Sur la route du djihad et des trafics

11 mai 2016  |  dans International

Un trafiquant d'art syrien montre une stelle qui viendrait de Palmyre. Premier prix non négocié à 15 000 dollars. Reyhanli, petite ville située à la frontière syrienne, est connue pour abriter nombre de mafias qui trafiquent tout ce qui provient de Syrie. © Chris Huby/Haytham Pictures

Un trafiquant d’art syrien montre une stelle qui viendrait de Palmyre. Premier prix non négocié à 15 000 dollars. Reyhanli, petite ville située à la frontière syrienne, est connue pour abriter nombre de mafias qui trafiquent tout ce qui provient de Syrie. © Chris Huby/Haytham Pictures

A la frontière turco-syrienne, nous avons suivi ceux qui revendent drogues, antiquités, bétail, passeports pour survivre. Ainsi fonctionne l’économie de guerre.

« Tu veux un passeport syrien ? C’est 500 dollars ! » Mohammed*, 25 ans, yeux pétillants et cheveux en brosse, éclate de rire en étalant les documents bleus frappés d’un aigle doré. Le jeune Syrien, assis en tailleur sur un tapis usé, avale une gorgée de thé : « Sinon, j’ai aussi des passeports marocains, et même un allemand, mais c’est 10 000 dollars. Le français vaut 15 000 dollars (environ 13 800 euros, NDLR). C’est le plus cher parce que tu peux changer la photo facilement. » Abdel, son acolyte de 21 ans, argumente à son tour : « C’est une bonne affaire. Ce sont de vrais passeports, qui nous ont été vendus par des réfugiés en partance pour l’Europe et par des djihadistes qui rejoignaient l’organisation Etat islamique (EI) en Syrie. »

Un business florissant

Nous rencontrons ces trafiquants à Reyhanli (Turquie), à quelques kilomètres de la frontière syrienne. A l’ombre du trafic de pétrole organisé par l’EI entre les deux pays, d’autres marchandises circulent en contrebande. Vers midi, ce 22 septembre, dans un appartement humide d’un immeuble décrépit, une dizaine de réfugiés, connaissances de la famille de Mohammed, se réveillent de leur nuit passée sur les canapés du salon. Les colocataires se saluent, certains s’assoient pour écouter notre conversation. Personne ne semble s’émouvoir des propos tenus par nos interlocuteurs. Et pour cause. Ici, les trafiquants ont toujours fait partie du décor. En Turquie, tout le monde connaît Reyhanli, cité de 65 000 habitants, comme le royaume incontesté des contrebandiers de tous bords. Un business qui n’a jamais été plus florissant qu’aujourd’hui, après cinq années de conflit syrien qui ont fait de cette ville frontalière la plaque tournante de l’économie de guerre. Dans les arrière-boutiques ou les appartements, parfois même sur les marchés à ciel ouvert, passeports, essence, armes, drogues, cigarettes, antiquités ou moutons passent de main en main après avoir traversé la frontière.

Le réseau « Ali Baba et les 40 voleurs »

Une porosité qui vaut également pour les hommes. Reyhanli fait partie des points de passage de la « route du djihad », empruntée par des centaines de combattants internationaux venus grossir les rangs de l’EI. Dans les rues de Reyhanli, réfugiés syriens – plusieurs milliers y sont installés –, combattants rebelles en convalescence, islamistes en transit, trafiquants et travailleurs humanitaires forment une population interlope qui se croise, mais s’ignore. D’ailleurs, dans ce Far-West gris et pollué, on ne cesse de nous le répéter : il ne fait pas bon « poser trop de questions ».

En mars 2015, il y a bientôt un an, le gouvernement turc a tenté d’enrayer le passage des marchandises et des hommes, en fermant les deux principaux postes-frontières. Pour Mohammed, « ça ne change absolument rien » : il suffit d’avoir « des relations ». « C’est plus dur pour les réfugiés, mais, pour la marchandise, tu payes entre 1 000 et 3 000 livres turques (entre 300 et 900 euros environ, NDLR) pour que le policier regarde ailleurs pendant une heure. Et là, tu fais passer ce que tu veux. » Car cet ancien vendeur de souvenirs de la cité antique de Palmyre, en Syrie, aujourd’hui partiellement détruite, ne monnaie pas que des passeports. Il fait partie d’un réseau syrien, baptisé « Ali Baba et les 40 voleurs », qui officie de part et d’autre de la frontière avec l’aide de deux groupes armés de la région d’Idleb, dans l’ouest de la Syrie. « Nous avons fait le choix de la diversification, explique Souleymane, l’un des membres les plus expérimentés. C’est moins risqué et plus régulier. Il y a la marchandise qui se vend rapidement, comme les cigarettes et les drogues, et il y a ce qui s’écoule lentement, mais qui rapporte plus d’un coup, comme les passeports et les antiquités. » Mais déjà, Mohammed se propose de nous conduire « ailleurs », pour nous présenter le reste de la bande.

En ce début d’après-midi, les rues de Reyhanli sont bondées. Les passants se bousculent devant les échoppes de téléphones portables et autres boutiques qui se succèdent le long des trottoirs. Sur un parking, un adolescent pousse un troupeau de moutons hors d’un camion, direction le marché aux bestiaux. « Tout ça vient de Syrie, commente notre chauffeur, Karim, la cinquantaine rondouillarde. Les paysans syriens n’ont plus le choix : avec les bombardements, il faut tout vendre et partir. C’est triste, c’est comme si on vendait notre pays en pièces détachées… » Cet ancien colonel de l’armée loyaliste, qui a déserté pour rejoindre, puis quitter, la rébellion, s’est lancé « dans le transport » il y a plusieurs mois. Tout en slalomant entre les vendeurs ambulants, Karim vante ses faits d’armes, n’hésitant pas à quitter la route des yeux pour nous montrer, sur l’écran de son portable, des photos de lui habillé en combattant.

Un trafiquant syrien montre ses paquets de captagon, la drogue très répandue au Moyen-Orient. © Chris Huby/Haytham Pictures

Un trafiquant syrien montre ses paquets de captagon, la drogue très répandue au Moyen-Orient. © Chris Huby/Haytham Pictures


Pilules vertes et cigarettes

La vieille voiture finit par s’arrêter dans un autre quartier. Mohammed jette un coup d’œil à droite, à gauche, puis s’engouffre dans une petite maison. D’un geste, il nous signifie : « C’est bon, la voie est libre. » La rue est tranquille, mais le contrebandier soutient que la ville a des yeux et des oreilles, et qu’il vaut mieux que la présence de journalistes français reste ignorée de tous – combattants, contacts de l’EI et trafiquants concurrents. Là, sur la terrasse de la maison, des hommes de tous âges sont assis en cercle. Abdel, Rachid, Karim, Soufiane et Malik nous invitent, ravis, à partager leur déjeuner. Mais Mohammed a d’autres projets. Direction une pièce vétuste et exiguë, pleine de cartons fermés. Soufiane, la trentaine, grands yeux et silhouette filiforme, en tire un sachet de pilules vert kaki : du Captagon (lire l’encadré ci-dessous). Mohammed l’écoute sagement, mais n’intervient pas. Le Captagon, il en prend de temps en temps « pour s’amuser », mais ce n’est pas son domaine. En revanche, il connaît tous les rouages de la contrebande de cigarettes. Il en tient une comptabilité précise dans de petits carnets. « Je suis spécialiste des Gauloises », déclare-t-il très sérieusement. Et de nous expliquer, une carte à l’appui, comment les paquets bleus sont fabriqués dans des laboratoires à bord de bateaux qui mouillent au large de la Libye, avant d’être écoulés sur le marché turc ou de rejoindre l’Europe, en passant par la Grèce.

Un coffre aux trésors à ciel ouvert

Retour sur la terrasse, où les négociations vont bon train. Une fois que les produits ont passé la frontière, il faut trouver des acheteurs. Pour la marchandise « délicate », la pêche aux clients se fait essentiellement sur Internet. Abdallah, 35 ans, est justement en train de faire estimer, par un « cousin », le prix d’un sabre ottoman en argent, découvert lors de fouilles illégales en Syrie. « C’est plus facile avec les pièces de monnaie, dit-il. On sait qu’une monnaie romaine en bronze, c’est entre 200 et 400 dollars, une byzantine, c’est 1 200, une ottomane, c’est 250 dollars. » Il faut dire que la Syrie, avec 15 000 sites archéologiques répertoriés, est un véritable coffre aux trésors à ciel ouvert. La guerre est une aubaine pour le trafic d’antiquités, un créneau sur lequel Mohammed et ses « 40 voleurs » semblent bien placés : tandis qu’Abdallah s’occupe de son sabre, Rafik tente de revendre une statuette en ivoire et Ali propose une collection de pièces. Aucun ne semble gêné à l’idée de vendre ces objets précieux qui racontent l’histoire de leur pays. « S’il n’y avait pas d’acheteurs en Europe, à Dubaï ou aux Etats-Unis, on ne les vendrait pas, rétorque Abdallah. Cela fait cinq ans qu’on se fait massacrer, alors maintenant, la priorité des Syriens est de survivre. Par n’importe quel moyen. »

* Tous les prénoms ont été modifiés.

Le captagon dope le marché

Surnommée « la drogue des djihadistes », le Captagon est une amphétamine utilisée par les combattants et les terroristes pour doper leur détermination. En Syrie, ce stimulant est devenu un rouage de l’économie de guerre, qui permet de financer les groupes armés. « Le Captagon que nous achetons est produit par une bande armée à Idleb, dans l’ouest de la Syrie, explique Soufiane, trafiquant syrien à Reyhanli. Nous, on n’en achète que quelques dizaines de kilos, parce qu’on vend de petites quantités (entre 1 et 5 dollars le cachet). Nos acheteurs sont surtout des réfugiés qui se préparent à la traversée en bateau vers l’Europe, parce qu’ils ont peur ou veulent rester éveillés. Mais certains réseaux en font passer plusieurs tonnes à l’étranger… »