Thaïlande : génération Hunger Games

12 juin 2015  |  dans International

©Moland Fengkov/Haytham Pictures

©Moland Fengkov/Haytham Pictures

Ils ont 20 ans et depuis le renforcement de la junte militaire dans leur pays, leur vie a pris une dimension différente. Des étudiants thaïlandais tentent de braver les interdits et de défendre les valeurs de la démocratie. Les doigts tendus comme dans leur film fétiche, Hunger Games.

« Je me suis présentée à l’avant-première de Hunger Games, qui avait été annulée par la Scala (une salle de cinéma de Bangkok, ndlr). Je suis restée devant le cinéma, et j’ai tendu mes trois doigts comme dans le film. Là les policiers m’ont arrêtée, et j’ai été emmenée pour des interrogatoires.» Nachacha, 19 ans, carré impeccable, tenue colorée, étudiante à l’université à Bangkok se souviendra longtemps de ces trois doigts levés, lancés comme un pied de nez au régime. Depuis le coup d’État du 22 mai dernier, en effet, qui a vu la première ministre Yingluck Shinawatra déposée, la junte militaire s’est renforcée, contrairement aux libertés démocratiques, largement mises entre parenthèses au profit de la loi martiale. Loin de l’image de carte postale paradisiaque du pays, souvent réduit à ses plages de sable blanc et son poulet curry-coco, le général Prayut, nouveau chef du pays, verrouille toute critique d’une main de fer. Et a fait de ces trois doigts levés un combat. Pour les jeunes du pays, dont l’engouement pour la saga Hunger Games ne s’est jamais démenti, ce signe est devenu le symbole de la résistance. Dans le film, ces trois doigts représentent une forme de défiance face à un régime dictatorial.

©Moland Fengkov/Haytham Pictures - "Hunger games" et le signe des trois doigts levés est devenu en Thaïlande le symbole de la résistance face au régime de la junte militaire ayant pris le pouvoir en mai 2014 à la suite d'un coup d'état.

©Moland Fengkov/Haytham Pictures – « Hunger games » et le signe des trois doigts levés est devenu en Thaïlande le symbole de la résistance face au régime de la junte militaire ayant pris le pouvoir en mai 2014 à la suite d’un coup d’état.


Génération Hunger Games

Et les autorités thaïlandaises n’aiment franchement pas le parallèle. Nachacha et quelques autres étudiants en ont fait les frais le 20 novembre dernier, alors que l’avant-première du troisième volet était boycotté par plusieurs salles de cinéma, de peur de débordements. D’autres jeunes, dans le Nord du pays, ont été arrêtés pour les mêmes faits. Tendre ses trois doigts centraux est perçu comme une vraie menace par la junte, consciente de la popularité des opus cinématographiques. Le lendemain de son arrestation, Nachacha ne s’était pas encore remise de ses émotions. « Ils m’ont interrogée et forcée à signer des papiers m’engageant à ne pas recommencer, explique-t-elle. Mais le plus dingue, c’est le nombre de soutiens que j’ai reçus sur Facebook. J’ai été sollicitée également immédiatement pour des interviews !» Le signe que la situation passionne les Thaïlandais, tout comme celui de l’efficacité des réseaux sociaux dans le relais des informations virales. En une seconde, Nachacha est devenue le visage de la résistance.

Elle connaît d’ailleurs Rick, 22 ans, autre étudiant, par réseaux sociaux interposés. Ultra-connecté, voire un peu « geek » sur les bords, Rick possède un anglais parfait, une fine analyse politique, -il se dit plutôt « anarchiste », et se sent concerné par ces enjeux démocratiques : il s’oppose à la loi martiale comme au couvre-feu, récemment levé. Et pour cause, la junte interdit désormais les rassemblements de plus de 5 personnes sur la voie publique, reconnaît les crimes de lèse-majesté et va même jusqu’à rendre la lecture de 1984, de George Orwell, quasi impossible. Le livre est désormais introuvable en librairies. Et ceux qui le lisent en public prennent un risque : un étudiant qui lisait ce pamphlet anti-totalitarisme s’est même vu arrêter quelques heures par les autorités.

Constamment sur sa tablette, Rick répond aux messages des étudiants membres du mouvement, le Thai Student Center for Democracy (TSCD) très actifs sur Facebook, essaie d’aider les étudiants arrêtés ou communique avec le “mouvement des parapluies” à Hong Kong, dans un même but : défendre les valeurs de la démocratie et des libertés individuelles. « Ils ne peuvent pas tout contrôler. Ça deviendrait une dictature », lâche Rick. Arrêté plusieurs fois par l’Armée, il a « toujours repris ses activités à sa sortie car il voulait en faire plus. » Il parle même d’un ami qui a découvert une lettre de menace de mort devant sa porte. Ses propres parents le soutiennent. Lui-même, philosophe, déclare : « Si je me fais arrêter pour mes activités militantes, ça ne fera que confirmer ce contre quoi je me bats. »

Au café du campus de l’université Thammasat, Rick débarque ce soir-là pour rejoindre Tun, une autre membre du TSCD, et celui qu’on surnomme Toto, un étudiant en droit qui apporte son aide aux étudiants qui ont été arrêtés et sont interrogés par les militaires. Depuis le coup d’Etat, en mai, ils ont participé à des réunions, des manifestations en petit comité. « Je sais que c’est dangereux, mais je n’hésite pas », lâche Toto. Et la petite bande, dont chacun est en charge d’un « pôle », international pour Rick, médias et traductions pour Tun, de raconter comment, pour avoir mangé des sandwichs à plusieurs, ils ont été sommés de se disperser car jugés dangereux. « Pour un sandwich !», s’offusque Toto, déjà arrêté deux fois, qui rappelle le caractère totalement pacifique de leur rassemblement. « Les modes opératoires ont changé. Avant pour organiser un événement, on écrivait une lettre au doyen de l’université. Aujourd’hui, il faut se présenter en personne dans une base militaire pour espérer seulement avoir une autorisation », explique Tun. Elle explique aussi que des étudiants sont pris en filature par des militaires en civil.

©Moland Fengkov/Haytham Pictures - "Hunger games" et le signe des trois doigts levés est devenu en Thaïlande le symbole de la résistance face au régime de la junte militaire ayant pris le pouvoir en mai 2014 à la suite d'un coup d'état.

©Moland Fengkov/Haytham Pictures – « Hunger games » et le signe des trois doigts levés est devenu en Thaïlande le symbole de la résistance face au régime de la junte militaire ayant pris le pouvoir en mai 2014 à la suite d’un coup d’état.


Rick enchaîne rendez-vous sur rendez-vous. Quelques jours plus tard, le régime thaïlandais fête l’anniversaire du roi, figurée révérée du pays, en grandes pompes. Des parades militaires sont organisées dans le centre ville de Bangkok, totalement immobilisée en ce jour de célébration nationale, où les Thaïlandais portent du jaune, couleur du roi. Sauf Rick. Jusque là très rassuré, l’étudiant montre pourtant quelques faiblesses en passant devant des parterres de soldats au garde-à-vous. Et c’est en regardant de tous côtés, qu’il se décide à faire un bref signe Hunger Games pour la photo, tiraillé entre les risques encourus et les enjeux qu’il défend. Il baisse enfin sa main. Soulagé : il n’a pas été vu.

Une situation politique fragile

Chemises rouges, chemises jaunes ? La situation politique en Thaïlande est loin d’être simple. Les tensions politiques actuelles résultent d’une suite de faits débutées en 2001, lorsque Taksin Shinawatra arrive au poste de premier ministre. Rapidement impliqué dans des affaires de corruption importantes, il est renversé par un coup d’Etat militaire en 2006. Naissent alors les “chemises rouges”, qui le soutiennent, plutôt des populations d’origine populaire et rurale, en opposition aux “chemises jaunes”, qui soutiennent plutôt le roi, majoritairement issus des classes moyennes et intellectuelles. Ces tensions mèneront à une quasi-situation de guerre civile en 2010… Après avoir été remplacé par un homme de paille, c’est sa soeur, Yingluck, qui prend la tête du pays en 2011. Mais accusée d’être la marionnette de son frère toujours en exil, des manifestations reprennent en 2013… et mènent au coup d’Etat de mai 2014. Laissant comme une impression de déjà-vu.