour de moi sont loin de me faire rêver », confie Lisa. Avec près d’un divorce sur deux en France, les chiffres nourrissent sa réflexion.
Loin d’être faites de renoncements, les vies des célibataires d’aujourd’hui sont remplies d’amitiés, d’activités, de projets. « Je ne veux surtout pas faire pitié ! », met en garde Karen. D’après un sondage anglais (société Mintel), 61 % des Anglaises célibataires seraient heureuses ainsi. Céline, 38 ans, photographe, se sent plus légère sans relation : elle trouvait de plus en plus difficile de s’épanouir avec un homme. « Lors de ma dernière histoire, j’ai focalisé beaucoup d’attention sur mon couple, les vacances à organiser, les moments à passer avec sa famille. Ça m’a détournée de ma carrière, alors qu’elle compte énormément pour moi ». Et les enfants ? « Mais pourquoi pose-t-on toujours cette question aux gens qui n’en veulent pas ? Pour ma part, ce qui me rend heureuse n’est pas compatible avec le fait d’avoir des enfants. Et puis, ce qui est révélateur, c’est que dès qu’on en parle en famille, il y en a toujours un pour glisser : ‘’si c’était à refaire, je ne referais pas d’enfant ’’ ». Céline peut partir quand elle le souhaite en reportage, elle se dit qu’elle évitera de s’ennuyer au lit au bout de trois ans de relation ni n’aura à subir la charge mentale du quotidien pour quelqu’un d’autre, ou les angoisses liées à la parentalité. Un soulagement pour elle.

Pourtant même dans une société individualiste en 2022, ne pas s’oublier dans l’autre, accorder de l’importance à sa réussite professionnelle et à ses passions quand on est une femme, ne pas vouloir être mère, est encore source de jugement. Pour Karen, qui a essuyé d’innombrables remarques, le bonheur est à ce prix. « On n’a pas choisi des vies simples. Il aurait été plus facile de rentrer dans le rang, mais le risque aurait été d’être dépossédée de soi-même. Avant nous, combien de siècles de malheureuses ? ».

*les prénoms ont été changés.