Les Invisibles de Misrata

26 mai 2011  |  dans Femmes

Crédits : Axelle de Russé

Assiégée depuis deux mois, Misrata résiste aux assauts des troupes kadhafistes. Au prix d’un millier de vies, cette cité tranquille est devenue un symbole pour la rébellion. Dans leurs foyers, à l’hôpital ou à la radio, les femmes sont aux avant-postes de la résistance. Nos reporters ont réussi à pénétrer dans la cité étranglée, pour raconter l’histoire des héroïnes de Misrata.

C’est à chaque fois pareil. Une détonation et un nuage. Un nuage étouffant de fumée, de sable, de gravats. Le silence. Le silence après la tempête. Un instant où les yeux inquiets guettent, qui, quoi, cette fois, s’est écroulé. Et puis, les oreilles bourdonnent et c’est la fuite vers on ne sait où. A Misrata, les bombes tombent partout. C’est la fuite, le plus loin possible de la détonation, en espérant qu’au bout de la course n’attend pas une autre détonation.
C’est toujours pareil. A Misrata, les combattants planqués dans le ciel, à la fenêtre d’un immeuble, à des kilomètres derrière une dune, ne se couchent jamais. C’est toujours pareil, alors on s’y fait.

Depuis deux mois, au prix d’un millier de vies, la troisième ville de Libye, située à 200 km à peine de la capitale, résiste aux assauts des troupes de Mouammar Kadhafi. Encerclée et canardée à l’artillerie lourde par l’Est et l’Ouest, Misrata tient grâce à ce port devenu le poumon de la cité assiégée. C’est par là, souvent dans des radeaux bourrés d’explosifs qui menacent de se retourner à la première marée, que l’aide alimentaire et les armes de la rébellion parviennent à passer. C’est aussi par là que nous sommes arrivées. Par une belle journée ensoleillée où 80 rockets se sont écrasées à quelques kilomètres de l’embarcadère. Emportant dans leurs détonations la vie de huit civils.

«Welcome ! Welcome !», assène le petit comité d’accueil trop content de voir des journalistes. Et le mini-van conduit par un volontaire du Croissant Rouge de nous emporter dans la cité étranglée. Sur la route qui mène au cœur de la ville, Rien A Signaler. Les voitures circulent, quelques boutiques sont ouvertes, il y a la queue aux stations-essences et les passants, tranquilles, marchent, sac de courses à la main. De l’entrée dans Misrata on se souvient surtout de l’odeur de sel, de ce goût de sable qui assèche la bouche, du soleil qui tape la carrosserie. On se souvient d’une petite cité au bord de la Méditerranée.

A Misrata, l’enfer est ailleurs

Il faut bien une demi-heure pour comprendre que quelque chose ne va pas. Il faut attendre que les yeux s’habituent et distinguent la première colonne de fumée noire qui s’étire en cône dans le ciel trop bleu. Il faut attendre la première détonation. Celle qui vous plaque et vous recroqueville, celle qu’on cherche du regard. En espérant que la suivante n’est pas pour vous. Ni pour personne. Il faut attendre l’arrivée dans le centre-ville avec sa grande artère principale, Tripoli street, devenue le terrain de jeu ou le champ de bataille des snipers loyalistes. Ici, de l‘arc en ciel de couleurs des allées colorées, ne reste que le gris. Tout a brûlé. Là où des dizaines d’habitants faisaient leurs courses, ne reste qu’un champ de carcasses de voitures calcinées, de morceaux de verres brisés, d’ordures jetées ça et là par on ne sait quelle explosion. Les toits et les murs des immeubles sont crevés tantôt par les rockets, tantôt par les trous percés par les snipers invisibles qui y logent la lunette de leur fusil.

C’est toute la particularité de la cité assiégée, encerclée de toute part et infiltrée par l’ennemi en son cœur même. Misrata, c’est aussi une ville que le Colonel a tenté d’affamer, d’assoiffer, de fermer au monde en coupant les communications, mais qui depuis deux mois, résiste. Grâce à une organisation militaire très éloignée du chaos qui règne sur les fronts de Benghazi, le fief des rebelles. Mais aussi grâce à une incroyable solidarité entre les 500 000 habitants pris au piège. Une organisation et une solidarité menée d’une main de maître, aussi, par les femmes de Misrata. Des femmes contraintes depuis des décennies à rester dans leurs foyers mais qui ont pris tous les risques pour voir la rébellion gagner. De quoi remettre à sa place le confrère qui nous disait : « les femmes à Misrata ? Bon courage ! Ici, on ne les voit jamais ! Mais peut être qu’elles font la bouffe, après tout…».

Faïza et son four à pain, Fatma et sa Kalchnikov

Crédit : Axelle de Russé

Au détour d’une ruelle, encore une détonation, la mille et unième depuis notre arrivée. Cette fois c’est la musique différente et saccadée des mitraillettes allègrement déchargées. Dans un décor de fin du monde, derrière un muret, Faïza, invisible, fait du pain comme si ça vie en dépendait. Salma n’est pas boulangère, elle est mère au foyer. Mais comme la boulangerie a explosé, comme en ville il n’y a plus que de l’eau et de la farine et qu’il faut bien manger, elle a rouvert le four de sa grand-mère pour nourrir tout le quartier. Un four qui ressemble à un puits en terre sur les parois duquel elle plaque sans relâche des morceaux de pâte à pain. « Il n’y a plus d’électricité chez moi, alors je fais comme au siècle dernier, commente cette mère de cinq enfants. Les voisins m’apportent de la farine, j’ajoute de l’eau, du sel et le tour est joué ». Et d’ajouter : « Je fais au plus vite, je travaille le jour et la nuit, mais je n’ai qu’un four alors je peux difficilement produire autant que je voudrais ».

 

Re-détonation. Personne ne sursaute. « Il y a des snipers dans l’immeuble d’en face, explique Faïza avec un calme déconcertant. Quiconque sort de chez moi peut se faire tirer dessus. » Peu lui importe, quand il n’y pas d’homme disponible, cette libyenne de 40 ans sort apporter ses pains aux voisins. « Puisqu’elles n’ont pas le droit de porter des armes et de se battre contre ceux qui tuent leurs fils et leurs maris, toutes les femmes de Misrata se surpassent. Moi je fais du pain, mais les autres font de la soupe avec tout ce qui leur tombe sous la main, du riz, des spaghettis. Et de conclure, en souriant : « Kadhafi veut nous affamer, mais il n’est pas prêt d’y arriver ». Fatma, 46 ans, elle, n’a que faire de l’interdiction sociale de porter une arme. C’est avec naturel que cette mère de famille de 8 enfants jette sa Kalachnikov sur l’épaule, comme s’il s’agissait d’un sac à main.

La rue des dames

Nous sommes dans une autre ruelle. Soleil brûlant, muret couleur terre et pas un homme à l’horizon. Enfin… pas un qui ait plus de dix ans. Et pour cause, nous sommes dans la rue des dames de Misrata. Ici, guerre oblige, ce sont elles qui gouvernent. « Tous nos maris, nos frères, nos fils en âge de combattre sont sur le front, alors on doit se défendre seules », explique Fatma sans ciller. Autour d’elle, Khadidja, 30 ans, Salha, 42 ans et une dizaine d’autres acquiescent au propos de celle qui semble être la chef. « Nous n’avons pas peur de mourir, poursuit Fatma. D’ailleurs quand les soldats de Kadhafi auront tué tous nos hommes, nous irons nous battre. S’ils prennent notre ville, c’est qu’il n’y aura plus un être vivant ».
Non, elles n’ont pas froid aux yeux. « En fait la seule chose que nous craignons, c’est qu’ils nous fassent pareil qu’à Iman Al-Obeidi et c’est pour ça que nous portons des armes ». Cette femme de 35 ans arrêtée à un check-point à Tripoli, affirme avoir été violée par 15 hommes de Kadhafi. « Ils m’ont attachée fermement, violée, et ont même fait leurs besoins sur moi », avait accusé cette libyenne dans un hôtel où se trouvait la presse internationale. Avant d’avoir fini sa déclaration, elle fût de nouveau arrêtée par les gardiens du régime, avant d’être relâchée plusieurs jours après grâce à la mobilisation internationale.

Et Khadidja, invisible sous sa burqa, d’ajouter : « Si les soldats entrent dans la ville, ils voudront se venger, ils voudront nous humilier et ils entreront dans chaque maison pour violer et tuer. Mais nous nous défendrons jusqu’au bout, les jeunes nous ont appris à tirer ». « Les jeunes », sont les rebelles originaires du quartier, censés donner le signal en cas d’incursion. « Nous n’avons pas peur de mourir, nous avons déjà sacrifié le plus précieux, en poussant nos fils à aller se battre au risque de ne jamais les voir revenir ». Silence. Détonation. Les balles des snipers soulèvent la poussière et touchent le muret, les enfants sont évacués. Les femmes de Misrata, elles, ne bougent pas.

Les docteurs : Mona au chevet des combattants et Mariam dans sa clinique home-made

Crédit : Axelle de Russé

Encore une ruelle, encore une arrière-cour, encore un muret. Dans un arc-en ciel de voiles multicolores, des femmes, des jeunes filles, des vieillards, des enfants, se serrent. Dans cette grande maison, 35 personnes, 7 familles, accourent pour apercevoir les invités. Originaires du centre ville, ils se sont réfugiées ici, à l’écart des combats. Le docteur Mariam, gynécologue, a donc ouvert sa maison et… une clinique dans son salon. « A cause des combats dans le centre de la ville, la plupart des femmes qui vivent dans ce quartier ne peuvent pas se rendre à l’hôpital, c’est pour cela que j’ai décidé d’ouvrir cette clinique ». Avant d’ajouter : « Je reçois beaucoup de femmes enceintes, le stress provoqué par le siège est très nocif pour leur grossesse, alors je fais ce que je peux pour les aider. Mais cela se résume souvent à les écouter, car le manque cruel de médicaments me pousse à les réserver au cas d’urgence, explique le médecin. J’ai aussi de nombreux cas de diarrhées, de vomissements à cause du manque d’eau potable ». Mais là aussi, Mariam est contrainte de privilégier « les recettes de grand-mère », en raison du peu de médicaments.

 

La porte se ferme et nous voilà encore dans la rue, là où ne restent que les combattants. Là où il n’y plus de femmes, ou si peu. Beaucoup plus loin, à l’hôpital, le docteur Mona s’active au chevet des blessés, qui en raison des tirs à l’arme lourde sont souvent des cas désespérés. C’est pendant une période d’accalmie que cette toute jeune médecin exténuée raconte : « Je me suis mariée au mois de septembre, mon mari est mort il y a deux mois lors d’un combat près de la base militaire. Depuis, je ne suis plus rentrée chez moi ».
Comme une vingtaine de femmes, Mona dort dans le sous-sol de l’hôpital « pour être toujours prête à réagir en cas d’arrivée massive de blessés ». Les profonds cernes qu’elle a sous les yeux trahissent son manque de sommeil et son engagement total a quelque chose d’inquiétant. Quand elle parle, Mona a la voix étranglée : « Je suis ici, jour et nuit, comme ça je ne pense pas. J’ai l’impression de faire honneur à mon mari, mais je n’attends qu’une chose : qu’on me donne une arme, pour que je puisse faire comme lui, me battre ». Avant de conclure : « Si je pouvais, je prendrais une voiture pour Tripoli et j’étranglerais Kadhafi de mes propres mains ».

Salima sous les balles, Ouidad sur les ondes

L’orphelinat de Salima est situé en plein cœur de la ville, là où aujourd’hui il ne reste plus rien. Avec une dizaine d’autres femmes, elles s’occupent de plus de 100 enfants abandonnés depuis 5 ans. « Notre bâtiment se trouve à côté de l’hôpital central qui a été l’une des premières cibles des soldats de Kadhafi. Nous étions prises au piège car nous devions faire sortir les enfants au beau milieu des bombardements et des tirs de mortiers, explique la jeune femme de 29 ans. Mais la plupart des autres employées ont fui et nous n’étions plus que trois. A l’orphelinat, nous avons un bus, nous avons donc tassé tous les enfants à l’intérieur et notre chauffeur a démarré en trombe ».

C’était sans compter les snipers qui décident de viser le chauffeur du véhicule. Les chasseurs invisibles parviennent à le toucher au bras. « Mais il n’a pas abandonné, il saignait beaucoup et a réussi à nous conduire ici à l’abri ». Voilà donc plus de six semaines que Salima et « ses enfants » vivent dans une ancienne Madrasa, grâce à la solidarité des voisins qui « apportent chaque jour de quoi manger aux enfants, mais aussi des jouets et des vêtements ». « Quand elle croit qu’elle va abandonner, pour se donner du courage », comme beaucoup de femmes à Misrata, Salima écoute la voix grave de Ouidad sur la radio Free Libya in Misrata.

« Je voulais qu’elles soient considérées comme les héroïnes de la révolution ».

crédit : Axelle de Russé

Cette institutrice de Misrata dont peu de gens ont vu le visage, est devenue un modèle et une source de réconfort pour beaucoup femmes dans la ville assiégée. Au premier jour des combats, Ouidad Dwiny, 39 ans, alors que toutes les femmes sont littéralement bouclées chez elles, décide de sortir quand même. Direction : la station locale prise d’assaut par les rebelles qui a transforment immédiatement en radio libre. « Comme les autres femmes, je n’avais pas de pistolet, mais je voulais me battre aussi et dire aux autres qu’elles pouvaient aussi lutter contre l’envahisseur », raconte Ouidad, en souriant. Cette mère de 5 enfants divorcée, prend donc le micro « pour inciter toutes les femmes à sortir de chez elles pour aider d’une manière ou d’une autre à l’hôpital, en cachant des combattants chez elle ». L’émission remporte un tel succès qu’elle continue à enregistrer : « après le viol d’Iman Al-Obaidi, je voulais que les femmes qui avaient subi le même sort le dénoncent publiquement. Je voulais qu’elles n’aient plus honte, qu’elles soient considérées comme des héroïnes de la révolution et pas comme l’humiliation de la famille ».

 

Un peu trop subversif pour le régime du vieux Colonel ? Sans doute, car la station est bombardée plusieurs fois, obligeant les journalistes de la radio libre à déménager quatre fois dans « des endroits secrets ». « C’était devenu tellement dangereux, qu’à partir du 25 mars j’ai dû enregistrer l’émission au téléphone », témoigne Ouidad qui est désormais appuyée par sa sœur Kholod, poète, qu’elle a réussi à convaincre de prendre la parole. Malgré les risques, Ouidad n’a pas l’intention d’arrêter. « Quand nous aurons renversé le régime de Kadhafi, ce sera la révolution pour tout le monde, y compris pour les femmes de Libye. A ce moment, nous ferons ce que nous n’avons jamais fait, nous sortirons de nos maisons pour réclamer l’égalité ».