Ces « Monuments Men » qui veulent sauver Palmyre des bulldozers de Daech

17 octobre 2017  |  dans Enquêtes

Maamoun Abdulkarim, qui pilote les opérations de sauvetage des œuvres d'art en Syrie, devant une reproduction du lion de Palmyre. © Chris Huby

Maamoun Abdulkarim, qui pilote les opérations de sauvetage des œuvres d’art en Syrie, devant une reproduction du lion de Palmyre. © Chris Huby

Pendant la Seconde Guerre mondiale, un groupe d’experts américains a sauvé en Europe des centaines d’œuvres d’art des pillages nazis. L’histoire se répète aujourd’hui en Syrie, où des archéologues risquent leur vie pour protéger les trésors du pays des destructions de Daech. Leïla Miñano raconte leurs colères, leurs angoisses et leurs espoirs.

L’image est insoutenable. Un corps décapité est attaché à un lampadaire au milieu de la rue. La tête repose entre ses pieds nus, sur le trottoir. Les tortionnaires de Daech ont pris soin de laisser les lunettes sur le visage, des verres épais sur une monture carrée. Il fallait que la victime reste reconnaissable : Khaled Al-Assaad, ancien directeur des antiquités de la ville de Palmyre, archéologue renommé et dernier protecteur des ruines de l’antique cité syrienne. Il était âgé de 82 ans et s’activait à la préservation et à la restauration des vestiges de Palmyre depuis près d’un demi-siècle. C’est grâce à ses efforts que l’Unesco a classé le site au patrimoine mondial de l’humanité – en 1980, bien avant qu’une partie de la Syrie ne tombe sous la coupe de Daech et que les plus beaux monuments de la ville ne soient réduits en poussière. Le 19 août 2015, quand la photo du supplicié a été diffusée à travers le monde entier, à Paris, les experts du musée du Louvre ont pleuré un confrère, un ami et un héros. « Khaled Al-Assaad était un personnage clé de l’archéologie en Syrie », s’est ému le quotidien britannique The Guardian, en le comparant à Howard Carter, l’égyptologue qui a découvert le tombeau de Toutânkhamon en 1922.

Un mois s’est écoulé quand je rencontre, à Damas, le gendre de l’archéologue assassiné. Khalil Al-Hariri est un quinquagénaire au visage ridé dont les yeux noirs semblent vous scruter jusqu’aux tréfonds de l’âme. Issu de la famille la plus puissante de Palmyre, il a fui avant l’invasion des soldats de l’État islamique, en mai 2015. Quand je lui demande pourquoi son beau-père ne l’a pas suivi dans son exil, il répond : « Il ne l’a pas voulu. Il avait toujours dit : “Je suis né ici, je mourrai ici.” Il voulait rester auprès des ruines et de ses livres. Et puis il pensait qu’à son âge, personne ne lui ferait de mal. » Ses bourreaux n’ont pas eu de difficulté à le trouver ; ­s’il s’était résolu à partir pour un village situé à une centaine de kilomètres, Assaad ne se cachait pas. « Chaque jour, il faisait sa promenade », confirme son gendre. Les hommes de Daech ont fait irruption chez lui une première fois pour lui intimer de faire allégeance au Califat. Il a refusé – Khalil affirme qu’il leur a répondu avec fierté : « J’ai déjà prêté serment à Palmyre. » Quand ils sont revenus, c’était pour l’enlever. Durant 27 jours, l’archéologue a été soumis à la question : ses ravisseurs cherchaient l’emplacement de deux tonnes d’or que des rumeurs disaient cachées sous les ruines. Lorsqu’ils ont compris qu’il n’y avait pas de trésor, ils l’ont tué.

De temps à autre, le sifflement d’un avion de chasse dans le ciel interrompt son récit. Khalil n’y prête pas attention. Dans cette Syrie qu’il ne reconnaît plus, où la folie des djihadistes le dispute aux violences de la dictature de Bachar Al-Assad, il a choisi de mener sa propre guerre sans prendre les armes. Avec une poignée de chercheurs, archéologues ou simples gardiens de sites, il s’efforce de mettre à l’abri les antiquités qui faisaient naguère la fierté du pays. Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais des hommes n’ont pris autant de risques pour protéger des fragments de culture et d’histoire. En 1944, le général américain ­Eisenhower avait constitué un peloton spécial d’experts pour sauver de la destruction les chefs-d’œuvre pillés par les nazis – ce que racontait le film de George Clooney, Monuments Men. Aujourd’hui, la même aventure se reproduit en Syrie. Ces trois dernières années, des dizaines de combattants du patrimoine comme Khalil Al-Hariri sont parvenus à évacuer quelque 300 000 pièces hors des zones de combats. Ils ont accompli des prouesses, ils ont aussi perdu des batailles – et des compagnons. Sous leurs yeux, des cités millénaires comme Alep, Homs ou Idleb ont été réduites en cendres et livrées au pillage. Au total, plus de 300 sites ont été partiellement ou totalement détruits. Pour la Syrie, considérée comme l’un des creusets de l’humanité (on y a notamment découvert le premier alphabet connu), les pertes sont inestimables. Chacun des monuments men syriens avec qui j’ai pu m’entretenir m’a paru bouleversé ; tous m’ont donné l’impression d’être prêts à mourir pour des pierres. « Quand je vois des antiquités revendues au marché noir, c’est comme si on vendait mes propres sœurs », m’a juré avec emphase l’un de ces étranges guerriers. Une archéologue qui travaillait de longue date sur les vestiges de l’ancienne ville mésopotamienne de Mari, tout près de la frontière irakienne, est allée jusqu’à me dire : « Le jour où j’ai vu les photos des destructions, j’ai eu le cœur brisé. » Pendant qu’elle me parlait, des larmes coulaient le long de ses joues.

Les bulldozers de Daech

Ajustant son fusil sur l’épaule, le garde allume une cigarette, se rassoit en écartant les jambes : « Attendez dans le jardin », ordonne-t-il. Maamoun Abdulkarim, l’archéologue en chef qui dirige les opérations de sauvetage des œuvres d’art en Syrie, m’a fixé rendez-vous dans son quartier général : le musée national de Damas. L’édifice a été construit au début des années 1920 sous le protectorat français (qui a duré jusqu’en 1946). Il a fallu des semaines de patience et de tractations en passant par de discrets intermédiaires pour arriver jusqu’à lui. La veille encore, avec le photographe Chris Huby qui m’accompagne, nous étions bloqués au poste frontière entre le Liban et la Syrie. Comme de nombreux journalistes occidentaux, nous étions blacklistés par le régime, parce qu’à deux reprises, en 2012 et en 2014, nous avions franchi illégalement la frontière syro-turque pour couvrir la rébellion contre Bachar Al-Assad à l’ouest du pays. Au ministère de l’information syrien, la responsable des relations avec la presse nous avait même signifié que le visa presse ne nous serait pas accordé. Pourtant, la nuit tombée, une voiture du gouvernement est venue nous chercher au poste frontière et le chauffeur a roulé à tombeau ouvert jusqu’à la capitale, insensible au bruit des bombes qui s’écrasaient au loin.

À notre arrivée, Maamoun Abdulkarim s’exclame joyeusement : « Je n’arrive pas à croire que vous soyez là ! » D’un pas léger, cet homme de 48 ans au front dégarni nous entraîne sur ses pas. Avant la guerre, des centaines de visiteurs se pressaient sur la promenade verdoyante du musée. Aujourd’hui, le temps semble s’être figé. Le long des allées bordées de palmiers et de citronniers, les statues, bustes, colonnes et demi-colonnes prennent la poussière. Près de la façade, la fontaine se dessèche et les tables en mosaïque recouvertes de lierre donnent à l’endroit des airs de jardin de la Belle au bois dormant. Pour les protéger des bombardements, quatre sarcophages ont été dissimulés sous des plaques de béton armé. « Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des statues que vous voyez là datent de l’époque byzantine », commente Maamoun à la manière d’un guide escortant des touristes, dans un français piqué d’accent syrien. Devant une reproduction du célèbre lion de Palmyre, qui dominait jadis l’entrée du site archéologique, il explique sans desserrer les mâchoires : « L’original datait du Ier siècle. Il a été détruit par les soldats de Daech. Ces gens-là ne respectent aucune civilisation. »

Depuis la prise de la ville par les troupes de l’État islamique, le 21?mai 2015, plusieurs de ses chefs-d’œuvre ont été anéantis à coups de pioche, de masse et d’explosifs. France Desmarais, directrice du Conseil international des musées, dénonce la destruction d’un « site irremplaçable », « des vols et des pillages qui viennent de tous les camps ». (En septembre2015, l’Unesco a présenté des photos satellites de plusieurs sites du pays « criblés de milliers de trous » et dénoncé « des fouilles illégales opérées à échelle industrielle »). Les tours funéraires, symboles de la prospérité de Palmyre au Ier siècle après JC, ont été dynamitées, puis les plus beaux de ses temples ont été mis à bas par les fanatiques, qui considèrent toute représentation d’hommes ou d’animaux sur des sculptures ou des fresques comme relevant d’une idolâtrie impie. Les soldats de Daech se sont acharnés durant trois jours sur le temple de Bêl, merveille de la cité antique et témoin des évolutions de l’histoire – ce sanctuaire romain devint une église puis une mosquée, avant d’abriter un village arabe tout entier. Quand le bâtiment a sauté, le choc a été si fort que les habitants ont cru à un tremblement de terre. Seul le portail monumental est resté debout au milieu des décombres.

Aussi loin qu’il s’en souvienne, Maamoun Abdulkarim a toujours voulu devenir archéologue. Enfant, il rêvait de « creuser le désert de [ses] mains pour découvrir un fabuleux trésor ». Son père, un orphelin du génocide arménien recueilli par une famille syrienne, aurait préféré qu’il suive des études de médecine. Mais le jeune homme s’est entêté. Il a obtenu une maîtrise d’histoire à l’université de Damas avant de s’envoler pour la France afin de compléter son cursus. Pendant quatre ans, il a suivi, à Versailles puis à Besançon, l’enseignement du professeur Georges Tate, éminent spécialiste de l’antiquité en Orient (mort en 2009). « Les archéologues français connaissent tellement bien la Syrie que je me sentais comme à la maison, se souvient-il avec nostalgie. Quand je ressentais le mal du pays, il me suffisait d’aller au Louvre dans la galerie des antiquités orientales et aussitôt, ça allait mieux. »

Son doctorat en poche, Maamoun Abdulkarim rentre à Damas pour effectuer son service militaire au début des années 2000. Il n’est guère à l’aise avec les armes – « Je savais à peine tenir un fusil », admet-il – et les recruteurs s’en rendent vite compte : on l’affecte à la direction générale des antiquités, l’administration chargée de gérer le patrimoine archéologique du pays. Nous sommes en 2003 et la guerre fait rage dans l’Irak voisin. Aux destructions s’ajoutent les trafics. Chaque jour ou presque, les douanes syriennes interceptent des pièces dérobées dans le musée de Bagdad pillé sous les yeux de l’armée américaine : statues, ornements, fragments de bas-reliefs. La tâche qui lui est assignée consiste à répertorier chaque objet et à en reconstituer l’origine. « Les Irakiens n’ont rien fait pour évacuer leurs musées et la catastrophe est arrivée : tout a été pillé », se rappelle-t-il. Les Syriens n’ont pas voulu commettre la même erreur.

À sa sortie de l’armée, Maamoun trouve un poste de chargé de cours à l’université, puis une chaire de professeur. Son épouse, archéologue elle aussi, lui donne deux enfants. La famille coule des jours heureux à Damas quand, début 2011, le Printemps arabe gagne la Syrie. Bachar Al-Assad s’accroche au pouvoir. À Deraa et à Homs, la révolte est réprimée dans le sang, des snipers du régime tirent à vue sur les manifestants. Le chaos succède à l’espoir. Bientôt, le mouvement de protestation se divise, certains révolutionnaires de la première heure rallient le Front Al-Nosra, émanation d’Al-Qaida en Syrie. Dès le printemps 2012, Damas reçoit des rapports alarmistes sur les pillages et les destructions de sites.

Le ministère de la culture considère que Maamoun ­Abdulkarim est l’homme de la situation, le seul archéologue du pays qui a l’expérience d’un conflit armé. On lui propose de prendre la tête de l’administration chargée de gérer le patrimoine culturel syrien, avec le titre de « directeur général des antiquités ». Il dit avoir hésité. Selon son récit, c’est une conversation avec sa fille de 6 ans qui a vaincu ses dernières réticences. « Je ne voulais pas qu’elle me voie comme un lâche, qu’elle se dise un jour que j’aurais pu défendre notre histoire et que je me suis enfui… » S’il accepte finalement cette responsabilité, c’est par sens du devoir et sans aucun engagement politique, affirme-t-il : « Mon seul camp, c’est celui de la culture », a-t-il plaidé devant moi.

Le 29 mai 2012, la France rompt officiellement toute relation diplomatique avec la Syrie. Paris ne veut plus apporter le moindre soutien, même implicite, au régime de Bachar Al-­Assad. « Le Quai d’Orsay était convaincu que le régime allait tomber ; il fallait couper tous les ponts, y compris culturels », reconstitue le journaliste Christian Chesnot, familier des arcanes du Proche-Orient et coauteur (avec Georges Malbrunot) des Chemins de Damas, le dossier noir de la relation franco-syrienne (Robert Laffont, 2014). Du jour au lendemain, les chercheurs syriens ne sont plus invités dans les colloques, leurs noms sont retirés des documents de présentation. Ils ont beau appeler à l’aide, personne ne réagit.

Pendant ce temps-là, à Alep, les minarets de la mosquée des Omeyyades s’effondrent, l’ancien souk (classé au patrimoine mondial de l’Unesco) est incendié, le Krak des chevaliers, forteresse bâtie au temps des croisades, est le théâtre d’affrontements ravageurs entre les rebelles et l’armée régulière. Parallèlement, le musée de Hama est dépouillé de ses statues de bronze araméennes et le site d’Apamée est attaqué par les bulldozers de Daech. L’addition de ces sacrilèges, qui préfigure déjà les ravages de Palmyre, laisse impavides les diplomates occidentaux. Pour eux, aider Abdulkarim et les siens reviendrait à approuver la tyrannie de Damas – inenvisageable. Tant pis pour les trésors de l’archéologie syrienne ; ils seront sacrifiés aux exigences de la realpolitik.

C’est alors que la résistance s’organise en coulisse. Révoltés par les destructions et les saccages qui menacent l’un des berceaux de la civilisation gréco-romaine, des archéologues se mobilisent en Europe et aux États-Unis. Coups de téléphone, messages… « Nous ne pouvions rien faire à titre officiel mais notre engagement envers les Syriens est resté intact », assure la conservatrice Sophie Cluzan, spécialiste des antiquités orientales au Louvre, dans son modeste bureau niché au bout d’un dédale de couloirs. C’est cette experte reconnue, aux cheveux courts et au regard franc, qui a mis sur pied, dès l’été 2012, l’évacuation du directeur des fouilles de Deraa, ville proche de la frontière jordanienne, avec sa femme et ses cinq enfants avant d’alerter l’Unesco sur les démolitions en cours. « Pour faire venir des archéologues syriens, nous leur avons trouvé des petits contrats, des sujets de recherches, témoigne un expert américain basé à Paris. Ces hommes risquaient la mort pour avoir sauvé des œuvres d’art, on ne pouvait pas les abandonner. » Sans l’aval de leur hiérarchie, d’autres rejoignent l’association pour la protection de l’archéologie syrienne (Apsa) ; ils répertorient des milliers d’œuvres et reconstituent les bases de données des sites attaqués. Ces listings permettent déjà de lutter contre le marché noir. Quand la guerre sera finie, ils aideront les spécialistes à dresser un état du patrimoine. Leurs travaux permettront peut-être de reconstituer une partie des œuvres démolies.

Ce matin, Maamoun Abdulkarim pianote avec entrain sur son iPhone. Quand il finit par lever la tête, il lance d’un air malicieux : « Vous feriez quelque chose pour moi ? Dans l’article que vous écrirez, remerciez les créateurs de WhatsApp de ma part : c’est grâce à leur application que nous pouvons échanger en temps réel des informations sur les sites qui sont menacés. » Sur l’écran de son portable, il fait défiler des photos de sites détruits et d’antiquités volées – il y en a des centaines. Du nord au sud du pays, des fonctionnaires de la direction des antiquités ou des « contacts », comme il dit avec prudence, lui signalent les lieux dont les djihadistes se rapprochent. Abdul­karim reste en alerte de jour comme de nuit ; son visage porte les stigmates de ceux que le sommeil fuit. Depuis le début de la guerre, il lui semble avoir vieilli de vingt ans. Il est comme le général d’une guerre secrète?: chacune de ses décisions peut avoir des conséquences funestes.

La route de la peur

C’est ce qui est arrivé à Racca en 2013. Au printemps de cette année-là, dans cette ville située au bord de l’Euphrate, les fonctionnaires qui travaillaient sur des vestiges que la légende fait remonter au règne d’Alexandre le Grand ont prévenu Maamoun Abdulkarim de l’avancée des combattants du Front Al-Nosra. Mais il a estimé que la route était trop dangereuse pour transporter les pièces les plus importantes en lieu sûr. En temps de guerre, l’évacuation est l’ultime recours car le transport présente des risques (les convois peuvent être attaqués ou accidentés). On essaie toujours de garder les objets sur place. C’est donc ce qui a été décidé à Racca : 500 artefacts ont été enfermés dans trois grandes caisses, elles-mêmes placées dans les coffres-forts de la banque locale. Cette précaution s’est avérée dérisoire. À peine les djihadistes ont-ils pris la ville, le 6 mars 2013, qu’ils ont foncé sur la banque. Maamoun, pendu au téléphone, a été informé de la catastrophe en quelques heures. Il s’en est évidemment voulu. Alertés par le musée, les notables de la ville ont tenté de négocier avec les assaillants : vous gardez les pièces en or et en argent mais vous nous rendez le reste. « J’y ai vraiment cru », dit-il avec le recul. Ses espoirs se sont envolés au début de 2014, quand les hommes de Daech ont à leur tour pénétré dans Racca. Ils ont fait déguerpir les soldats d’Al-Nosra, qu’ils considèrent comme des rivaux, et tout marchandage est devenu impossible. « Avec eux, soupire Maamoun Abdulkarim, on ne peut pas discuter. Quand ils nous trouvent, ils nous tuent. » Les employés du musée de Racca ont réussi à s’enfuir, mais ils ont dû abandonner derrière eux des trésors inestimables, dont un lot de tablettes cunéiformes vieilles de plus de deux mille ans.

L’expérience a servi de leçon à Maamoun Abdulkarim. Depuis lors, il a ordonné et supervisé le déplacement de nombreuses autres collections dans le plus grand secret. Seule une poignée de fonctionnaires connaissent la date et le trajet des convois. Pour éviter les fuites, le gouvernement de Damas est tenu à l’écart des préparatifs ; les autorités se bornent à fournir des hommes en armes pour garantir la sécurité des transports.

Yaarub Al-Abdullah a participé à l’un de ces convois. Il y a an, il était encore le conservateur du musée de Deir Ez-Zor, à moins de 100 kilomètres de la frontière irakienne. Il me reçoit à Damas en tenue décontractée – jean, polo et baskets. « Nous étions pile sur la ligne de front, raconte-t-il. Des obus tombaient sur le musée. Le soir, au moment de rentrer à la maison, on était pris pour cible par des snipers. » Le 2 août 2014, en plein ramadan, Maamoun Abdul­karim et lui déclenchent l’évacuation, alors que les soldats de Daech ne sont plus qu’à quelques kilomètres. Avec le renfort d’une douzaine de collègues et sous la protection de 20 soldats, il charge 10 000 objets dans des camions de chantier qui prennent ensuite la direction de l’aérodrome de Deir Ez-Zor, où les attend un avion en partance pour Damas. « On roulait tous feux éteints pour éviter d’être découverts, se rappelle Yaarub Al-Abdullah. Les chauffeurs éclairaient les camions avec des briquets. » Or, au même moment, aux abords de l’aérodrome, l’armée du régime tente de contenir les assauts de Daech.

À l’arrivée, c’est un feu d’artifice : les camions ont été repérés, des djihadistes leur tirent dessus à l’arme automatique. Les archéologues se jettent au sol et prient de toutes leurs forces pendant que les gardes font diversion en fonçant dans une autre direction. Au dernier moment, l’avion parvient à décoller en évitant les batteries antiaériennes de Daech. Une heure plus tard, les caisses sont à Damas. Elles sont ensuite entreposées dans l’une des caches qu’a aménagées la direction des antiquités, le plus souvent à Damas même, mais aussi à Lattaquié, bastion du régime de Bachar Al-Assad sur la Méditerranée.

Yaarub a pourtant du mal à se réjouir. Il y a quelques mois, le gardien du site de Doura Europos, réputé pour sa synagogue datant de l’empire romain, a été enlevé par les hommes de Daech peu de temps après avoir identifié un groupe de pillards. Yaarub se tient le visage entre les mains pour raconter la suite : « On l’a retrouvé le lendemain, sa tête avait été posée devant la porte de la maison où il vivait avec sa femme et ses cinq enfants. Son corps avait été jeté cent mètres plus loin. » Il tient à noter sur mon carnet le nom de l’ami assassiné : Abdulah Khalaf Al-Humeyed. « Cet homme est un martyr, énonce-t-il. Personne ne doit oublier qu’il est mort pour sauver le patrimoine de l’humanité. » Depuis le début de la guerre, quatorze employés de la direction des antiquités ont été tués.

Au sud de la Turquie, à cinq kilomètres de la frontière syrienne, Reyhanli est une ville de 58 000 âmes qui semble avoir poussé trop vite. Des constructions maladroites et des échoppes minimalistes s’entassent le long d’artères noires de monde. La guerre a poussé jusque-là des milliers de réfugiés. Depuis l’hiver 2014, les habitants ont aussi vu affluer les candidats au djihad déterminés à passer en Syrie pour rejoindre les rangs de Daech. En outre, le marché est devenu la plaque tournante de tous les trafics : on y trouve des cigarettes, des armes, du pétrole, du Captagon, des oiseaux rapaces, des denrées alimentaires (mouton, pigeon, fruits et légumes) et aussi de plus en plus d’antiquités volées en Syrie, que convoite une clientèle de collectionneurs aux États-Unis, en Europe, en Turquie et dans les pays du Golfe, assurent les experts.

Youssef, un réfugié syrien d’une trentaine d’années, s’est spécialisé dans ce « commerce culturel ». En professionnel, il m’explique les rouages de ce trafic : « Quand tu trouves un objet de valeur sur un territoire tenu par Daech, tu dois le montrer au chef local. S’il considère que c’est une “idole”, un buste ou un portrait par exemple, il peut t’ordonner de la détruire. Sinon, il te la laisse et prend sa commission. » Youssef ne se cache pas de travailler pour les deux camps : les combattants du Front Al-Nosra et les soldats du régime (des photos publiées par la presse internationale ont montré des militaires syriens chargeant des statues dans des camions). Les antiquités prélevées sur l’immense champ de bataille qu’est devenue la Syrie traversent les frontières et ressurgissent au Liban, en Turquie, en Jordanie, en Irak et même en Israël, avant de partir pour l’Europe et l’Amérique.

Durant l’été 2015, une journaliste du quotidien anglais The Guardian a retrouvé dans des magasins de Londres des dizaines de pièces provenant de Syrie. Youssef, lui, remarque que les forces de Daech semblent « mieux structurées » que les autres. Au sein de l’État islamique, il existe même une « division des antiquités » dont l’une des prérogatives est de délivrer des « autorisations de pillages » valables durant une période de seize mois – c’est ce qu’ont découvert les forces américaines en mai 2014 quand elles ont pris d’assaut la cache d’Abou Sayyaf, l’un des dirigeants de Daech en Syrie (lui-même s’était constitué une fabuleuse collection privée de bijoux, bustes et statuettes). En contrepartie, Daech perçoit 20?% du butin des pillards, comme le prouvent les reçus retrouvés sur place. « Le trafic d’œuvres d’art semble désormais être une source de financement de l’Etat islamique, au même titre que le pétrole et les enlèvements », m’a indiqué un expert du Comité des sanctions contre Daech et Al-Qaida, organe rattaché au conseil de sécurité de l’ONU. Il précise néanmoins que le phénomène est encore trop récent pour valider cette hypothèse.

L’obus miraculeux

Il est midi dans la citadelle de Damas, place forte médiévale qui surplombe la vieille ville. Le thermomètre frôle les 40 degrés. Le conservateur des lieux, Edmond El-Ajji, traverse d’un pas tranquille ces lieux dont il connaît chaque recoin. Il a une quarantaine d’années, les épaules larges, un sourire charmeur. Il y a quelques mois, les djihadistes ont désigné la citadelle comme une cible, affirmant qu’elle dissimulait une caserne – ils ont même diffusé sa position GPS sur Twitter pour faciliter les tirs de mortiers. À bien y regarder pourtant, rien ne ressemble moins à une base militaire que cette forteresse du XIe siècle. L’ancienne prison qui se trouvait ici a été fermée en 1984. Avant le début de la guerre, la citadelle était même sur le point de devenir un musée. « Je me demande si ces gens de Daech sont vraiment stupides ou s’ils poursuivent un objectif caché, soupire Edmond El-Ajji. La seule certitude, c’est qu’ils ne respectent rien, pas même l’histoire islamique qu’ils sont censés défendre. Regardez : ils nous tirent dessus alors que la mosquée des Ommeyades se trouve juste à côté. » De fait, ce bâtiment érigé au VIIIe siècle sur l’emplacement d’une église chrétienne n’a pas été épargné par les bombardements. Ironie de l’histoire, le trou formé par un obus a permis aux archéologues de dénicher un mur de mosaïques.

Pendant que nous parlons, les avions de chasse du régime passent au-dessus de nos têtes dans un vrombissement incessant. « Ne vous inquiétez pas, sourit Edmond El-Ajji en remarquant mon inquiétude. Quand ils bombardent, le bruit est beaucoup plus fort. Et à l’intérieur, on ne risque rien : les murs ont trois mètres d’épaisseur. » En septembre 2015, le chef du laboratoire de restauration était peut-être aussi optimiste que lui, mais il n’a pas eu le temps de se mettre à l’abri. Il a reçu un éclat d’obus en plein cœur alors qu’il se rendait à l’atelier. Il est mort en quelques minutes. « Il refusait de partir, confie El-Ajji, parce qu’il voulait accomplir son devoir : restaurer des mosaïques ; ça peut vous sembler héroïque, mais quand il faut annoncer la nouvelle à une femme et à deux enfants, ça n’a plus grande importance. » Il me tend, ému, un livret en papier glacé avec le portrait de son ami, réalisé par ses collègues pour les funérailles. Je lui demande combien de temps il compte rester en Syrie. « Jusqu’à la fin, répond-il sans hésiter. Parce que les Syriens ont déjà tout perdu, à part leur histoire, il faut bien que certains d’entre nous se battent pour la protéger. »