La précarité, l’autre visage de la prostitution

27 septembre 2011  |  dans Femmes

Maison close en Belgique. © Axelle de Russé

Maison close en Belgique. © Axelle de Russé

Crise, chômage, baisse du pouvoir d’achat, de plus en plus de Françaises traversent la frontière franco-belge « pour faire le métier ». Prostitution occasionnelle ou permanente, ces « Madame tout le monde » vendent leur corps pour boucler les fins de mois. En Belgique, les maisons-closes offrent sécurité et discrétion à celles que rien ne destinait à devenir prostituées.


 
Il est 6h30. Le réveil sonne dans la chambre d’un HLM à Roubaix. Linda, 37 ans, ouvre ses grands yeux noisettes et se dirige vers la cuisine pour préparer le petit déjeuner de ses trois enfants. Après s’être assurée que tout le monde a son manteau et son cartable sur le dos, Linda emmène ses fils à l’école. Le plus grand, lui, part en bus avec ses copains. C’est «sa petite routine de mère célibataire» : les enfants disparaissent derrière la grille, Linda échange quelques mots avec les parents, puis rentre chez elle pour « se préparer avant d’aller au bureau ».
 
Officiellement, son bureau c’est la caisse d’un supermarché. Officieusement, c’est le Loft des sens, une maison-close en Belgique. Linda fait partie de ces centaines de françaises qui traversent la frontière pour travailler dans les maisons-closes, les vitrines et autres bars montants autorisés en Belgique. Des établissements fermés qui offrent sécurité et discrétion à celles qui pour rien au monde ne choisiraient la rue pour se prostituer. Selon la police belge, la crise aidant, ce phénomène en constante augmentation prend peu à peu le pas sur la prostitution locale. Aujourd’hui, sur la seule circonscription Tournai-Coutrai, zone frontalière, 60% des prostituées déclarées sont de nationalité française. Originaires pour la plupart du Nord de la France (Lille, Roubaix, Tourcoing), certaines font aussi le trajet plusieurs fois par mois depuis Paris, Marseille ou Aix-en-Provence*.
 

Crédits: Axelle de Russé

Crédits: Axelle de Russé


 
Dans le silence de son appartement cette ancienne manutentionnaire d’une usine qui a fermé, rassemble lingerie sexy, escarpins et maquillage, ses « outils de travail » dissimulés sous un fauteuil dans l’entrée. « Dans le civil, aucun détail n’est laissé au hasard, aucun indice qui pourrait mettre les enfants sur la voie ne doit traîner », commente Linda.
 
Son téléphone sonne. Fin prête, son gros sac façon Vuitton à l’épaule, Linda, pantalon et veste en jeans, descend les escaliers. Ce matin, c’est Katja, «sa collègue», qui est venue la chercher… au coin de la rue. Dans la voiture, il y a déjà Axelle, 39 ans, qui vit du côté de Lille. La Twingo démarre à peine, qu’elle franchit déjà la ligne imaginaire qui n’a de frontière que le nom. C’est seulement à ce moment là que la deuxième vie de ces femmes du Nord commence. Ces trois mères de famille, « changent de peau, de noms, de vêtements, une manière de fermer leurs esprits et de laisser leur véritable identité derrière elles», commente Linda. La voiture file direction Tournai, une petite ville bourgeoise, à une demi-heure de Lille.
 
Il est à peu près 10 heures, quand les trois femmes passent la porte d’un immeuble d’habitation que rien ne distingue des autres. Ni « maison-close », ni « Loft des Sens », ni même « Linda, Axelle, Inès, Sabrina, Katja », l’interphone indique seulement : « C.Bonte ». C’est Inès, 27 ans, qui décroche. La discrète jeune femme au grands yeux bleus perchée sur des stilettos, accueille ses collègues sur le pas de la porte…
 
« Avec ma petite fille, je ne m’en sortais plus »
 
Inès, toute jeune mariée originaire d’un village du Nord, dort deux fois par semaine sur place. « Je fais la permanence, et cela m’évite les allers-retours trop fréquents en train. Je ne prends pas la voiture car je ne veux pas prendre le risque d’être découverte », explique-t-elle, le regard fuyant. Serveuse de métier, cette jeune mère de famille « ne s’en sortait plus ». « J’ai eu ma fille a 17 ans. Je travaillais 39 heures, pour le SMIC. Je devais regarder les prix de chaque produit au supermarché et même en faisant très attention j’étais dans le rouge ». Inès aperçoit alors une annonce pour travailler dans un bar en Belgique comme « hôtesse » avec la promesse d’un salaire très engageant. « J’étais naïve, je croyais qu’au plus ils cherchaient des entraineuses de bar, raconte Inès en écrasant sa cigarette. Quand j’ai compris, je suis partie en courant ».
 
Crédits: Axelle de Russé

Crédits: Axelle de Russé


 
Mais pendant deux mois, à l’heure de faire les courses surtout, la jeune maman ne peut s’empêcher de repenser à la proposition de la patronne de La Porte Bleue, maison-close où la quinzaine de femmes qui y travaillent doivent verser 50% de leurs revenus à la patronne. « Il y avait tellement de clients que je ne pouvais plus m’asseoir », confie Inès dans un souffle. C’est le prix de la prostitution. Et le salaire? Entre 3000 et 4000 euros en moyenne, 5000 euros les bons mois, net d’impôt et auquel on doit souvent ajouter les aides sociales (allocation mère célibataire, RSA, parfois ASSEDICS, allocation logement).
 
C’est là qu’elle rencontre Linda qui a déjà commencé depuis plusieurs mois. Cette dernière travaille toujours comme manutentionnaire mais vient arrondir ses fins de mois le week-end. « Mon mari est parti avec une autre femme, je me suis retrouvée seule avec trois enfants, raconte Linda. Je faisais très attention mais le 10 du mois j’étais à découvert, raconte la mère de famille. Je n’arrivais plus à payer les factures et je voulais que mes enfants partent en vacances et fassent des études. » C’est une collègue de l’usine qui lui parle de « ce plan »: « Elle travaillait aussi dans les bars montants (des bars avec des chambres à l’étage) de temps en temps. J’ai donc essayé, mais cela ne me correspondait pas car il faut boire du champagne toute la soirée et je ne voulais pas m’abîmer la santé. J’ai choisi la maison-close car nous travaillons aux horaires de bureau, de 10h à 18h ». L’interphone sonne.
 
« Mon mac’ à moi ce sont mes enfants »
 
Le café autour de la table, à deux pas de la cuisine américaine. Les fauteuils, la table basse, Les « Feux de l’amour » à la télévision, l’ordinateur portable ouvert sur la page Facebook de Sabrina. Si les filles n’étaient pas « en tenues », au Loft des sens, on serait « comme à la maison », conviennent les locataires.  Katja, 62 ans, la plus ancienne, a le privilège d’ouvrir la porte. « Les filles, vous venez vous présenter ! », lance-t-elle à l’assemblée. Axelle, Inès et Linda se lèvent, font un petit tour hors de vue, derrière le rideau de l’entrée et reviennent… sans Inès. Cinq minutes plus tard la jeune femme réapparait une liasse de billets à la main. Inès la dépose dans la boîte aux lettres de la cuisine, prend un préservatif et retourne derrière le rideau. Celle qui vient tout juste se marier et dont le compagnon ignore tout de son activité, va retrouver son client dans la chambre bleue réservée aux « prestations classiques ».
 
Crédits: Axelle de Russé

Crédits: Axelle de Russé


 
A l’étage en revanche, le donjon, les accessoires de nursing, la table médicale, sont utilisées pour les demandes spécifiques qui sont les spécialités d’Axelle et Katja. Une demi-heure plus tard, Inès redescend, elle va faire réchauffer son café et allume une cigarette. « Je fais ça machinalement. Au début ça a été très difficile, je n’avais connu qu’un homme, le père de ma fille, mais maintenant je ferme mon esprit », confie-t-elle en vérifiant son maquillage sur un petit miroir posé sur la table.
 
Sabrina, la trentaine, un visage d’ange sur un corps tout en rondeur, a également perdu son emploi après 10 ans dans une usine qui a fermé : « Les trois premières semaines, j’étais très mal, je ne parlais plus, j’allais claquer mon argent dans les magasins, raconte-t-elle dégoûtée. J’avais tout essayé, faire des ménages, garder des enfants, mais je gagnais 800 euros par mois et je devais payé 650 euros de loyer, avec deux enfants, c’est impossible. Même avec les allocations ». Et de résumer: « Mon mac’ à moi ce sont mes enfants. Avant ils mangeaient de la pâte à tartiner, maintenant ils mangent du Nutella ». Acquiescement général.
 
« Moi, quand c’est trop dur, quand le client est vraiment dégueulasse, je ferme les yeux et j’imagine des billets de 100 euros avec des petites ailes pour me rappeler pourquoi je fais ça », réplique Katja. Ses longs cheveux ramenés en queue de cheval et ses lunettes sur le bout du nez, entre deux clients, Katja fait les ourlets du pantalon de son fils de 25 ans. Tout en cousant, elle raconte : « J’étais patronne d’une agence immobilière qui a coulé. A mon âge, personne ne voulait me donner du travail et je n’avais pas le droit aux aides sociales. Avec le RSA je ne pouvais pas financer les études d’architecture et de psychologie de mes fils ». Et de poursuivre:  « Quand j’ai commencé il me restait 15 euros sur mon compte. Je n’avais pas le choix, j’ai répondu à une annonce et je me suis lancée. Aujourd’hui, je suis nourrice et une semaine sur deux et je travaille au Loft le reste du temps, c’est comme ça que je peux m’en sortir ».
 
Ailleurs: proxénètes et réseaux
 
Pour Géraldine Byloo, coordinatrice d’Espace P, une association qui effectue un suivi médical et social auprès des prostituées en Belgique, «Il n’y pas de profil type, mais dans le cas de ces femmes c’est souvent une pression économique immédiate -divorce, licenciement-endettement- et le fait de connaître quelqu’un qui se prostitue qui leur fait passer le cap». Et d’ajouter: « Evidemment avec la crise, les licenciements, le terrain est plus favorable ».
 
Une minorité de françaises suivies à Espace P Mons (zone frontière) conservent comme Katja un emploi « dans le civil »: « Je suis des infirmières, des éducateurs spécialisés, un professeur de danse et une psychologue », poursuit-elle. Pourtant, la coordinatrice insiste: « Tous les pauvres ne se prostituent pas et il n’y a pas de règles, ce peut-être la trajectoire de vie qui vous pousse à la prostitution, un rapport particulier à la sexualité ou une personne qui vous introduit dans le milieu ».
 
En revanche, Dominique Alderweireld, dit « Dodo La Saumure », patron de 11 établissements à la frontière, relativise moins: « ça fait 40 ans que je suis dans le métier et je peux vous dire qu’il n’y pas de secret: un tiers de mes filles ont subi un inceste ». Dodo, la soixantaine, français diplômé de l’ESSEC, est le seul patron de bar poursuivi en Belgique pour proxénétisme. Avec sa compagne, Béatrice Legrin, ancienne prostituée et ex-secrétaire, ils tiennent notamment « le 36 », une maison-close située juste en face… des bureaux du service de la « traite des être humains », l’équivalent des Mœurs en France.
 
« Nous fonctionnons avec la publicité pour le recrutement des filles ou pour se faire connaître auprès des clients, explique Dodo. Nous n’avons plus le droit de mettre des annonces dans la presse française, mais nous le faisons dans la presse belge ». Et pourtant, la presse française gratuite regorge de ses annonces sans équivoque: « Club en Belgique-30mn de Lille-recherche hôtesse 19-35 ans, bons gains débutante acceptée ». « Avec internet et les annonces dans les gratuits qui touchent une large frange des Français, la prostitution a explosé et a été complètement chamboulée sur les 10 dernières années, explique une source policière française qui préfère rester anonyme. La prostitution de rue s’est marginalisée — sur Lille nous avons environs 150 filles alors qu’on peut en trouver 1000 sur un seul site. Sur internet les filles travaillent maintenant dans leur appartement, ou traversent la frontière en privé et font leur publicité sur la toile ».
 
Et d’ajouter: « C’est vrai il y a toujours le cas de la fille toxicomane qui travaille pour un Julot casse-croûte,* mais aujourd’hui il y a aussi des femmes comme tout le monde qui ne s’en sortent pas en étant caissière ».  C’est donc pour cette raisons, qu’elles choisissent les maisons-closes et parfois les vitrines qui offrent moins de discrétion, mais plus d’indépendance. Ces chambres avec pignon-sur-rue se louent entre 100 et 200 euros la journée, mais les femmes conservent la totalité de leurs gains.
 
De l’autre côté des vitrines: encore des françaises
 
Elles ne sont pas difficiles à trouver. De la Villa Tinto, un quartier réservé à la prostitution de vitrines, à Bruxelles en passant par Liège, les Françaises sont partout aux côtés des Belges, des Roumaines, des Equatoriennes et des Guinéennes.  A Gand, au détour de « la ruelle aux vitrines », Sophie attend le client. Cheveux blond jusqu’à la taille, yeux bleus et peau bronzée, Sophie patiente sagement, ses jambes interminables croisées sur son tabouret.
 
« Quand j’ai commencé, j’étais étudiante en BEP-CAP, ma mère m’a mise à la rue. Je travaillais en alternance dans une boutique, j’étais serveuse dans un bar le soir, je gagnais à peine 1000 euros par mois, j’étais épuisée et je devais aider ma petite sœur », explique-t-elle. C’est une amie qui travaillait dans la même boutique que Sophie qui la convainc de se lancer. « J’ai essayé pendant quinze jours et je suis partie en vacances pour oublier, confie-t-elle. Mais j’avais besoin de boire avant chaque client pour éviter de penser à ce que je faisais et puis j’ai arrêté de boire, j’ai appris à fermer mon esprit ».
 
Aujourd’hui, la jeune femme met « chaque sous de côté », car « elle sait trop bien comment elle les a gagnés ». Sophie a fini par avouer sa véritable activité à son mari « qui le vit de plus en plus mal ». En revanche, elle refuse de le dire à sa petite sœur qui travaille 10 heures par jour à la chaîne dans une usine près de Lille, pour subvenir au besoin de sa petite fille. « Elle trime très dur et elle n’y arrive pas à la fin du mois, explique tristement la belle jeune femme. Alors je l’aide dès que je peux, je gâte ma nièce car je l’aime comme ma propre fille ». Depuis cinq ans, Sophie dit à sa famille qu’elle travaille dans l’industrie pharmaceutique pour justifier le montant élevé de ses revenus. « C’est très dur », confie-t-elle. Avant de conclure: « Ma nièce voit comment sa mère trime pour des clopinettes. Vous savez ce qu’elle lui a dit ? Quand je serais grande je ferais le même métier que Tata Sophie. »
 
 
*Source: Fichiers des femmes prostituées tenu par la police que s’est procuré Marie-Claire.
* Julot Casse croute: proxénète