Richland, Champignon Atomique

16 janvier 2024  |  dans International

© Jack Aeby

Dans les années 1940 et dans le secret le plus total, une bourgade de l’État de Washington, Richland, devient le noyau du nucléaire américain en accueillant le site atomique de Hanford. C’est ici que sera confectionnée la bombe au plutonium qui ravagera Nagasaki en 1945. Aujourd’hui fermé, le site continue de polluer.

Le 16 juillet 1945, 4h37. Une détonation assourdissante retentit dans le désert du Nouveau Mexique, contrée formée de collines arides au sable ocre jaune au sud-ouest des États-Unis. C’est d’ailleurs pour son caractère désertique, éloigné de toute population, que l’endroit a été choisi pour un événement historique : sous le sceau du secret le plus absolu, l’explosion de la première bombe atomique vient d’avoir lieu. En cet été 1945, pris au coeur du tragique second conflit mondial, les États-Unis louent leur exploit technique. Une seule photo couleur et convenablement exposée, prise par Jack Aeby, ingénieur, restera néanmoins de cette explosion nocturne.
Les teintes du ciel, rosées et pourpres, présentent un nuage radioactif découpé aux liserés plus foncés. Ces couleurs semblent artificielles, mais traduisent pourtant une réalité ressentie par les témoins de l’Histoire, celle d’une ambiance de fin du monde, où l’extrême luminosité provoquée par l’explosion se répand à toute vitesse sur les paysages désertiques alentours. Le champignon atomique, large dôme arrondi plein d’une énergie surpuissante atteindra plus de 12 000 mètres d’altitude. Aussi haut que le vol d’un avion long-courrier. « Un nuage compact, massif se forma, puis monta en fluctuations en hauteur avec une puissance effrayante. À la première explosion se succédèrent deux autres, de moindre luminosité. Le nuage monta à une grande hauteur, il prit une forme de globe, puis celle d’un champignon, puis s’allongea en forme de cheminée et, finalement, s’éparpilla en plusieurs directions sous les vents qui soufflaient aux diverses altitudes. »
Voici en quelques mots les impressions du général Leslie Groves, l’un des maîtres d’oeuvre du projet Manhattan qui visait à doter les États-Unis de la bombe atomique. Dans quelques semaines, les bombes A frapperont le Japon.
Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous ne sommes pas encore aux centaines de milliers de morts, de brûlés, de victimes. Nous n’en sommes pas à déplorer deux villes martyres. Pour le moment, Nagasaki et Hiroshima tiennent encore debout.

Sous le sceau du secret

Avant d’être choisie pour devenir le coeur du plan Manhattan, Richland était une bourgade sans enjeu. « Le site était une énorme bande de terre avec quelques habitations. Les Indiens ont été expulsés, ils ont dû partir en quelques semaines, mais sans aucune explication, vu que c’était un plan top secret, raconte Charles K. Johnson, directeur de l’ONG Oregon and Washington Physicians for Social Responsibility, qui combat les dangers du nucléaire. Très vite, dix mille travailleurs sont arrivés, logés dans des baraques temporaires. Puis les abris temporaires sont devenus des maisons en dur et ils ont institutionnalisé la production nucléaire. » En plus d’être le noyau dur du nucléaire américain, le site atomique de Hanford devint rapidement une industrie nécessaire à l’économie de la ville de Richland. Cette dernière se transforma ainsi une ville champignon à la croissance très rapide. « Hanford devint le plus grand employeur de la région, et la plus grande industrie, selon Charles K. Johnson. Par ailleurs, la quantité de plutonium était bien supérieure à ce dont les États-Unis avaient besoin, c’était plutôt devenu un programme d’emplois. » Le dernier réacteur a fermé en 1987. Mais ces quatre décennies de fonctionnement cristallisent une certaine histoire des États-Unis : non seulement Hanford fabriqua le plutonium de Fat Man, la bombe larguée sur Nagasaki, mais il fut également le théâtre de la course à l’armement nucléaire face aux Russes. « On aurait pu fermer les réacteurs dès 1955, on avait assez de plutonium. Mais c’était une industrie patriotique, nécessaire dans la course à l’armement avec l’ennemi soviétique pendant la guerre froide, analyse Charles K. Johnson. Une fois que Reagan a signé un accord avec Gorbatchev, la question nucléaire est tombée dans l’oubli. Ce n’est que récemment, avec Trump, que cette question a été réactivée », remarque-t-il. Bien que polémique, une culture atomique s’est profondément ancrée dans la mémoire collective des habitants de Richland.

Une fierté nationale

La ville glorifie en effet cet héritage atomique, s’enorgueillit de son statut de creuset du nucléaire mondial. Ne trouve-t-on pas des Proton ou Nuclear Lanes, une Curie Street et même une Einstein Avenue ? Et que dire de l’Atomic Bowl, un night-club de Richland, ou encore de l’Atomic Ale Brewpub [la brasserie Bière Atomique, nda] où vous pourrez déguster une Nuclear Quesadilla, un Atomic Giant Soft Pretzel ou encore savourer une Plutonium Porter ? Le logo du bar représente d’ailleurs la silhouette d’une centrale nucléaire surmontée d’un atome virevoltant. Même l’équipe de football du collège de Richland, les Bombers, a fait du nucléaire l’un de ses symboles, « un bon gros champignon atomique jaillissant du “R” de Richland. Il y a eu récemment quelques débats, au sein même du lycée, pour remplacer ce logo par quelque chose de moins agressif — on proposa la forteresse volante B-17 [un bombardier américain, ndlr]. Mais les partisans du champignon ont gagné. La fierté de l’atome est enracinée profondément dans la culture locale ; on se fait même tatouer des champignons sur les biceps et les mollets », précise le journaliste Didier Pourquery, dans un article du Monde Magazine publié en 2013. Charles K. Johnson confirme. « Les habitants de Richland sont très fiers que la bombe A ait participé à “abréger” la Seconde Guerre mondiale », une vision très américano-centrée de l’histoire.
Dès 1976, le site a commencé à être homologué comme monument historique. En 2008, le réacteur B est définitivement entériné comme monument historique national et son site, pour les téméraires, est ouvert au public une année plus tard. La gigantesque forteresse de béton renferme la zone de commutation, immense entremêlement de tuyaux d’aluminium qui permettait de charger le plutonium. Chaque année, 10 000 visiteurs viennent de tous les États-Unis. Pourtant, au-delà d’être une source de fierté, le champignon atomique pose de nombreux problèmes.

Des déchets radioactifs qui poussent comme des champignons

« Cette industrie nucléaire était très confiante en sa capacité de traiter les déchets radioactifs », estime Charles K. Johnson. Pourtant, le site se retrouve aujourd’hui confronté à son impuissance notoire à traiter tous les déchets radioactifs correctement. À cause de ces dizaines d’années de surproduction de plutonium, Hanford occupe la tête de classement des sites les plus contaminés par les isotopes radioactifs, après Tchernobyl. Si l’on en croit Tom Carpenter, « soixante-quinze ans est une estimation basse du temps nécessaire au nettoyage de Hanford ». Cet avocat, engagé depuis 1978 dans la défense des lanceurs d’alerte notamment sur le nucléaire et actuellement à la tête de l’ONG Hanford Challenge, résume en quelques mots glaçants les problématiques auxquelles est confronté le site. « Le gouvernement estime que quarante-cinq ans seront nécessaires à la vitrification des déchets nucléaires des citernes, mais ce processus ne démarrera pas avant 2036 pour la plupart des déchets. Hanford ne s’étant jamais engagé à une deadline précise, soixante-quinze me semble le minimum. Par ailleurs, le nettoyage final implique que les déchets seront évacués, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. En réalité, de nombreux déchets toxiques seront stockés pour toujours à Hanford, et il y aura une no-go zone de 80 miles [environ 130 km, ndlr]. Le mieux qu’on puisse espérer à ce niveau, c’est la sécurisation des déchets nucléaires, envoyer les plus dangereux d’entre eux dans des dépôts géologiques très profonds, et garantir que les déchets restés sur le site seront bien traités et conditionnés de façon à prévenir leur migration dans l’environnement. »

Le site lui-même est en danger, notamment à cause des risques sismiques soulignés par Charles K. Johnson. En mai dernier, Charles rappelle que l’un des tunnels s’est écroulé. Il dénonce une absence de plan d’ensemble et des réparations au coup par coup. « Il y a moins d’argent chaque année pour Hanford, la gestion devient donc plus difficile chaque année. » Encore aujourd’hui, 9 000 travailleurs nettoient le site. « En termes d’exposition, le gouvernement ne veut pas vraiment connaître les conséquences sur les travailleurs. Depuis 2000, il y a une législation qui indemnise des employés souffrant de cancers et pathologies spécifiques. Pour l’instant, neuf milliards ont été distribués, ce qui montre l’ampleur des demandes », explique Charles. Tom Carpenter, qui recueille les témoignages d’anciens techniciens, d’électriciens, d’ingénieurs, d’opérateurs techniques, de scientifiques, s’inquiète des doléances sur les mauvaises pratiques, la fraude et la corruption qui seraient inhérentes à la gestion du site, la contamination environnementale… « Les travailleurs de Hanford, spécialement ceux qui sur le terrain sont occasionnellement exposés à la contamination, sont particulièrement touchés par les maladies. Plusieurs milliards de dollars ont été payés en compensation aux employés contaminés, et des centaines sont morts de leur exposition aux radiations. Sur le plan national, on estime que 33 000 travailleurs du nucléaire sont déjà morts, et 100 000 sont tombés malades à cause d’endroits comme Hanford », lâche Tom Carpenter. Ou quand le champignon se fait bombe… à retardement.