Argentine : Les fantômes d’Epecuen

14 novembre 2014  |  dans International

Pablo Novak, 84 ans, est le seul habitant à être revenu à Epecuen une fos les eaux redescendues © David Breger

Pablo Novak, 84 ans, est le seul habitant à être revenu à Epecuen une fos les eaux redescendues © David Breger

Engloutie par son lac à la suite d’une inondation en 1985, la petite ville réapparaît aujourd’hui sous l’effet de la sécheresse. Ses anciens habitants racontent le tragique destin de cette cité, qui fut l’une des stations thermales les plus fréquentées d’Argentine.

© David Breger

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Le cliquetis régulier d’une chaîne de vélo rouillée résonne dans la pampa argentine. Evitant les chemins boueux, Pablo Novak effectue sa balade quotidienne. Le vieil homme, casquette et lunettes de soleil, pédale seul et imperturbable au milieu d’une ville fantôme. Descendant l’avenida de Mayo, la rue principale, il longe l’hôtel Monte Real aux briques rouges délavées. Il croise, sur un amas de ruines et de poutres oxydées, une baignoire que la végétation enserre puis passe sous un poteau électrique chancelant. Partout des arbres morts d’une blancheur fantomatique. Posant son vélo près d’une piscine vide, il s’installe à l’ombre d’un réservoir et ouvre « La nueva », le journal local. Scène banale dans un paysage de fin du monde. « Voici ma ville, je suis né ici, j’y ai été à l’école, j’y ai toujours vécu », sourit le vieil homme édenté.

© Archivo y Museo "Dr. Adolfo Alsina". Carhue)

© Archivo y Museo « Dr. Adolfo Alsina ». Carhue)

A 84 ans, Pablo est le seul habitant et la mémoire vivante d’une cité disparue. Epecuen, englouti par son lac en 1985, réapparaît aujourd’hui sous l’effet de la sécheresse. Son histoire est celle d’une ville née pour ses eaux et qui finira par en mourir. Le lac salé et millénaire, auquel elle doit son nom, est connu, depuis les légendes indiennes, pour ses propriétés curatives. En langue mapuche, la tribu des premiers indigènes, « epe cuen » désigne la brûlure que laisse le sel sur la peau. Dès le début du siècle, le lac attire les Argentins mal-en-point. On s’y enduit de « fango », la boue noire aux vertus thérapeutiques, accumulée au fond du lac, qui guérit arthrites, rhumatismes, maladies de peau. Avec l’arrivée du chemin de fer, le potentiel touristique du lieu n’échappe pas aux investisseurs. A partir des années 1920, une ville pousse au bord de l’eau. D’abord une luxueuse esplanade de bois pour accueillir les baigneurs, puis des hôtels tout confort, une piscine d’eau douce, des terrains de tennis. Epecuen veut devenir la destination thermale la plus renommée de toute l’Amérique du Sud. La bourgeoisie argentine s’y presse. L’importante communauté juive de Buenos Aires apprécie le lac, dont la densité de sel, comparable à celle de la mer Morte, permet aux baigneurs de flotter. L’aristocratie y fait construire des résidences secondaires, comme le Castillo, érigé sur le modèle d’un château normand par Ernestina Maria Allaire, une princesse d’origine française. Dans son jardin, une réplique de la grotte de Lourdes.

© David Breger

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Pablo Novak est né en 1930, la période faste d’Epecuen. Son père – il aura douze enfants – dirige une entreprise de fabrication de briques. Le garçon y travaille avec ses frères. Beaucoup ont servi à bâtir Epecuen. « Aujourd’hui, quand je me balade dans la ville détruite, je reconnais certaines briques, celles que j’ai faites durant mon enfance. » De cette époque dorée, Pablo se souvient de l’opulence des hôtels lorsqu’il allait y vendre des œufs pour gagner quelques pesos ou qu’il s’occupait des chevaux pour les touristes. La découverte d’un autre monde. « La musique dans les hôtels était inouïe ! Des amis qui y travaillaient me faisaient entrer, sinon je restais dehors et j’écoutais par la fenêtre. J’ai aussi eu la chance de croiser les personnes qu’on entendait à la radio », s’émerveille-t-il encore. A son apogée, Epecuen est fréquenté par des stars argentines, comme l’acteur Luis Sandrini, le Charlie Chaplin argentin ou Tato Bores, le célèbre présentateur télé.

© Archivo y Museo "Dr. Adolfo Alsina". Carhue)

© Archivo y Museo « Dr. Adolfo Alsina ». Carhue)

Après la Seconde Guerre mondiale, le péronisme établit le premier « aguinaldo » (treizième mois) et les congés payés, donnant une nouvelle impulsion touristique à Epecuen. La classe moyenne et les travailleurs peuvent enfin voyager. Campings et pensions, clubs et bowlings remplacent peu à peu les hôtels de luxe. L’aristocratie part vers d’autres lieux. L’expansion de la station thermale se poursuit et, dans les années 1960-1970, la ville dispose de 300 hébergements et commerces. Elle accueille chaque saison, de décembre à mars, près de 25 000 touristes. Le business marche à plein et la vie y est facile.

Mais depuis sa formation le lac alterne des épisodes de sécheresse et de crues intenses. Des travaux de canalisation sont envisagés pour réduire la montée des eaux, mais la situation politique instable de l’Argentine à la fin des années 1970 ralentit toute réalisation et la dictature militaire de 1976 muselle les protestations de la population. Seul un terre-plein protège la cité balnéaire d’une éventuelle montée des eaux, qui devient inquiétante au milieu des années 1980.

© Archivo y Museo "Dr. Adolfo Alsina". Carhue)

© Archivo y Museo « Dr. Adolfo Alsina ». Carhue)

Le 10 novembre 1985 est une date que Norma Berg n’oubliera jamais. Elle a alors 23 ans et va assister à la disparition de sa ville. Comme tous les natifs d’Epecuen, sa vie est naturellement liée au tourisme. Ses parents louent quelques chambres d’hôtes et, dès 14 ans, elle est vendeuse dans une boutique de vêtements, puis employée à l’Office du tourisme. En évoquant le jour du drame, le visage souriant de cette jolie brune se durcit. « Depuis plusieurs jours, nous voyions l’eau monter, nous savions que tout était perdu, mais nous ne pouvions pas nous résigner. Nous avons eu quelques jours pour tout quitter », raconte-t-elle. L’accumulation de pluie et le vent du sud fissurent la digue, le lac s’écoule dans la ville. A mesure que l’eau remonte les rues et avale les halls des hôtels, la panique gagne. S’ensuit une évacuation improvisée. La saison touristique terminée, il ne restait sur place que les 1 500 résidents à l’année. Les propriétaires des hôtels et les riches familles étaient en majorité à Buenos Aires. Avec des tracteurs et des camions, les habitants, aidés par ceux des villages voisins, emportent ce qu’ils peuvent. « Il fallait sauver les objets de valeur, mais on a dû abandonner beaucoup de choses. Comment vider des hôtels entiers ? » questionne Norma.

© Archivo y Museo "Dr. Adolfo Alsina". Carhue)

© Archivo y Museo « Dr. Adolfo Alsina ». Carhue)

Mobilier personnel, literie, statues décoratives s’entassent près de la station de train, lieu de l’évacuation. Il en reste autant sur place. Dans la folie d’un exode précipité, certaines familles transportent même les cercueils de leurs proches hors du cimetière. Les autres morts seront submergés. Les toits des bâtiments les plus élevés, l’abattoir, l’église, le Castillo sombrent peu à peu et la ville s’évanouit, engloutie sous 10 mètres d’eau.

Pour Norma, une autre vie commence, d’hébergement dans des écoles en familles d’accueil. Elle sera sans domicile, jusqu’à ce que son père, travaillant pour la compagnie d’électricité, reçoive une petite maison achetée par le syndicat de l’entreprise dans le village voisin de Carhué. C’est ici que sont venus la plupart des anciens habitants. « Ce fut très dur. Personne n’est mort durant l’inondation, mais beaucoup, parmi les plus âgés, succombèrent de tristesse, du cancer, ou de crise cardiaque. Mon père est tombé en dépression. Il y a un voile dans ma mémoire pour les années qui ont suivi.

Norma Berg (à gauche) et d’anciennes habitantes d’Epecuen © David Breger

Nous pleurions tous les jours. » De cette vie d’avant elle a conservé la porte de son ancienne maison, sauvée par ses parents, chez elle, dans l’atelier de bricolage de son mari. Un dédommagement très faible a été accordé aux sinistrés. Seuls ceux qui avaient les moyens d’intenter un procès aux institutions publiques furent en mesure de récupérer une somme importante douze ans plus tard. Mais, même de zéro, la vie doit reprendre pour Norma, femme de caractère : « Je tiens cela de mes origines germaniques », plaisante-t-elle. Elle a trouvé un petit boulot de caissière puis recommencé ses activités de guide. « C’était difficile, car Carhué était un village agricole et nous ne savions pas faire autre chose que du tourisme. »

© David Breger

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Les anciens habitants d’Epecuen ont peu à peu ouvert des spas et des hôtels à Carhué, tentant de récupérer la clientèle d’antan, mais pas avec le même succès. Au moment de l’inondation, Pablo, lui, vivait de la vente de produits agricoles aux touristes. Lorsqu’il voit son champ prendre l’eau, il cède les animaux de sa ferme, achète une maison à Carhué pour sa femme et ses dix enfants. Il garde une caravane, un tracteur, quelques vaches et s’installe dans un autre champ près du lac, puis dans une petite maison en bordure de la ville inondée. Une ferme au confort rudimentaire qu’il occupe encore aujourd’hui. Pourquoi ? « J’aime la tranquillité, répond-il avec un sourire pensif. Je reste avec Epecuen et mes souvenirs. Ma famille me trouve fou, ils préféreraient que je vive à Carhué, mais je suis bien ici. » Personnage insondable selon ses proches, même marié Pablo a toujours mené une vie solitaire, passant du temps loin de son foyer. Seul habitant à être revenu à Epecuen, il attendait : « Mon père m’a toujours dit que l’eau était là avant la ville et qu’elle y reviendrait. Moi, je savais qu’elle redescendrait. » Mais durant vingt-cinq ans Pablo contemple un lac immobile. « J’entendais seulement des bruits la nuit, sûrement les bâtiments qui bougeaient sous le lac. »

Les anciens abattoirs de la ville © David Breger

Les anciens abattoirs de la ville © David Breger

Le temps a donné raison à l’entêté Pablo. Depuis quelques années, sous l’effet d’un nouveau cycle de sécheresse, Epecuen est peu à peu sorti des eaux. La cité est aujourd’hui entièrement émergée. Un spectacle lunaire. Cité pétrifiée et blanchie par le sel, semblable à une ville bombardée mais d’où surgissent des bâtiments étonnamment conservés : un four à pain, une carcasse de voiture, la fontaine carrelée d’un hôtel… Et des douleurs comme les tombes éventrées du cimetière. « Quand j’ai vu l’eau se retirer, je me suis sentie heureuse de savoir mon village libre », sourit Norma. Aujourd’hui guide touristique, elle inclut une visite d’Epecuen dans ses excursions. « Je n’ai jamais été voir un psy, c’est ma catharsis : je raconte l’histoire une fois, cent fois, mille fois, et les problèmes sortent. Quand j’y suis, je reconnais tout. Même détruit, cela reste le petit village de mon enfance. » Assise sur un ancien banc public du complexe balnéaire, elle partage un maté, la boisson traditionnelle argentine, avec Nelida et sa fille, Monica, d’anciennes habitantes.

© David Breger

© David Breger

Si la tristesse fut leur émotion première en revenant à Epecuen, elles préfèrent évoquer la joie de vivre de la période la plus vivante du lieu, les années 1960-1970 : « Les fêtes de l’été au Bim-Bam-Bum, le club où l’on dansait toute la nuit », ou « le flot incessant des touristes arrivant en début de saison à la gare ».

Les fantômes d’un passé glorieux habitent encore l’endroit et Pablo, errant sur sa vieille bicyclette, semble les attendre. « J’ai toujours pensé que la ville reviendrait. Elle était si importante, si célèbre, et ses eaux tellement curatives. Mais personne ne semble prêt à la reconstruire et j’ai un peu perdu espoir. J’ai vécu ici et je mourrai ici », lâche-t-il, perdu dans ses souvenirs, résigné, mais apparemment heureux.

Une nouvelle vie pour Epecuen ?

Mirta, de Buenos Aires, vient chaque année visiter les ruines © David Breger

Mirta, de Buenos Aires, vient chaque année visiter les ruines © David Breger

Depuis sa sortie des eaux Epecuen attire les curieux. prêts à parcourir les 6 heures de route qui la séparent de Buenos Aires pour y goûter une ambiance de fin du monde. Terrain de jeu pour les adolescents du coin, la ville engloutie est aussi devenue un lieu de tournage de films, clips ou projets photographiques. Un petit musée, qui retrace son passé a ouvert dans l’ancienne gare routière pour y accueillir les visiteurs et depuis le mois d’avril la municipalité souhaite réglementer et faire payer l’accès aux ruines. Un choix difficile pour Gaston Partarrieu, directeur du musée “La ville a été beaucoup pillée depuis qu’elle est ouverte. Les anciens habitants en ont souffert et aujourd’hui certains considèrent que l’on s’enrichit avec leur propriété et leur malheur. Mais ce peu d’argent sert simplement à maintenir Epecuen en état, pour que les gens puissent la visiter en toute sécurité car beaucoup de bâtiments risquent de s’effondrer”.

© David Breger

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Malgré les réticences, Nicolas Lopez, en charge du tourisme à la mairie de Carhue voit de nouvelles opportunités pour la ville. “Nous voulons considérer Epecuen comme un site historique, un lieu de souvenir et le préserver tel quel, pas le reconstruire. Il faudrait agrandir le musée et établir un parcours avec des indications topographiques dans les ruines mais cela coûte cher. L’économie argentine est exsangue, nous sommes une petite municipalité et ne recevons aucune aide de l’Etat. Mais le tourisme commence à s’y développer et certains week­ends nous avons jusqu’à 500 visiteurs” . En juin dernier la marque Redbull a tourné un spot de pub à Epecuen : Danny Mac Askill, champion de VTT, multiplie les figures acrobatiques dans les ruines. Cette petite vidéo, vue plusieurs millions de fois sur Youtube, pourrait mettre en lumière et redonner un peu de vie à la ville morte. La municipalité y croit.