Dans les Ehpad du groupe Orpea, des CDI introuvables

26 septembre 2022  |  dans Enquêtes

Dans une maison de retraite d’Ile de France © Juliette Robert

D’après nos informations, des recrues du groupe privé de maisons de retraite doivent, en France, se contenter de signer des CDD au motif qu’il s’agirait de remplacer des salariés en CDI. Or, dans bien des cas, ces salariés n’existeraient pas. Le groupe dément toute irrégularité, assurant qu’« il n’y a jamais eu d’emploi fictif au sein de l’entreprise ».

De la fenêtre, bien alignées, on aperçoit des dizaines de pierres tombales marquées « à vendre ». Josefa* a voulu nous rencontrer ici, dans ce local syndical discret, face à une marbrerie funéraire, sise dans une zone industrielle du centre de la France. Il y a un an à peine, la jeune femme, fluette derrière l’immense table de réunion, comptait parmi les employé·es de direction d’une maison de retraite Orpea.

Josefa était chargée des plannings et de l’édition des contrats de travail du personnel au sein de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) situé à quelques kilomètres de là. Elle affirme avoir, pendant plusieurs années et « en bon petit soldat », établi des contrats à durée déterminée (CDD) irréguliers.

En France, où la règle est le CDI, le recours au CDD est strictement encadré par le droit du travail : il doit être ponctuel et ne peut faire office d’emploi permanent. Pour éviter les dérives, chaque CDD doit précisément mentionner le nom de la personne remplacée ou encore le motif du recours à l’emploi temporaire. Par exemple, « Madame X, aide-soignante, remplace Madame Y, aide-soignante en CDI, en congés sans solde ».

Mais comment faire quand l’embauche permanente n’est pas la politique de la direction, qui préfère faire varier l’effectif de l’Ehpad « en fonction du taux d’occupation » des chambres (« T. O. » dans le jargon), qui fluctue au rythme des entrées et des décès ? Ou quand, explique Josefa, « c’est le choix des salariées elles-mêmes qui préfèrent rester en CDD car les salaires en CDI sont trop bas » (les employées en CDD touchent une prime de précarité) ? Puisque personne n’est absent ou attendu, quel nom faire figurer sur les CDD officiellement motivés par le remplacement d’une salariée ? « Il faut bien des aides-soignantes et des auxiliaires pour accompagner les résidents. »

D’après Josefa, il lui suffisait, côté CDI, d’introduire des noms dans le logiciel des ressources humaines d’Orpea qui permet d’éditer les contrats. « Je prenais les noms des candidates qui avaient postulé chez nous et dont j’avais les CV,confie l’ancienne employée de direction. Elles existaient mais n’étaient pas vraiment dans le registre du personnel. » Ces aides-soignantes, infirmières ou auxiliaires de vie, qui n’avaient jamais travaillé pour Orpea, ignoraient que leurs patronymes étaient utilisés.

Josefa ne serait pas la seule employée de direction à avoir rédigé de tels contrats pour le groupe Orpea, numéro un mondial des maisons de retraite privées, qui exploite aujourd’hui 226 Ehpad et une centaine de cliniques en France (à travers sa filiale Clinéa). Plusieurs semaines d’enquête nous ont permis de découvrir que de nombreux CDD auraient ainsi été établis, ces dernières années, au sein du groupe Orpea. Des entorses au droit du travail répétées, sur des postes financés par l’État.

Les Ehpad perçoivent en effet chaque année une « enveloppe soins » de la part de l’assurance-maladie et une autre au titre de la « dépendance » de la part des départements. La première, la plus importante, finance dans son immense majorité les emplois « soignants » des maisons de retraites (infirmières, aides-soignantes, aides médico-psychologiques, etc.), la seconde les emplois accompagnant la perte d’autonomie (auxiliaires de vie, psychologues, etc.).

Le numéro un mondial des maisons de retraite a reçu, en 2020, au bas mot, 350 millions d’euros de la part de l’assurance-maladie, seulement pour « l’enveloppe soins », d’après les chiffres de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), qui nous ont été transmis. Une montagne d’argent public destiné à subventionner les salaires des personnels intervenant auprès des personnes âgées de l’Hexagone.

Les effectifs sont souvent insuffisants, ce qui peut déboucher sur la maltraitance de résident·es, comme le dénoncent parlementaires, experts et syndicalistes, année après année. Plus encore dans les Ehpad privés à but lucratif. Ce sous-effectif criant a été éclairé d’une lumière crue par l’hécatombe du Covid-19 dans les maisons de retraite.

Quoi qu’il en soit, le groupe fondé par le « docteur Marian » ne connaît pas la crise. En trente ans, Orpea est devenu le leader mondial de la « silver economy », ouvrant plus de 1 000 établissements dans le monde. Coté en bourse, sa capitalisation a été multipliée par trois ces cinq dernières années, atteignant 9,3 milliards d’euros en 2020. Cette année, le fleuron français de l’or gris employait plus de 65 000 « collaborateurs » – collaboratrices surtout (plus de 80 %), dont presque la moitié se trouvait dans l’Hexagone. Laetitia* en faisait partie. Tout comme Linda*, Fatiha*, Amina*, Anne-Claire* et Dominique*.

Trois mois après notre rencontre avec Josefa dans le centre de la France, nous retrouvons Laetitia devant l’entrée du tribunal des prud’hommes d’une grande ville du Sud. Face à l’immeuble jaune décati par les embruns, l’ancienne employée fume nerveusement d’une main, tient celle de son adolescente de l’autre. Queue de cheval disciplinée et jeans, perchée sur des sandales compensées, la mère de famille, encore tendue, cherche le regard de son avocate, qui vient de contester son licenciement devant le tribunal.

L’audience a été encourageante. Une originalité figure dans le dossier de Laetitia : dans un de ses CDD datant de 2017, que nous nous sommes procuré, elle remplace une certaine « Patricia P., auxiliaire de vie, dans l’attente de [son] entrée en service », pour presque 1 500 euros par mois. En cinq ans de maison, Laetitia n’a jamais croisé cette salariée. « On ne posait pas de questions, on signait. On était bien contents d’avoir un contrat et nos sous à la fin du mois, surtout moi qui suis seule avec ma fille », répond-elle, en écrasant sa cigarette de la pointe du pied.

Il faut dire qu’en dépit de ce qui est écrit noir sur blanc sur son contrat, Patricia P. ne serait jamais « entrée au service » d’Orpea. D’après plusieurs employés interrogés, Patricia P. serait la mère de la directrice de l’Ehpad – directrice qui pas souhaité nous répondre sur ce point. « Elle venait chercher sa fille de temps en temps pour aller dîner, c’est comme ça que j’ai fait le rapprochement, car elles ne portent pas le même nom », nous raconte en souriant Dominique*, un ancien d’Orpea. Tout comme Josefa, cet employé était chargé de l’édition des contrats de travail de son établissement. À l’entendre, la directrice suivait les ordres de la direction. Et si la directrice souhaitait utiliser le nom de sa mère, c’est selon lui qu’« elle pouvait obtenir rapidement une attestation au cas où l’Inspection du travail viendrait poser des questions ».

Interrogée, la directrice de l’établissement, Auriane B., décrit « sa préoccupation quotidienne d’avoir des équipes au complet » et indique accepter des CDD dans ses rangs car « elle n’a pas d’autres choix ». Sans répondre sur l’emploi du patronyme de sa mère, elle assure n’avoir « jamais fait de faux contrats ». Ce n’est pas l’opinion de plusieurs de ses anciennes employées, que nous avons interrogées.

Dominique raconte ainsi qu’il aurait utilisé le nom de la mère de sa patronne « une cinquantaine de fois, quand elle avait besoin de recruter une auxiliaire de vie en CDD ». Pour les aides-soignantes ? « C’était toujours France R., une ancienne vacataire, expose Dominique. Elle, j’ai dû utiliser son nom entre 200 et 300 fois. »

Techniquement, à l’en croire, le procédé serait simple : tous les mois, Dominique entre des noms de salariées dans le logiciel RH de l’entreprise (SIRH Ap’). Il attend ensuite la validation de la direction d’Orpea pour pouvoir effectivement faire signer le contrat à la salariée.

Dominique estime donc que les ressources humaines ne pouvaient ignorer que France R., non détentrice d’un CDI chez Orpea, est très fréquemment remplacée. De même que Patricia P., la mère de la patronne.

Comble de l’histoire : Dominique confie s’être fait à lui-même un CDD irrégulier, quand il n’était pas encore en CDI – un contrat en notre possession. « J’ai utilisé le nom d’un salarié qui était en poste dans un autre département et j’ai inscrit qu’il était absent. » Ledit salarié, d’après son profil LinkedIn, était effectivement en poste dans cet autre département…

Des CDD requalifiés en CDI aux prud’hommes

Et comme si cela ne suffisait pas, après le départ de Dominique, Orpea a continué à employer le patronyme de France R. Avec bien peu de prudence : au printemps 2020, elle était, sur le papier, remplacée par quatre salariées en même temps, d’après des documents que nous avons consultés ! Linda*, Fatiha*, Amina* et Anne-Claire* s’en sont aperçues et ont réclamé la requalification de leurs CDD en CDI.

Un an plus tard, les aides-soignantes obtenaient toutes gain de cause devant les prud’hommes de Marseille. Alors qu’il revenait à l’employeur de démontrer qu’il avait eu recours en toute légalité à ces CDD, le tribunal a estimé qu’Orpea n’avait « produit aucun élément probant et pertinent ».

Dans leur décision en faveur de Linda, par exemple, les juges écrivent même noir sur blanc : « Pour la même période et pour les mêmes motifs, la société Orpea a embauché trois autres salariées à temps plein pour occuper un même poste de travail. »

Les CDD de Linda, Fatiha, Amina et Anne-Claire ont donc été requalifiés en CDI, avec dommages et intérêts à la clef. Et Orpea n’a jamais fait appel.

Devant les prud’hommes, bien sûr, l’entreprise avait soutenu que « les recours aux CDD [étaient] justifiés », que « les CDD [en question] ne souffraient d’aucune irrégularité ».

Interrogée, la direction d’Orpea assure encore aujourd’hui qu’il « n’y a jamais eu […] de faux contrats de travail », ni « d’emploi fictif au sein de l’entreprise ». « Les personnels embauchés en CDD comme en CDI sont tous bien en poste, déclarés et rémunérés. »

Le groupe souligne au passage « la difficulté à recruter dans ce secteur en CDI »« de plus en plus de candidats [souhaitant] privilégier les postes en CDD ». Ainsi, « Orpea peut être amené à conclure des CDD soit en remplacement d’un salarié absent (congés, maladie, formation…), soit dans le cadre d’un poste vacant pour lequel nous attendons l’arrivée d’un titulaire en CDI qui se fait attendre ». Et l’entreprise de « noter que le CDD coûte 10 % de plus au groupe que le recrutement attendu et espéré en CDI ».

L’Inspection du travail saisie

Pourtant, nous avons retrouvé l’une des quatre anciennes aides-soignantes d’Orpea, la toute jeune Linda. « Le monde est petit, nous dit-elle au téléphone. J’ai croisé par hasard la vraie France R. cet été dans un autre établissement où je faisais un remplacement. Elle m’a dit qu’elle avait fait quelques vacations chez Orpea dans le passé. » De simples vacations, mais aucun CDI à l’horizon…

Kéline Sivadier, déléguée syndicale chez Orpea en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), deuxième région la plus importante du groupe, dit bien connaître « le cas France R. » et cette question des contrats irréguliers en général. « Il y a des problèmes sur les termes de certains contrats à durée déterminée. Soit le nom, soit le motif est faux, ce qui vaut requalification en CDI, affirme-t-elle. Nous avons déjà pu constater qu’ils mettent deux CDD sur une même absence par exemple… » La syndicaliste déclare l’avoir remonté à l’Inspection du travail et à la direction d’Orpea.

Comme en attestent plusieurs courriels que nous nous sommes procurés, Kéline n’est pas la seule déléguée syndicale du groupe à avoir remonté des cas à l’Inspection du travail, laquelle a répondu qu’elle « ne commente par les dossiers en cours ».

Lea Talrich, avocate du travail au cabinet Karaa, et qui a plaidé des dizaines de fois contre Orpea en vue de faire requalifier des CDD, rappelle que, pour toute entreprise, selon le code du travail, le fait de conclure un CDD « qui a pour objet ou pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise » constitue une infraction, punie de 3 750 euros d’amende. En cas de récidive, « la peine encourue est de 7 500 euros et six mois d’emprisonnement ».

De son côté, Philippe Gallais, un des responsables nationaux de la CGT chez Orpea, ne cache pas ses intentions : « Nous en discutons avec nos avocats. Si on a l’opportunité d’aller au pénal, on ira. » Les récits de « faux contrats » (selon l’expression de nombreux et nombreuses salariées) indignent en effet cet infirmier qui a passé deux décennies sur le terrain : « Quand on connaît les conditions de travail dans nos établissements, le sous-effectif criant, c’est une honte. »

Dans un mail confidentiel que nous nous sommes procuré, une inspectrice du travail écrit qu’à ses yeux, la démultiplication des contrats de remplacement d’une personne, sur une même période, pourrait constituer « une fraude généralisée ». Questionné sur ce courriel, Orpea n’a pas répondu à ce stade.

Notre enquête nous a permis de recueillir, par ailleurs, des récits montrant que le même procédé pourrait se dérouler dans la région Centre-Val de Loire, ailleurs en PACA (Toulon, Vitrolles), mais aussi en Midi-Pyrénées (Toulouse), à Paris, en Île-de-France. On retrouve aussi des CDD problématiques à Clinéa, la filiale du groupe qui exploite une centaine de cliniques en France.

« Le problème avait été soulevé par deux délégués du personnel dans la région de Clermont-Ferrand, nous raconte ainsi Jean-Claude, un syndicaliste, sous le couvert de l’anonymat, citant deux cliniques bien précises. On est allés sur place et on s’est rendu compte que les contrats avaient des noms qui n’apparaissaient pas dans le registre du personnel. » Le représentant affirme être parvenu à rassembler ainsi une grosse dizaine de contrats pouvant être frauduleux. « C’était des noms fictifs, à l’en croire. Et sur les contrats, c’étaient des auxiliaires de vie qui remplaçaient des infirmières. »

Dans un établissement Clinéa à Villeurbanne(Rhône-Alpes), nous avons pu, en tout cas, nous procurer plusieurs CDD d’une aide-soignante remplaçant une infirmière. Pour le syndicaliste, la différence est de taille : « L’auxiliaire, vous la payez au Smic, quand l’infirmière, vous la payez plusieurs centaines d’euros de plus. » Une différence salariale qui compte d’autant plus, à ses yeux, qu’il s’agit de postes financés par « les dotations des ARS [agences régionales de santé – ndlr] ».

Noémie* connaît bien la question. Cette ancienne directrice adjointe d’une clinique du groupe à Toulouse n’hésite pas à mettre en cause la direction d’Orpea. Pendant cinq ans, elle raconte avoir été un rouage bien huilé de ce qu’elle décrit comme un système. « La direction ne voulait pas recruter en CDI, cétaient les ordres, on n’avait pas le choix, on devait coopérer, affirme-t-elle par téléphone. On tournait avec deux ou trois noms bateaux, des gens partis à la retraite, d’autres qui avaient démissionné ou n’étaient pas renouvelés, une vacataire qui avait trouvé un poste en CDI ailleurs. »

Noémie raconte avoir rédigé entre 150 et 200 contrats par mois, dont la moitié auraient été irréguliers, d’après elle. Au total, à l’en croire, plusieurs milliers de CDD irréguliers au nom d’Orpea pourraient avoir été édités. « La direction nous disait de créer des “cycles fictifs” dans le logiciel pour y intégrer des vacataires dessus. On pouvait même nous refuser des contrats si on ne mettait pas des noms de personnes qui étaient parties, parce que la personne pouvait exiger un CDI. »

« La seule consigne nationale donnée à nos établissements, affirme aujourd’hui le groupe, est de s’attacher à remplacer toute absence dans le respect des prérogatives légales, afin d’être en mesure d’assurer la continuité des soins. »

D’après le récit de Noémie, dans la clinique toulousaine, elle aurait aussi reçu des consignes pour prévoir moins d’heures pour le remplaçant : « Si le titulaire faisait douze heures, tu faisais faire seulement dix heures au remplaçant, en enlevant l’heure de transmission par exemple, l’heure où les équipes passent le relais aux suivants… » Le budget prévisionnel des Ehpad est pourtant déclaré en amont par les établissements auprès des agences régionales de santé, qui versent les subventions de l’assurance-maladie pour les emplois et le matériel médical.

Interrogé sur ce que les établissements ont déclaré précisément aux ARS, s’agissant des contrats décrits comme irréguliers, Orpea ne nous a pas répondu.

De Toulouse à Vitrolles, en passant par Clermont, Marseille, Lyon, les Hauts-de-Seine et les Yvelines, les mêmes récits semblent ainsi se répéter. Si l’Inspection du travail, les prud’hommes ou des agences régionales de santé ont été alertées, les « relations humaines » du groupe ne semblent pas s’inquiéter.

Au printemps dernier, à l’occasion d’un comité social et économique, une déléguée syndicale du groupe interpellait la direction sur l’existence, dans différents établissements, de plusieurs de ces contrats, selon elle, irréguliers. D’après les documents que nous avons obtenus, la déclaration n’a pas déclenché un vent de panique dans l’assemblée, loin de là.

« Ce n’est pas parce que la direction contre-signe un contrat que ça l’exempte de tout risque d’erreur, l’erreur est humaine », s’est vu répondre l’élue.

Publié dans Investigate Europe