Rotan Batu ou le village des veuves

26 février 2015  |  dans Femmes

© Moland Fengkov/Haytham Pictures

© Moland Fengkov/Haytham Pictures

Loin de l’image sans histoires de la Thaïlande, l’extrême Sud connaît une situation explosive. Depuis dix ans, quelques milliers de rebelles souhaitent l’indépendance du Sud, musulman, anciennement rattaché au royaume malais. Une guerre civile qui ne dit pas son nom et dont les femmes sont les premières victimes. Un village, unique, a ouvert ses portes spécialement pour les veuves.

Une femme à la peau brune arrive au village en moto, cheveux voilés dans un châle coloré, quelques mèches au vent, sans casque, comme c’est l’usage en Thaïlande où l’on roule souvent sans protection. Elle arpente une route boisée, verdoyante, sous un soleil sans faille. Mariyah, 39 ans revient de quelques courses en ville. Rien que de très normal. Sauf qu’ici, à Rotan Batu, dans la province de Narathiwat, à quelques kilomètres seulement de la frontière avec la Malaisie, Mariyah ne rentre chez elle qu’après une vérification d’identité automatique. Toute personne étrangère au village doit aussi s’inscrire sur un registre tenu par des militaires. A l’entrée du village, pas de simple panneau de localisation, mais une guérite rudimentaire et une barrière blanche et rouge que des soldats lèvent manuellement à chaque passage : aux militaires armés et en tenue kaki installés dans la chaleur déjà étouffante du matin, il faut montrer patte blanche. Mariyah, salue ensuite les supérieurs hiérarchiques, un peu plus loin, dans une autre maisonnette, leur base où ils se relaient, avec la TV en toile de fond. Ils échangent ensemble quelques politesses, et, comme si de rien n’était, elle reprend sa route et rentre chez elle, dans son modeste bungalow. A Rotan Batu, en effet, les militaires font partie des meubles. Heureusement ou malheureusement, c’est selon. Dans tous les cas, ils sont partout, 50 soldats à surveiller 24/24 heures ce village pas comme les autres.

Les provinces de l’extrême Sud de la Thaïlande, autrefois parties intégrantes du royaume malais, ont été rattachées en 1909 au royaume de Siam. Depuis les années 60, cette région, qui comporte l’essentiel des 4% de musulmans du pays, connaît une politique d’assimilation forcée lancée par les autorités centrales de Thaïlande. La langue locale, le yawi, la culture, la religion, tout semble devoir s’effacer au profit du thaï et d’une culture bouddhiste majoritaire. En 2004, la situation dans l’extrême Sud du pays explose. Cette année-là, le premier ministre Thaksin Shinawatra  inscrit la “lutte contre le terrorisme” à ses priorités. La loi martiale est alors instaurée dans les régions touchées par l’insurrection, Pattani, Yala et Narathiwat. En réponse aux mesures musclées du chef du gouvernement, la minorité musulmane réagit  : elle revendique de nouveaux droits, notamment le port du hijab, voile ultra-couvrant, pour les femmes dans les lieux publics, l’ouverture de nouvelles mosquées et l’expansion des études islamiques dans les écoles publiques. La tension ne fait qu’augmenter. Depuis, les provinces les plus au sud de la Thaïlande sont victimes d’une guérilla violente menée entre autres par des groupes terroristes islamistes comme le Pattani Islamic Mujahadeen Movement  qui a déclaré le djihad contre les populations bouddhistes qu’elle souhaite chasser du secteur, et la junte militaire thaïlandaise. Au plus fort des tensions, le contingent de militaires sur place atteint le nombre impressionnant de 30 000 soldats.

Aujourd’hui, ce sont plus de 6000 victimes qui sont recensées depuis 2004. Attaques à la voiture piégée, bombes, attentats, la violence se lit dans la presse et se vit au quotidien pour les habitants. Les civils, musulmans ou bouddhistes, sont indifféremment victimes de cette violence endémique. Par mesure de sécurité, les téléphones ne passent plus, dès la frontière de ces provinces franchie. « Les terroristes font désormais sauter des bombes à distance », explique un militaire. Premières sur la ligne de front des civils atteints, les femmes.

© Moland Fengkov / Haytham Pictures

© Moland Fengkov / Haytham Pictures

Un village spécifique pour les veuves

Il y a dix ans, devant tant de violences, la Reine de Thaïlande, Sirikit Kitiyakara, décide d’ouvrir un village spécifiquement réservé aux femmes, veuves, de ces régions. Rotan Batu est né. Coût ? Plusieurs millions de bhats, une somme considérable, on parle même de 20 millions prélevé sur son argent personnel. Le but ? Assurer la sécurité aux veuves, leur donner la possibilité de reconstruire une vie, avec leurs enfants et leur assurer un revenu. En dix ans, du chemin a été parcouru. « Aujourd’hui, 130 femmes habitant ici, et 20 maisons sont laissées à disposition pour d’éventuelles nouvelles arrivantes », explique le Général Banya Damrongphag, anciennement en charge de la gestion du village et haut militaire à la retraite. Avec son air bonhomme, le retraité encore très actif assure avec sérieux sa visite guidée qui a pour but de montrer les différences activités mises en place pour rendre le village auto-suffisant. « Aux femmes, nous proposons une maison et une parcelle pour faire pousser du riz, précise-t-il, mais nous les formons aussi à l’agriculture. »

Rotan Batu, c’est 114 hectares de terres mises à disposition des femmes, un élevage de 104 chèvres, des cultures de champignons, de courgettes, d’ananas, de noix de coco… Un vrai village agricole au service des femmes. Il est dix heures, une habitante est déjà au travail depuis plusieurs heures. En bleu de travail, elle ramasse du fumier, nourrit les bêtes. « Elle a tout appris ici. Notre devise : learning by doing », lâche Suchat Chaidee, en charge du pôle agriculture. Quelques centaines de mètres plus loin, il désigne les étagères où des champignons blancs sont cultivés. « Nous en récoltons 20 kilos par jour », explique-t-il, pas peu fier. Derrière lui, Wantima, 31 ans, devenue experte en la matière, y consacre ses journées. De 8 heures du matin jusqu’à 16 heures, elle vérifie quels champignons sont mûrs dans la serre, nourris par du compost. De petites tâches blanches apparaissent dans la terre, constituant de futurs champignons. Bientôt, Wantima devra les ramasser. Plus loin, Asnee, la soixantaine, est sans doute la seule femme non veuve du village. C’est pour ses compétences et son efficacité qu’elle a été recrutée il y a 7 ans. Chaque matin, elle étiquette les sacs de légumes qui seront vendus au marché de Narathiwat, à quelques dizaines de kilomètres de là. Elle gère ses activités d’une main de fer. Fruits, légumes, champignons, les cultures sont variées et les prix censés assurer l’équilibre économique pour le village. Chaque femme peut ainsi gagner sa vie. Les plus âgées n’ont pas été oubliées. Un atelier de céramique a également ouvert, qui fait la fierté de l’ancien Général. « Pour celles qui ne peuvent plus travailler physiquement, la Reine a aussi pensé à ouvrir un atelier où elles peuvent créer des vases et autres décorations », détaille-t-il.

C’est là, dans une atmosphère étouffante, que nous rencontrons Yum, 74 ans, de jolis yeux entourés de rides gracieuses, attablée avec quelques amies. Elle habite à Rotan Batu depuis 8 ans. « Depuis que mon mari a été assassiné par un terroriste. Il a été retrouvé tué dans la forêt d’hévéas où il travaillait  », raconte-t-elle, l’émotion encore vive mais estompée par le temps qui a passé. Elle ne sait pas exactement les raisons de sa mort : « tout ce que je peux dire, c’est qu’il faisait partie des officiers de sécurité locaux ». Aux yeux des indépendantistes, c’est un représentant de l’Etat. Donc bon à éliminer. « Je me sens bien mieux ici », confie-t-elle, le regard rassuré. Enfin connaître qui est l’auteur du crime ? Elle est résignée à ne jamais le découvrir. Elle sait qu’elle ne détissera pas les fils de cette histoire. Trop complexe. Dans la région, on part le matin de chez soi sans savoir si l’on rentrera vivant le soir. Aujourd’hui, elle a reconstruit sa vie autrement. D’un geste fier, elle montre la finesse de son travail, sa céramique si finement découpée dans la terre qu’on dirait de la dentelle. Elle peut en fabriquer jusqu’à un par jour, et cela lui permet de gagner 300 bhats. Soit 8 euros. Mais c’est suffisant pour vivre. Car Rotan Batu est une bulle auto-suffisante. A côté d’elle, Mariyah, mère d’un petit garçon et là depuis 4 ans, la femme en moto arrivée ce matin, confirme également être « heureuse » de vivre dans ce village protégé où elle aussi a bénéficié d’une formation en céramique. Tous les jours, elle façonne des vases et des décorations qui lui permettent de vivre, de « survivre » pour son fils. Certaines d’entre elles portent le voile, d’autre une amulette protectrice bouddhiste.

© Moland Fengkov / Haytham Pictures

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Des femmes doublement victimes

Trouver du travail aux veuves était, après la sécurité, la priorité absolue du village. Car pour la majorité de ces femmes, nourrir leurs enfants était leur unique combat quand elles ont perdu leurs maris. Aissa, 57 ans, qui flotte dans sa tunique bleue trop large, habite dans une maison de bois de Rotan Batu. Elle a le regard vide et semble fatiguée par la vie. Cette dernière n’a pas épargné cette musulmane originaire de la région. Son histoire est celle de pratiquement toutes les habitantes de Rotan Batu. « Il y a 9 ans, un matin, très tôt, à 5 heures, on a tiré sur mon mari, tandis que j’étais à la maison », se souvient-elle. En uniforme, il a été, comme le mari de Yum, pris comme cible, en tant que représentant symbolique de « l’oppresseur » thaïlandais. « Après la mort de mon mari, je suis restée seule. J’avais ma fille, qui a aujourd’hui 15 ans et qui, à l’époque, était toute jeune. Les militaires sont venus m’informer que je pouvais être prise en charge dans le centre de Rotan Batu. C’est comme ça que j’ai découvert son existence. » Aissa, qui ne se sentait plus en sécurité et n’avait pas de ressources propres, décide de s’y installer. Elle avait entre temps continué de vivre dans la famille de son mari, mais « ce n’était pas pareil sans lui, je ne me sentais plus chez moi », raconte-t-elle.
Angkhana Neelapaijit, de l’association Justice for Peace, a connu elle aussi cette situation. En 2003, son mari, un avocat qui a accusé les forces thaïlandaises de mauvais traitements sur des détenus soupçonnés de terrorisme, est emmené de force dans une voiture à Bangkok. Elle ne le reverra jamais plus. Elle décide de créer une association qui promeut désormais la défense des droits de l’homme dans la région, souvent bafoués par l’Armée thaïlandaise, qui, face aux terroristes, n’est pas exempte d’exactions. Angkhana, qui connaît bien le village de Rotan Batu, explique que dans cette région principalement, les femmes sont doublement victimes : en plus de perdre leur mari, elles perdent leur statut social, et quand elles n’ont pas de travail, sont jetées dans des situations éminemment compliquées. Moins formées que les hommes, elles sont victimes d’une société qui ne leur laisse pas leur place. Quelle que soit leur religion.
Car face à l’horreur, pas de distinction : le village est composée de 633 personnes, dont 357 bouddhistes et 276 musulmans. « Ce n’est pas comme ça à l’extérieur, ce village est vraiment une exception de vivre-ensemble », affirme Banyat Damrongphag. Entre elles, les femmes ne parlent pas politique. « Nous souffrons toutes de la même situation donc on ne l’évoque pas entre nous. On est toutes des victimes », lâche Aissa. D’un coup son visage s’éclaire : « les relations de voisinage sont excellentes. On se rend visite avec mes voisines, on réalise des activités ensemble, bouddhistes et musulmanes, indifféremment. » Aissa, elle, élève ses poulets, et les apaise avec de la musique diffusée par une petite radio coincée dans le poulailler. Elle s’en amuse en ramassant les œufs. Un peu de légèreté, enfin.

Le général Banyat Damrongphag analyse : « dans cette région, les terroristes tirent sur les bouddhistes pour les mettre à la porte de la région, et ils tuent aussi les musulmans qu’ils considèrent comme des traîtres : ceux qu’ils perçoivent comme étant du côté du gouvernement ou pas assez de leur côté. »

Des sorties sous haute surveillance

Les femmes qui ne travaillent pas aux champs se rendent au marché de Narathiwat, la capitale de la province, où elles écoulent la production agricole. Le Haut Commandant Kittikan Nakampa, en tenue militiare kaki, est en mission à Rotan Batu depuis trois ans. Aujourd’hui, il rend visite aux femmes du marché bio de Narathiwat. Chaque sortie du village est ultra-sécurisée  : gilets pare-balles et M16 au bras, lui et ses soldats s’engouffrent dans le camion kaki. A l’extérieur, la tension est palpable, les barrages militaires sont légion. Environ tous les 500 mètres, des check-points ralentissent le rythme de circulation des véhicules, parfois fouillés. L’ambiance sur le petit marché, en comparaison, est étonnante, improbable : détendue, presque amicale. Les militaires osent même quelques selfies avec les vendeuses, qui plaisantent volontiers. Amrami, 34 ans, n’est pas veuve, mais a pu bénéficier des formations proposées à Rotan Batu, machine expérimentale qui a trouvé son rythme et qui fonctionne.

Pendant que les mamans travaillent, les enfants vivent aussi leur vie hors du village. Il est 15 heures. L’heure d’aller les chercher à l’école, dans les différents établissements primaires, de collège et de lycée, de la capitale de la province. Chaque jour, un car scolaire en piètre état, limite arthritique, part de Rotan Batu pour ramasser les enfants. Trois hommes encadrent la sortie et veillent à ramener l’ensemble des jeunes, sains et saufs. Bringuebalant, au gré des rues, le bus s’arrête et les écoliers montent. De petites filles voilées de blanc grimpent sur les banquettes et s’emparent de leur goûter, tandis que des élèves bouddhistes s’installent aussi, un thé glacé au lait à la main, une spécialité thaïlandaise si rafraîchissante dans la chaleur ambiante. Tous les jeunes discutent entre eux, c’est l’effervescence d’après l’école. « Je suis bouddhiste, c’est pour cela que je ne suis pas voilée », explique Mopa, 14 ans. La jeune fille, aux cheveux au carré et en uniforme scolaire jaune et bleu, dit « aimer son village ». Son père, elle l’a perdu en 2004. Elle était toute petite. Mais « parfois elle a peur ». Alors les militaires de Rotan Batu, elle ne les craint pas. Au contraire, elle se sent en sécurité avec eux. Plus tard, elle veut rester dans le village.

Après deux heures interminables, de pause en pause, le bus est enfin de retour, après avoir parcouru des routes cabossées et pleines d’ornières qui rendent les dernières centaines de mètres pratiquement impraticables. La barrière blanche et rouge se lève. Les mères retrouvent avec soulagement leur progéniture sur la place de Rotan Batu, où certaines attendent depuis des heures en discutant à l’abri d’un auvent. Souvent à moto. C’est le cas de Mopa, qui embrasse sa mère et grimpe aussitôt sur l’engin. Un dernier regard vers nous. Elle disparaît ensuite dans les petites rues de terre parallèlement construites de la localité. La vie continue à Rotan Batu, avec le sourire. Tandis que les négociations sont au point mort entre rebelles indépendantistes et autorités thaïlandaises.