Corée du Sud : le bac ou la vie

13 mai 2020  |  dans Enquêtes, International, Société

Dans le système éducatif coréen, il faut cravacher non-stop : le soir et le week-end, les élèves suivent des cours privés. Ici, Su-mi Kim, professeure et directrice du département des mathématiques à l’institut The Mathematics, à Séoul. © Anthony Micallef

La prestigieuse réputation des élèves coréens se paie par la sueur et les larmes. Chaque année, à la mi-novembre, le pays entier vit au rythme du « suneung », l’épreuve du bac, décisive pour l’entrée en université. L’espoir d’intégrer les facultés d’élite pousse les étudiants, acharnés, à endurer stress, manque de sommeil, angoisses… Cet examen couperet résume un système éducatif impitoyable et peu porté sur l’imagination. Certains, rares, se rebiffent.

 

 

Le dicton n’a pas menti. Alors que le temps était doux la veille, au jour du « suneung », le bac sud-coréen, Séoul se réveille glacé par un froid sec. Il se raconte que les angoisses et les espoirs des élèves sont si forts qu’ils en gèlent les cieux. En effet, une tension particulière est palpable dès l’aube du jour J : le trafic, habituellement dense dans la mégalopole, est fluide, car fonctionnaires et salariés ont été priés d’embaucher une heure plus tard. Lors de l’épreuve orale d’anglais, les avions seront même cloués au sol pour ne pas perturber les candidats. Le pays entier s’arrête pour accompagner les 550 000 lycéens qui passent le suneung. Devant tous les lycées, les mêmes scènes se répètent : les élèves des degrés suivants, en uniforme, accueillent leurs camarades avec banderoles et chants d’encouragement. Ils distribuent des gâteaux de riz, une offrande née d’un jeu de mots, leur nom étant l’homonyme de réussite en coréen. Les parents, émus, étreignent leurs ados devant les caméras des médias locaux. Vendeurs ambulants de montres ou de snacks commercent devant les grilles. Les croyants se pressent dans les temples bouddhistes, où des prières pour les étudiants sont organisées toute la journée. Les plus fervents les entonnent déjà quotidiennement depuis cent jours.

Pour Sung-woo Chae, 19 ans, grand jeune homme au sourire timide, ces scènes ne sont pas nouvelles. Insatisfait de sa note de l’année précédente, il repasse le bac. Il franchit la porte du centre sous les encouragements mais, concentré, n’entend rien. Une journée entière d’épreuves l’attend. Tel un sportif de haut niveau, Sung-woo se prépare depuis un an. Soupe de soja, tofu et riz : il a choisi depuis longtemps le menu du midi, « léger », qu’il mangera sur place. Pendant plus de huit heures, il ne quittera pas sa table de travail. Il avait même au préalable repéré son siège dans la salle, au centre de la pièce, « une bonne place, car près de la clim ». Au programme : coréen, maths, anglais, sciences sociales et seconde langue. Aux abords des lycées, des policiers à moto patrouillent pour escorter les retardataires paniqués ou ceux qui se sont trompés de centre d’examen. Mais, à 8 h 40, les portes se ferment, et le pays retient son souffle. L’épreuve de coréen débute.

Le bac sud-coréen s’apparente plus à un concours qu’à un simple examen

Si le suneung soulève autant de passions, c’est que, à la différence du bac en France, il s’apparente plus à un concours qu’à un simple examen. Le système de notation met les élèves en concurrence, et un classement détermine leurs chances d’intégrer l’université de leur choix. En Corée, sortir d’une fac prestigieuse confère un statut social particulier : c’est la voie royale pour accéder aux meilleurs postes, aux plus gros salaires mais aussi aux « meilleurs mariages ». Dans un pays où la tradition confucéenne érige l’éducation en valeur absolue, le suneung est le couronnement de douze ans de scolarité, l’examen d’une vie.

Il est aussi possible d’intégrer les grandes universités avec un excellent dossier : une lettre de motivation de dix à vingt pages, accompagnée de notes parfaites pour tout le cursus au lycée, de recommandations et de gages d’activités extrascolaires. Mais, pour les meilleures facs, avec ce système très exigeant, une note minimum au suneung est néanmoins requise. Un acronyme cristallise les rêves des jeunes Coréens : SKY (« ciel » en anglais), représentant les trois meilleures universités du pays, Séoul, Korea et Yonsei. Ce sont celles d’où sort la majorité des élites du pays et où tous rêvent d’entrer. Mais les places au ciel sont chères : entre 1 et 5 % des étudiants qui se présentent au suneung les intègrent.

Dans l’ouest de Séoul, Yonsei rappelle les prestigieux « colleges » américains, avec ses élégantes bâtisses en pierre des années 1920 et ses parcs bien dessinés. Des groupes de lycéens, de collégiens ou des parents avec de jeunes enfants visitent le campus, émerveillés. Plus loin, dans un amphithéâtre bondé, une cérémonie récompense les étudiants les mieux notés du semestre. Les 1 % des meilleurs. A la sortie, Jung-hyun Kim, 20 ans, étudiante de deuxième année de commerce, pose tout sourire, en jupe et talons, avec son prix, pour un « photocall ». Son secret ? « Je travaille dur depuis longtemps », explique-t-elle. Très fière d’avoir intégré Yonsei, elle mesure les sacrifices endurés. Ses années lycée, entre 16 et 18 ans, se résument à une succession de cours. « J’étais en pensionnat. Je me réveillais à 6 heures et j’avais cours de 8 à 18 heures, raconte la jeune femme. Je dînais rapidement, puis retournais à l’étude jusqu’à minuit au moins. Le week-end, j’étudiais dans un “hagwon”, une prépa privée. Durant les périodes d’examen, je dormais entre trois et six heures par nuit. C’était très dur physiquement. La compétition est féroce, car beaucoup d’étudiants visent les meilleures universités et sont poussés par leurs parents. C’est stimulant mais aussi générateur de stress, et de jalousie envers ceux qui réussissent. De toute façon, la compétition continue à la fac. » Les candidats sont prévenus.

Des journées de 16 heures de cours : le quotidien de la majorité des jeunes Coréens

Une enfance et une adolescence passées à étudier avec des journées de seize heures de cours, c’est ce que vit une majorité de jeunes Coréens. Les hagwons, ces instituts d’enseignement privés, sont une étape quasi obligée de leur scolarité. Dans le quartier du parc olympique, le hagwon The Mathematics occupe les derniers étages d’un immeuble moderne. A 22 heures, une cinquantaine d’élèves y étudient encore. Su-mi Kim, professeure et directrice du département de mathématiques, le présente : « Ici, à partir du collège, vers 11 ans, on commence à se préparer pour les études futures. C’est normal, car l’enseignement public ne suffit pas. On peut prendre une ou deux années d’avance par rapport au programme scolaire, car on a de plus petites classes et plus de temps à consacrer à chaque élève. »

Il est minuit, et les bus de ramassage scolaire attendent encore les élèves à la sortie des hagwons, à Séoul. © Anthony Micallef

 

Des enseignants sont devenus des célébrités

Dans ce petit hagwon, seuls les mathématiques et l’anglais, deux des matières les plus importantes du suneung, sont enseignés mais, parmi les 25 000 instituts de Séoul, on trouve des cours dans toutes les disciplines et pour tous les âges, dès 2 ans ! Une logique de compétition pousse les parents qui voient leurs voisins et amis inscrire leurs enfants aux hagwons à faire de même. Dans le quartier huppé de Gangnam où ces établissements pullulent, il n’est pas rare de croiser des files de bus de ramassage scolaire et des élèves dans la rue à 2 heures du matin. Les hagwons sont censés fermer à 22 heures, c’est la loi, mais personne ne la respecte vraiment. Fatigués, les jeunes n’arrivent pas à tenir le rythme, et dorment à l’école publique le lendemain.

Le recours à l’éducation privée est tel qu’il crée des personnages qui n’existent qu’en Corée : les « professeurs stars ». Avec le développement des cours privés sur Internet que pait aussi la majorité des Coréens, certains enseignants sont devenus des célébrités. Ji-young Lee, 38 ans, au physique de poupée soignée de la tête aux pieds, enseigne les sciences sociales. Devant un amphi d’une centaine de personnes, elle se démène au tableau, court, grimace, fait rire la salle. Un vrai spectacle, diffusé en direct sur le Net. A la fin de la leçon, elle signe des autographes à ses fans en pâmoison. La jeune femme est une des stars d’Etoos, un des géants de l’éducation en ligne. Ses étudiants se comptent en millions, de même que son salaire annuel en euros. A l’instar des célébrités de la K-pop, Ji-young soigne son image : « Par mon apparence et mon attitude, je veux intéresser les élèves, les remotiver, car ils sont souvent fatigués et n’ont pas envie de se mettre à travailler. »

Ji-young Lee, professeur de sciences sociales, « star » avec ses élèves. A la fin de son cours, elle signe des autographes. © Anthony Micallef

 

Oui, dans cette société hyper concurrentielle, la prof aussi doit se démarquer pour plaire aux étudiants. Dans ses discours, Ji-young se fait tantôt amie ou conseillère, se souciant de leur bien-être : « Je reçois beaucoup de messages désespérés, d’élèves tristes à cause de leurs notes, certains parlent de suicide. Je les réconforte. Le système éducatif est trop compétitif, c’est très stressant pour des adolescents fragiles qui construisent leur identité. » Selon cette sociologue, la course à la réussite qui dépasse le seul champ de l’éducation est due au rapide boom économique de la Corée : « Le pays a connu un progrès fulgurant en trente ans, sans avoir le temps de construire un recul philosophique solide. Le matériel et l’apparence sont devenus les principaux critères de jugement du succès. » Les chiffres révèlent une société qui souffre : la Corée comptait le plus fort taux de suicide des pays de l’OCDE en 2016 (24,6 pour 100 000 habitants). Même si ce dernier ne concerne pas uniquement les étudiants, la dépression et le découragement sont courants parmi eux.

« Pour moi, le plus important est que ma fille soit libre »

Alors, pour échapper au système, certains partent étudier à l’étranger. D’autres prennent la tangente, comme Kyung-sim Ha, 23 ans. Malgré son air sage d’écolière modèle, elle n’a jamais mis les pieds dans cet engrenage. De 12 à 17 ans, elle a été scolarisée dans un établissement alternatif, à la campagne. « On y apprend l’agriculture, des valeurs d’écologie, d’indépendance, et le sens de la communauté. Nous étions une petite classe de 16 élèves et nous avions aussi quelques matières classiques, comme les mathématiques et l’histoire, mais très peu. » Pourquoi ce choix ? Son père, Young-tae Ha, 55 ans, au regard doux et bienveillant, assure ne pas être un hippie : « Par mon travail, j’étais en contact avec de nombreux étudiants et je me suis rendu compte que la plupart d’entre eux étaient malheureux. Les parents imposent leur volonté aux enfants mais, pour moi, le plus important est que ma fille soit libre. » Ses amis ayant des enfants du même âge le croient « fou ou insouciant de leur avenir ». L’éducation alternative est encore rare, mais Young-tae la juge « nécessaire dans cette société où la majorité pense que l’argent et la réussite sont la seule voie du bonheur ». Kyung-sim, après avoir travaillé comme boulangère et cuisinière, aide aujourd’hui son père dans une entreprise sociale qui promeut la culture coréenne auprès des étrangers. Elle renchérit : « En Corée, il faut sortir d’une bonne fac, intégrer une bonne entreprise où on travaille huit à neuf heures par jour, être marié et avoir des enfants, et ainsi de suite. C’est assez triste. J’ai conscience de la chance que j’ai d’échapper à cette règle. »

A la sortie des épreuves du suneung, tandis que les parents anxieux guettent leurs enfants à la grille, les cœurs explosent. Les larmes coulent ou les cris de joie fusent. Sung-woo, lui, est épuisé et surtout soucieux. En mathématiques, il le sait, il a fait une erreur. Les questionnaires étant à choix multiple, il peut estimer sa note entre 80 et 88 sur 100, alors qu’il avait 100 points à tous ses examens blancs. « Ce ne sera pas suffisant pour intégrer l’école vétérinaire que je veux faire. Ce résultat, c’est le pire scénario, se désole-t-il. Quand je suis sorti, j’étais presque en pleurs. Ma mère m’a pris dans ses bras. Elle m’a dit que j’avais fait de mon mieux. Cette année a été très dure. » De janvier à juillet, inscrit en internat dans un hagwon spécialisé pour ceux qui souhaitent repasser le suneung (ils sont un sur quatre), il a travaillé entre quinze et dix-huit heures par jour, dimanche compris. « Mes parents ne m’ont pas poussé », explique Sung-woo. Sa mère, Sung-shin Kwon, 52 ans, acquiesce : « Notre premier fils n’avait pas été accepté dans la fac qu’il voulait, alors il a choisi de ne pas étudier. Aujourd’hui, il est prof de plongée et très heureux. On a aussi laissé Sung-woo décider. Quand il a souhaité repasser le suneung, on l’a soutenu. » Un choix onéreux, car le hagwon leur coûte 1 900 euros par mois, presque l’équivalent du salaire moyen en Corée.

Le géant du business de l’éducation Megastudy propose aussi des cours en ligne. © Anthony Micallef

 

« Nous avons les moyens, mais beaucoup de familles empruntent ou vendent leur maison pour payer les études de leurs enfants », explique Sung-shin. « La Corée est à 70 % montagneuse, nous n’avons pas de ressources naturelles. Notre seule richesse, ce sont les cerveaux », dit-elle en souriant. Avec ses amis, Sung-woo se demande parfois si cela a un sens : « Si on est malade le jour du suneung, tout est raté. Et l’examen ne permet pas de juger de la créativité. Ce sont juste des QCM. Même Einstein n’aurait pas une bonne note sans mémoriser ! Mes amis, les parents, les profs, tout le monde reconnaît que le système est absurde et injuste, mais il faut s’y conformer. » Tous semblent en effet pris au piège d’une logique que peu remettent en question. Lee Bohm, 50 ans, en est l’un des rares critiques, après en avoir été acteur : il a cofondé puis quitté Megastudy, géant des cours en ligne. Il se fait aujourd’hui l’avocat d’une « éducation fondée sur la créativité et le développement des idées, au lieu d’un apprentissage mécanique en vue d’un examen de type QCM ». Lee Bohm connaît les difficultés d’une telle réforme : « Le suneung est jugé juste par les parents, car les notes montrent de manière objective pourquoi leurs enfants ont été acceptés ou refusés par une école. Beaucoup souhaitent le conserver. »

Sung-woo, lui, après la déception, réfléchit à son avenir. Il devra trouver une filière qui l’accepte avec ses résultats. Tant pis pour l’école de ses rêves, mais « pas question de passer le suneung une troisième fois ». En attendant, il a trouvé du travail pour se faire un peu d’argent : il sera surveillant… dans un hagwon. Bien difficile d’échapper au système.