Passe-droits et laxisme : bienvenue dans l’univers doré de l’aviation d’affaires
12 septembre 2018 | Leila Minano dans Enquêtes
À l’ombre de l’aérogare flambant neuve, une dizaine de jets privés stationnent sur le tarmac du très chic aéroport de Cannes-Mandelieu. Près de la piste goudronnée, des voiturettes de golf distribuent avec précaution les luxueux bagages au pied des avions. Falcon, Cessna, Bombardier… Ces joujoux à plusieurs millions d’euros sont prêts à décoller d’un moment à l’autre vers la Suisse, l’Angleterre ou l’Allemagne. Quand ils ne viennent pas d’atterrir après un long voyage depuis la Russie ou l’Arabie saoudite.
À leur bord, de riches hommes d’affaires, des stars du cinéma et des jet-setteurs attendent les berlines qui viendront les cueillir, tout frais, à la descente de l’avion. Bienvenue dans l’univers doré de l’aviation d’affaires où un Paris-New York se négocie à 100.000 euros, dans ces salons privés où les stewards soignent le décalage horaire avec du champagne. Loin, très loin des files d’attente où s’agglutine le commun des voyageurs.
« L’empereur de la Corsafrique » a ses habitudes à Cannes
Installé dans son petit bureau, en uniforme bleu barré de l’inscription « douane » dans le dos, Claude* n’est plus impressionné par le défilé des passagers millionnaires. Les paillettes et le doux vrombissement des moteurs des jets font partie de sa routine depuis longtemps. Le 10 juin 2016, comme à l’accoutumée, le quadragénaire expédie les affaires courantes : vérification des plans de vol, identité des propriétaires, préparation des bordereaux de détaxe… lorsqu’un message d’alerte clignote sur l’ordinateur du service.
« Risque de rapatriement de fortes sommes d’argent en provenance du Gabon par des résidents corses », signale la note de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Dans le viseur des enquêteurs de ce service chargé de lutter contre les réseaux criminels et les mouvements suspects de capitaux : Michel Tomi, présenté comme « le parrain des parrains ». À 68 ans, cette figure redoutée du milieu corse « a fait fortune dans l’exploitation des jeux [PMU], détaille la DNRED, avant de bâtir un véritable empire en Afrique [groupe Kabi] qui s’étend de la construction de routes au transport aérien en passant par l’exploitation de boîtes de nuit et de casinos ».
À l’approche des élections au Gabon, le patron millionnaire et ses hommes de main chercheraient à rapatrier des fonds douteux sur l’île de Beauté. Dans la tête de Claude et de ses collègues, l’alerte fait tilt : Michel Tomi, « l’empereur de la Corsafrique », a ses habitudes à l’aéroport de Cannes. S’il se présentait à nouveau, les douaniers pourraient réaliser un joli coup de filet. De ceux qui font la une de la presse, à grand renfort de photos de valises bourrées de drogue ou de billets de banque.
Les terminaux d’affaires en première ligne dans les réductions d’effectifs
Mais voilà, ces « gros coups » ne sont que très rarement réalisés sur les terminaux d’affaires… « Nous ne sommes pas assez nombreux, confie Nicolas*, en poste à Nice, deuxième aéroport pour l’aviation privée en Europe. Le contrôle de ces passagers privilégiés n’est pas la priorité. » Selon les syndicats FO, CGT et SUD, près de 5.000 postes sur 22.500 ont été supprimés chez les douaniers ces dix dernières années, avec un léger ralentissement depuis les attentats de 2015. Terminaux d’affaires et aéroports secondaires seraient en première ligne de ces réductions d’effectifs. La direction des douanes, jugeant ce chiffre « inexact », rétorque que « 1.000 recrutements supplémentaires ont été réalisés en deux ans ».
À Cannes-Mandelieu, le manque de fonctionnaires est en tout cas criant. Les trois douaniers en poste (contre cinq en 2012) doivent en priorité assurer un contrôle quotidien des bateaux qui arrivent au port de plaisance, situé à une vingtaine de minutes de l’aéroport. Résultat, le bureau des douanes est vide tous les jours de 10 heures à 16 heures. « Le type qui arrive avec des mallettes, il fait ce qu’il veut, résume Claude. Je dirais même que s’il s’intéresse un peu à notre fonctionnement, il sait exactement à quel moment il n’y a personne. »
Une note interne de la direction régionale des douanes confirme ce constat accablant. Daté du 28 mars 2018, ce document, dont l’objet initial est d’évaluer l’impact futur du Brexit, relève que « l’effectif actuel de trois agents [à Cannes] n’est pas suffisant [et ne permet pas de] réaliser le moindre contrôle alors que l’on connaît la sensibilité de la Côte d’Azur pour certains trafics, notamment liés au blanchiment des capitaux ». Un effectif de douze agents, soit quatre fois plus qu’aujourd’hui, « serait un minimum pour permettre une présence quotidienne », ajoute la note. Sans surprise, en juin 2016, Michel Tomi et ses hommes n’ont pas été contrôlés.
Les leçons d' »Air Cocaïne »
Trop mal lotis pour faire correctement leur travail, les douaniers cannois auraient pu être aidés par une batterie de mesures européennes renforçant les contrôles aux frontières. Et notamment la directive PNR, pour passenger name record (« données des dossiers passagers »). Entrée en vigueur en mai, elle est censée permettre aux États membres de repérer les déplacements suspects. Depuis trois mois, les informations personnelles (noms, adresses, coordonnées bancaires, numéros de téléphone, lieux de départ et de destination) collectées par les compagnies aériennes doivent être transmises à l’agence eu-Lisa, qui peut les conserver pendant cinq ans. Un fichage de quelque 200 millions de personnes motivé par la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité. Seulement, l’aviation d’affaires a été exclue de cette gigantesque collecte de données. Les parlementaires européens ont estimé que les passagers de jets privés – 8% du trafic aérien en Europe -, au-dessus de tout soupçon, pouvaient en être exemptés.
Une eurodéputée portugaise, Ana Gomes, a bien tenté de déposer un amendement pour les intégrer au dispositif. Il a été rejeté. « Ce vide juridique a clairement été mis en place pour privilégier les plus riches », ne décolère pas cette élue socialiste. Pour elle, cette décision est un blanc-seing offert aux criminels en col blanc : « Les gouvernements savent très bien que c’est un des moyens les plus utilisés pour blanchir de l’argent. »
L’aviation d’affaires est régulièrement dans le collimateur des renseignements. Notamment pour le transport d’argent liquide. « Le passage de pognon en cash, malgré les transferts électroniques, ça reste une valeur sûre. Un avion privé, pour ça, c’est bonnard », confirme un agent de la DNRED. Mais ce n’est pas tout. Selon un rapport d’Europol publié en 2011, y circulent aussi illégalement des « diamants, bijoux, drogue et armes à feu », et même des migrants, victimes du trafic d’êtres humains. Interrogé par nos soins sept ans plus tard, un porte-parole de la police européenne affirme que le phénomène est toujours en augmentation.
L’affaire « Air Cocaïne », le plus important trafic de drogue par jet privé jamais révélé en France, en est une spectaculaire illustration. Largement médiatisée en raison de l’importance des quantités saisies – 680 kilos de drogue -, elle est moins connue sous son autre aspect : l’extrême porosité des aéroports d’affaires français. Pourtant, c’est bien ce laisser-faire tricolore qui a permis aux trafiquants d’acheminer de la cocaïne sud-américaine jusqu’à la Côte d’Azur en toute tranquillité avant qu’ils soient arrêtés en mars 2013 par des douaniers… dominicains.
Trois mois avant cette interpellation, une première « livraison » avait ainsi pu se dérouler sans coup férir, comme l’a établi l’enquête judiciaire. Il est midi, le 9 décembre 2012. Depuis la tour de contrôle de l’aéroport de La Môle-Saint-Tropez, l’agent d’information de vol assiste à un drôle de manège. Alors qu’un Falcon 50 de la compagnie lyonnaise SN THS se pose sur la piste déserte, deux grosses voitures franchissent la barrière qui sépare la départementale du tarmac préféré de la jet-set. Leurs conducteurs échangent quelques mots avec un douanier qui n’a rien à faire là – il dépend du port de Toulon – puis déchargent dix grosses valises de l’avion. Une demi-heure plus tard, bourrés à ras bord, les véhicules quittent les lieux sans encombre. Interrogé par les enquêteurs, le douanier complice des trafiquants confiera que le petit aéroport varois, mettant en œuvre « trop peu de contrôles de sécurité », est « une porte d’entrée de la drogue pour tout Saint-Tropez ».
Cinq ans après, à La Môle, les leçons ne semblent pas avoir été tirées : « Il n’y a jamais personne, assure Claude. Ce sont les collègues de Toulon ou de Fréjus qui doivent monter, mais il faut qu’ils aient le temps. » La direction des douanes assure pourtant que les vols hors Union européenne y sont « systématiquement » contrôlés. Mais il suffit de faire escale dans un pays membre – seule la dernière étape est prise en compte – pour échapper aux douaniers. Ce fut le cas dans l’affaire « Air Cocaïne » : le Falcon en provenance de Punta Cana avait fait une halte à Santa Maria, une île portugaise des Açores.
Caviar, bijoux et lamborghini
À Saint-Tropez comme au Bourget, à Béziers, Dinard ou Nice, le sous-effectif est devenu un obstacle majeur au contrôle des personnes et des marchandises. Mais les agents des terminaux d’affaires doivent aussi composer avec les passe-droits et privilèges dont bénéficient leurs « clients ». Dans l’univers feutré de l’aviation privée, personne n’est sommé de vider sa bouteille d’eau avant le passage aux rayons X. Ou d’enlever sa montre lorsqu’elle active le détecteur de métaux. Quant aux fraudes, la qualité des passagers ne les exclut nullement : mille anecdotes rapportées par les agents des douanes en témoignent. Ainsi cet Américain qui voyageait avec une espèce protégée de corail et qui, par un simple coup de fil bien placé, a pu monter dans son jet avec son précieux bien. Ou ce Russe qui avait dissimulé plusieurs boîtes de caviar hors de prix dans son bagage à main. Le temps de sortir son téléphone, la luxueuse denrée était dans son Falcon. Même traitement pour ce businessman qui n’a pas eu à débourser un centime alors qu’il rapportait à Moscou des bijoux achetés chez un grand joaillier niçois. « Quand vous avez des cailloux à plusieurs millions d’euros, prélever une TVA à 20%, ce n’est pas rien pour l’État », souligne un agent.
Certains VIP ont le bras si long qu’ils n’ont même pas besoin d’ouvrir leurs valises. « Quand l’émir du Qatar arrive avec son escorte et ses 2.000 bagages, on ne fait pas de contrôle, raconte un agent de sûreté du terminal d’affaires de Nice. Il y a 45 personnes sur le tarmac, 25 voitures, des grosses Mercedes et des fourgons. On n’a rien vu, c’est tout. » Un douanier du Bourget, quant à lui, a dû fermer les yeux il y a quelques mois lorsqu’un prince qatarien a débarqué avec une Lamborghini à 2,5 millions d’euros pour laquelle il ne voulait pas payer de taxes. L’agent s’est fait souffler dans les bronches parce qu’il a eu l’audace de vouloir appliquer la procédure à ce fan de grosses cylindrées. Un coup de fil à la hiérarchie, quelques heures d’attente et fin de l’histoire : « Ça s’est terminé par un permis d’enlever. Pour le commun des mortels, ça ne marche pas comme ça… »
Il arrive aussi que les bagages de certaines personnalités soient chargés directement en soute par le petit personnel sans passer par la case contrôle. Dans ces cas-là, les douaniers se contentent de valider le bordereau de détaxe en pariant sur la bonne foi des passagers. « Légalement, on pourrait faire descendre la marchandise et la vérifier, explique un fonctionnaire niçois familier de cette pratique. Mais le ministère des Affaires étrangères nous tomberait dessus. » À l’écouter, le Quai d’Orsay, grand ordonnateur des immunités diplomatiques, serait le portier de ces aéroports de luxe. C’est lui, en effet, qui signale aux autorités quelle personnalité peut bénéficier du « protocole ».
Les signalements du Quai d’Orsay
Réservé aux chefs d’État et de gouvernement, aux diplomates, aux ministres des Affaires étrangères ainsi qu’à leurs conjoints et enfants lorsqu’ils voyagent ensemble, ce privilège est censé servir à l’accomplissement de leurs missions. Or il semblerait que le ministère ait « une vision un peu large du règlement », dénoncent les agents de la Côte d’Azur, destinataires, en cette période estivale, d’une dizaine de ces « signalements » par jour. Nous avons pu en consulter certains, reçus récemment. Aucun ne concerne des représentants étatiques.
Le 10 juillet, les douanes, la police aux frontières et la préfecture des Alpes-Maritimes reçoivent un courriel intitulé « Visite de personnalité ». Il est signé par un responsable de la cellule « visites privées » de la sous-direction du cérémonial, service du protocole. Cette discrète division du ministère – elle n’a aucune existence sur Internet – est notamment chargée de gérer les déplacements de personnalités étrangères « en vacances ». L’expéditeur, un jeune agent administratif, exige que le « protocole [soit] saisi » pour l’arrivée le lendemain, à 12h55, de Cheikha Maha, « l’épouse du frère de l’émir du Qatar ». Son mari, Joaan Bin Hamad Al-Thani, longtemps pressenti pour prendre la tête du PSG, est aujourd’hui président du comité olympique du Qatar. Il est certes membre de la famille régnante, mais n’a pas de fonction officielle au sein du gouvernement qatarien. « Quand on reçoit un e-mail comme celui-ci, on ne contrôle rien, on laisse passer, commente un fonctionnaire. On n’a aucune envie de subir les retombées. » Interrogé par le JDD, le Quai d’Orsay assure que ce type de signalement n’accorde pas une « dispense de contrôle » mais, dans certains cas, « une facilitation de passage ». À quel titre ? On l’ignore.
Trois jours plus tard, un autre signalement est envoyé. Cette fois, il concerne la « Princesse Hussa Bint Mishal Bin Abdulaziz Al Saoud », qui doit atterrir à Nice le 16 juillet. Le courriel la présente comme un membre « de la famille du roi d’Arabie saoudite ». Or la « princesse » n’est que la fille d’un ancien ministre de la Défense saoudien décédé l’année dernière. Pas de quoi justifier le recours au protocole ? La cellule « visites privées » du Quai d’Orsay réclame tout de même que ses véhicules puissent accéder à la piste d’atterrissage et qu’un badge soit délivré à la personne chargée d’accueillir la riche Saoudienne à la descente de l’avion. Sollicité, le ministère des Affaires étrangères s’est refusé a tout commentaire.
Sur la Côte d’Azur, la politique du passe-droit est bien ancrée. En juillet 2015 déjà, un commandant de gendarmerie alertait sa hiérarchie sur des exemptions qui, « dans le contexte de menace terroriste », étaient « très fréquentes » à l’aéroport de Nice. Principales nationalités à bénéficier de ces largesses, rapportait Nice-Matin : l’Arabie saoudite, le Bahreïn et le Qatar.
Ces privilèges ne sont pas l’apanage des dignitaires du Golfe. Les faveurs accordées à Marina Berlusconi en attestent. Présentée comme « présidente de la société Mondadori », la fille aînée de l’ancien président du Conseil italien, venue profiter de sa villa de l’arrière-pays niçois, à Châteauneuf-Grasse, a atterri le 8 juillet. Un mois plus tôt, le 19 juin, la bien nommée « sous-direction des privilèges et immunités diplomatiques et consulaires » (distincte de la cellule « visites privées ») a préparé le terrain. Elle a transmis aux agents niçois une demande d’autorisation pour que « quatre officiers chargés de [sa] sécurité » débarquent avec leurs armes à la ceinture. Problème : « Le port d’armes est très réglementé, décrypte un douanier remonté. On doit contrôler leur conditionnement, les permis… Mais là, nous n’avons pas bougé. » Ce document « n’exempte pas d’un contrôle », insiste-t‑on au Quai d’Orsay. Dans ce cas, pourquoi prendre la peine d’envoyer ce signalement ? « Le détail des mesures de sécurité ne peut pas être communiqué », répond le ministère. Circulez… Le douanier niçois, lui, n’en démord pas : « Marina Berlusconi n’est pas en mission diplomatique et son père n’est plus rien, elle devrait être traitée comme n’importe quel passager. » Avant de conclure dans un soupir : « Mais entre grands de ce monde, on a tous les droits. »
* Le prénom a été modifié.