Le filon du pilon

2 novembre 2007  |  dans Enquêtes

photo : Leïla Minano/Youpress

photo : Leïla Minano/Youpress

98 millions de livres invendus en 2005. Autant d’échecs commerciaux et d’ouvrages abîmés qui finissent en papier recyclé. Seule une minorité de rescapés retournent au stock ou sont restaurés. Notre reporter a plongé dans les entrailles du pilon, le plus grand tabou de l’édition.

Entre ses crocs bleus d’acier disparaissent une page de Blazac, des oeuvres de Rimbaud. Vautrée au coeur du hangar gigantesque, la dévoreuse de livres avale et mâche sans respirer. Son petit nom à elle, c’est « Pilon ». Sa raison d’être, la destruction de millions de livres invendus. Nous sommes dans la troisième société de recyclage française, dans la zone industrielle de la Courneuve, en banlieue parisienne. Ce matin, comme tous les jours, les camions bleus du recycleur déversent « la marchandise » à l’entrée du hangar. A l’intérieur de l’immense bâtisse, dans un vacarme assourdissant, les ouvriers réceptionnent, déplacent, entassent et trient des milliers de journaux, de magazines, d’archives officielles et de livres. Après un court voyage entre les griffes d’une grue, les documents sont traînés sur le tapis roulant de la mort. Direction : la gueule de la bête. Pour Pilon, l’heure du festin a sonné. Sans pitié, elle happe, déchiquette, ratatine et ligote au fil de fer. Les milliers de feuilles ressortent par l’arrière train de la machine, sous la forme de «balles» gigantesques. Ces cubes d’un mètre cinquante sur un mètre cinquante, n’ont de balle que le nom. Soigneusement empilés, ils forment dans tous les coins du hangar, d’immenses tours de confettis multicolores. Chacun sera vendu, plus ou moins cher aux papetiers. Ironie du sort, ces derniers les revendront aux imprimeurs. Qui presseront des journaux, des magazines et … de nouveaux ouvrages. La boucle est bouclée. Mais n’allons pas trop vite. Remontons le filon du Pilon.

L’histoire d’un livre commence…

L’histoire d’un livre commence dans le bureau de l’éditeur. Ce dernier, à réception du manuscrit décide du nombre d’exemplaires qu’il va commander à son imprimeur. «En fonction de l’expérience de l’auteur, de la qualité de l’ouvrage, du coup de cœur », affirme Viviane Hamy, directrice des éditions du même nom. L’actualité, la personnalité de l’auteur, peuvent également compter. Sélectionner un livre et choisir le chiffre des parutions est une « question de talent, de métier », note cette responsable commerciale d’une grande maison d’édition qui préfère garder l’anonymat. « L’édition est fondée sur le risque, poursuit-elle, nous répondons à une demande qui n’existe pas encore». Une fois la décision prise, l’œuvre part chez l’imprimeur. Ce dernier envoie les volumes aux distributeurs, chargés de diffuser les ouvrages auprès des libraires et de stocker les exemplaires qu’il ne faut pas encore « mettre en place » sur les présentoirs. Comme du papier à musique, le trajet d’un livre est réglé à la minute par l’éditeur : jour et quantité mise en rayon, nombre de librairies qui recevront « d’office » la nouveauté, sans oublier les opérations de promotion « spéciales » qui conduisent souvent les ouvrages tout droit au Pilon… Il y a quantité de nouvelles techniques de commercialisation. Toutefois, l’une d’entre elles fait fureur. Elle semble, être devenue en une décennie, la règle chez tous les éditeurs qui en ont les moyens. C’est la surproduction et la surexposition. Tout le monde le sait, « il faut être vu pour être lu ». Une phrase souvent entendue dans la bouche de tous nos interlocuteurs. Un directeur commercial chez Fayard (qui lui aussi souhaite garder l’anonymat…) résume: « quand je fais paraître un livre, j’ai plus intérêt à en tirer six pour que le libraire en fasse une pile sur le présentoir, qu’un seul qui sera classé à la verticale dans un rayon, donc moins en vue ». Le principe est clair : pour que le client-lecteur consomme, les maisons doivent produire plus de titres, en plus d’exemplaires. Une technique marketing qui se confirme dans les chiffres : En 2003, 65 745 titres ont été produits, en 2005, 68 433. Même constat pour le nombre d’exemplaires : 423 millions en 2003, contre 486 millions en 2005. Certains se « félicitent de cette croissance, en disant que cela prouve une augmentation de la création littéraire », explique André Imbaud, PDG de la Sodis, troisième distributeur de l’édition française. Le dirigeant temporise : « mais la durée de vie moyenne des livres diminue, alors… ».

L’arrivée en magasin

Et puis c’est l’heure de vérité : l’arrivée en magasin. Échec cuisant ou succès retentissant. Une confiance mal placée dans un auteur peut coûter cher à une maison. Le roman de l’américain Michael Walsh, Retour à Casablanca, par exemple, a été tiré par L’Archipel à 53 000 exemplaires. Résultat : seuls 3500 livres ont été vendus. Les 95 % restants ? Réduits à l’état de « balles » et futur papier recyclé. A l’inverse, certains ouvrages peuvent créer la surprise. Ce fût le cas du Da Vinci Code, des Bienveillantes ou du sacro-saint Harry Potter. Mais « dans la majorité des cas, les ouvrages sont des prototypes imprimés à quelques milliers d’exemplaires et pour lesquels 50% de la production est retournée », explique André Imbaud. Mais que deviennent ces 50% d’ouvrages boudés par les lecteurs ?
Une fois « la durée de vie du livre » expirée, le libraire retourne les invendus à son distributeur afin d’être remboursé. Pour les nouveautés envoyées d’office aux librairies, cette durée est de 3 mois en moyenne. Cependant, « elle a tendance à diminuer, tous les ouvrages ne sont pas des « Best-longer » [en référence à l’expression best-seller, les livres qui se vendent longtemps], affirme le PDG de la SODIS. Évidemment, les librairies peuvent choisir d’en garder pour leur propre stock et certaines refusent catégoriquement de recevoir les nouveautés d’office. Cette année, environ 20 % des livres expédiés en France ont été retournés par les libraires. Plusieurs dizaines de millions. Un chiffre qui a tendance à rester stable depuis 2004, selon une enquête du Syndicat national de l’édition (SNE). Toutefois « on constate une légère augmentation sur 10 ans, car à l’époque, nous étions à 18 % de retours environ », note le PDG de la SODIS.

Le pilon c’est gratuit !

Photo : Leïla Minano/Youpress

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C’est à ce moment là que les ouvrages peuvent commencer à trembler dans leurs cartons. Selon plusieurs interlocuteurs, le plus important distributeur français (60 % du marché) « envoie systématiquement les invendus au Pilon ». A la SODIS, on certifie qu’un premier tri est réalisé entre les livres retournés qui sont détériorés par la manipulation des clients, l’exposition en vitrine ou le transport, et les titres neufs. Ces derniers sont alors conservés dans les gigantesques entrepôts du distributeur. Mais l’éditeur peut décider de détruire les titres neufs. Car stocker coûte cher. Selon l’emplacement des entrepôts (plus ou moins proches de Paris), l’éditeur et le distributeur payent entre quatre et dix euros le mètre carré. Alors que le Pilon, pour l’éditeur, c’est gratuit ! En effet, la tradition veut que le distributeur ne facture pas à la maison les frais de la destruction. D’ailleurs à lui non plus ça ne lui coûte pas très cher. « Au pire une dizaine de milliers d’euros sur le budget annuel quand les cours du papier sont à la baisse, affirme le président de la SODIS. Quand ils sont à la hausse le recycleur ne facture rien et quelquefois même nous donne de l’argent », précise-t-il. Réduire les livres en confettis est donc bien plus rentable que stocker, restaurer, redistribuer et même donner !

Voila pourquoi certaines grosses maisons ont le Pilon facile. Elles vont donc condamner pour diverses raisons des livres flambant neufs, quelque fois jamais sortis des cartons. C’est le cas des ouvrages qui ne sont plus d’actualité. Exemple : les centaines de livres publiés pendant la campagne de l’élection présidentielle. Ou encore, « l’arrêt de la commercialisation (un terme pudique pour désigner le Pilon) peut être décidé car un livre ne se vend plus depuis plusieurs années », explique la responsable commerciale de la grande maison d’édition. Ainsi, en plus des exemplaires abîmés qui ne représentent qu’une infime minorité des volumes détruits (entre 1 et 3%), tous les exemplaires d’un titre peuvent prendre le chemin de la mort.

Photo : Leïla Minano/Youpress

Photo : Leïla Minano/Youpress

La SODIS, elle, envoie au Pilon 25 % des volumes retournés : plus de 3 millions de volumes. En France, journalistes et spécialistes considèrent qu’entre 100 et 110 millions de livres sont détruits tous les ans. Si l’on en croit ces chiffres, l’augmentation des livres pilonnés est exponentielle car en 1982, 20 millions de livres étaient détruits. Les chiffres de cette année sont difficile à vérifier : il faudrait additionner le pilonnage de tous les distributeurs mais aussi celui, encore moins avouable, des autres maillons de l’édition. Paul Désalmand, auteur du « Pilon », un roman paru aux éditions Quidam en 2006, affirme que « certains supermarchés, une fois la durée de vie du livre expiré, arrachent les couvertures, afin qu’ils ne puissent pas être revendus et jette le tout à la poubelle». C’est le «Pilon municipal», car ce sont les éboueurs de la ville qui s’occuperont des livres démembrés. C’est aussi, un pilon économique car personne n’a rien à payer.

Les miraculés de l’édition

Pour trouver le chiffre exact des ouvrages pilonnés, il faudrait déduire aussi le taux de « rescapés ». Ces quelques milliers de livres qui échappent aux mâchoires d’acier des recycleurs, grâce aux bons services de quelques trafiquants, pour qui il est plus rentable d’offrir une deuxième chance aux ouvrages. Ces robins des bois de l’édition constituent leur butin en faisant « tomber les invendus des camions ou du tapis roulant ». Quelques temps après, on retrouve les naufragés sur les étales des bouquinistes, sur les marchés ou dans les bibliothèques des employés. Aussi, on peut retrouver sur des sites de vente en ligne bien connus, des dizaines d’exemplaires du même ouvrage « neuf » de telle ou telle maison. Un employé du deuxième distributeur français, Interforum, a accepté de témoigner. « Il arrive parfois qu’un membre du personnel dérobe quelques livres destinés au Pilon, mais à ma connaissance c’est une minorité », raconte-t-il. Quand « l’employé s’est fait attraper, il est licencié. Interforum en fait une question de principe ». A chaque fois que cela est arrivé, « l’affaire a fini aux prud’hommes, ajoute-t-il. En général, l’employé obtient gain de cause, il n’est pas réintégré, mais il s’en va avec des indemnités ». Ainsi, pour éviter les disparitions de livres, les distributeurs ne lésinent pas sur les moyens. A Interforum, « les sacs et les vestiaires du personnel sont fouillés », explique l’employé. « Le distributeur offre même pour éviter les vols, de temps à autres, des livres à son personnel », précise-t-il. A la SODIS, « on organise des ouvertures inopinées des sacs, des coffres et il y a une surveillance vidéo dans certains endroits », affirme André Imbaud. Il y a une dizaine d’années la technique était plus radicale : pour éviter la revente, les distributeurs aspergeaient les ouvrages avec du bleu de méthylène. Mais « cette technique était sale et rendait difficile le recyclage alors elle a été abandonnée», raconte le patron de la SODIS.

Les livres-dons

Photo : Leïla Minano/Youpress

Photo : Leïla Minano/Youpress

Les derniers livres survivants seront les « dons ». Ces ouvrages récoltés par des associations sont envoyés chaque année en Afrique ou ailleurs. Christine de Gunzbourg, présidente de Trait d’Union, une organisation qui a redistribué en 7 ans 200 000 ouvrages à Madagascar. Malgré l’objectif louable de cette association, les éditeurs, parmi les plus importants de la place, ne souhaitent faire aucune publicité sur le sujet. La directrice commerciale explique : « les dons sont très exceptionnels, car cela coûte cher à l’éditeur, en terme de main d’œuvre (tri, transport). Nous ne somme pas une organisation humanitaire. Nous n’avons donc aucun intérêt, bien au contraire, à communiquer là-dessus ». Pour la responsable de l’association, envoyer ces livres est un travail à temps plein. Car n’importe quel livre et n’importe quelle quantité ne peuvent être redistribués. « Nous ne pouvons pas envoyer 10 000 exemplaires du même ouvrage sur 50 points de chute et nous sélectionnons uniquement les livres neufs », précise-t-elle. «J’ai différents contacts chez les éditeurs qui acceptent de trier, ajoute la présidente, mais cela repose sur une relation de confiance et de la bonne volonté de leur part. Je dois leur rendre des comptes précis et montrer des photos ». D’autres associations comme ADIFLOR ou biblionef réalisent le même travail avec d’autres destinations. EMMAUS compte également parmi ces récupérateurs. Toutefois, submergé par les arrivées d’ouvrages, l’association caritative, elle aussi, envoie des ouvrages au pilon !

Impossible donc de connaître les chiffres exacts du Pilon en France. En revanche, TC s’est procuré les chiffres des invendus. Selon une l’enquête 2006 réalisé par le SNE (syndicat national de l’édition), plus de 98 millions de livres sont restés invendus fin 2005, près de 76 millions en 2004 et 109 millions en 2003. Certainement plusieurs dizaines de millions pour le pilon. A l’évocation de ces destructions, le professionnel est toujours gêné et l’amoureux du livre, choqué. La machine à broyer des livres est tabou. Pour preuve, une (grande) partie de nos interlocuteurs a préféré garder l’anonymat. « C’est moche, on ne s’y fait jamais », affirme le président de la SODIS. « C’est un véritable gâchis intellectuel. Quand on pense que 90 % des ouvrages du Salon du livre partent au pilon, c’est un scandale », s’indigne le responsable de Fayard. Pour Paul Désalmand, la douleur psychologique qui accompagne généralement le mot « Pilon » y compris chez ceux qu’ils l’ordonnent, s’explique ainsi: « dans la société de consommation, des tonnes de marchandises diverses et variées sont détruites chaque jour. Mais le livre, pour beaucoup, à un caractère sacré, il est presque vivant ». Difficile d’admettre qu’on puisse le réduire en miettes.

Le numérique à la rescousse

The end. Malgré l’augmentation relative des livres pilonnés sur les deux dernières décennies, certains croient que les beaux jours de la machine à dévorer les livres sont comptés. Le danger pour Pilon viendrait d’une bête plus grosse encore : la technologie numérique. Impression numérique d’abord (deux fois « numérique »). Il est vrai que celle-ci est aujourd’hui très minoritaire mais elle permet, à coût moindre, de réaliser des petits tirages. Surtout, «le tout numérique, le E-Book, est une révolution pour les éditeurs, affirme le PDG de la SODIS. Il pourrait un jour faire clairement disparaître le papier et donc le pilon.»
L’écrivain, Paul Désalmand croit lui que les lecteurs aiment aussi le livre-objet, « le papier, le carton, l’odeur de la colle, les caractères ». D’ailleurs, il travaille en ce moment avec un maquettiste sur une série de «beaux-livres » très spéciaux. Une série de volume dont le lecteur tomberait amoureux. Des volumes impilonnables. En attendant, Pilon dans son hangar, continue de mâcher des livres huit heures par jour… Le romancier croit que personne ne peut l’en empêcher. « A moins de détruire la société de consommation », conclut-il.