Corée du Sud : les blogueurs venus du Nord

11 novembre 2020  |  dans International

© Anthony Micallef

Ils sont jeunes, branchés : ces influenceurs ont fui la misère et le régime dictatorial de Kim Jong-un. De l’autre côté de la frontière, ils ont vaincu le racisme et sont devenus les stars des réseaux sociaux. Une génération d’exilés qui s’impose, armée par les épreuves.

Les larges artères de Jongno, plantées d’immenses tours de verre et de métal, aspirent des nuées de passants pressés. Le quartier, centre historique et politique de Séoul, grouille comme à son habitude. Parmi une foule d’employés en costume, Jun Heo, en jean-baskets, se fraie un passage à vélo, se gare et rejoint son bureau au septième étage. De l’immeuble, la vue plongeante sur la mégapole donne le vertige. Sourire dents blanches et teint impeccable, Jun, 30 ans, a tout du jeune présentateur vedette. Depuis quelques mois, tous les dimanches soir, il coanime une émission sur Yonhap News TV consacrée à la Corée du Nord. Un pays qu’il connaît bien puisqu’il l’a fui dès 2005. Il est un des très rares Nord-Coréens qui intervient sur les antennes du Sud.

« Je suis nord-coréen, voulez-vous me prendre dans vos bras ? »

Mais c’est d’abord sur YouTube que le jeune homme s’est fait connaître. Depuis deux ans, il y poste ses vidéos d’« expériences sociales » : dans les rues de Séoul, un bandeau sur les yeux et les bras en croix, il a posé une pancarte à côté de lui qui dit : « Je suis nord-coréen, voulez-vous me prendre dans vos bras ? » Vues plusieurs millions de fois, les réactions des Sud-Coréens, qui, interloqués, craintifs, amusés ou émus, l’étreignent ou s’éloignent, font le buzz et le convainquent de l’intérêt de sa démarche. « Je souhaitais lutter contre les préjugés et aider les gens à nous comprendre », explique Jun. Car même si Pyongyang ne se trouve qu’à 200 kilomètres de Séoul et que les deux Corées partagent la même langue (avec des accents et des usages différents), la vie de leurs voisins reste un mystère pour les Sud-Coréens. Trente-quatre mille transfuges vivent pourtant au Sud, accueillis et aidés par le gouvernement de Séoul, qui leur donne le statut de citoyens après leur défection.

Renvoyé en Corée du Nord, Jun a passé trois mois dans un camp de concentration

Pour lever le voile, Jun livre l’histoire de sa fuite sur les réseaux. Issu d’une famille fidèle au Parti, avec un grand-père général, il n’a pas connu la misère. Mais lorsque sa mère, qui a perdu la foi dans le régime, divorce et s’enfuit en 2004 en laissant sa famille, il est livré à lui-même. L’année suivante, sa mère paye un passeur pour que Jun la rejoigne en Chine. « J’avais 14 ans et je ne pensais pas à fuir. Je pensais que la Corée du Nord était le meilleur pays au monde, c’est ce que nous répétait l’unique chaîne de télé. Le Sud était décrit comme un enfer », explique-t-il. Arrivé à Pékin, ce qu’il découvre, c’est un « paradis » : « Quel choc : il y avait des voitures partout, des centaines de chaînes de télé et de la nourriture. C’est ce qui m’a le plus marqué. Alors que mes amis mouraient de faim, ici les Chinois donnaient du porc et du riz à leurs chiens, c’était fou. » Mais à peine une semaine après avoir goûté à cette nouvelle liberté, il est arrêté par la police chinoise, qui le renvoie en Corée du Nord. Il sera emprisonné dans un camp de concentration pendant trois mois. « C’est la période la plus terrible de ma vie, se souvient-il. C’est inhumain. Les prisonniers sont désignés par des numéros, battus, les femmes sont violées. » Ces camps sont réservés aux transfuges qui ont été renvoyés ou arrêtés dans leur fuite ; 80 % sont des femmes, et des abus sexuels y ont lieu quotidiennement. Jun, lui, a « seulement » reçu des coups de pied.

A la sortie du camp, il est assigné à domicile. « Je ne pouvais pas retourner au lycée car les transfuges sont considérés comme des traîtres, des animaux. Je n’avais plus d’avenir : j’aurais voulu être soldat, comme mon grand-père, mais ma seule option était la ferme ou l’usine. Pour survivre, avec mes amis, nous volions du métal dans les usines et le revendions sur les marchés. » Les images de Pékin tournent alors dans sa tête. « Je commençais à détester mon pays, j’ai compris que notre leader nous mentait. Je n’avais plus d’autre choix que fuir à nouveau. » Alors, en 2008, à 17 ans, il repasse à nouveau la frontière chinoise. Cette fois pour de bon.

Jun Heo, devenu présentateur vedette, se voit volontiers en politique, afin de balayer les clichés et les peurs. © Anthony Micallef


Il lui faudra deux ans pour rejoindre Séoul. Mais il ne pourra pas retrouver sa mère immédiatement : il doit suivre le parcours réservé à tous les Nord-Coréens. Pendant trois mois, il subit les interrogatoires des services secrets de Séoul, qui le questionnent sur sa vie, sa fuite, sa famille. Des tests éprouvants psychologiquement pour vérifier que le réfugié ne cache pas un espion, la grande hantise du Sud. Le pays est encore officiellement en guerre contre son voisin, un armistice n’ayant jamais été signé. Avec le feu vert des services secrets, Jun rejoint alors Hanawon. Ce centre secret, aux allures de campus entouré de barbelés et situé à une heure de Séoul, est une école de rattrapage à la société capitaliste. Pour éviter le choc culturel, on y apprend à se servir d’un ordinateur, à écrire un e-mail, à utiliser un Smartphone, à retirer de l’argent à la banque. On y réapprend l’histoire et l’économie. Jun, jeune et ayant déjà passé deux ans à Pékin, n’a pas eu de mal à s’adapter : « Le gouvernement sud-coréen nous aide beaucoup. J’ai pu avoir une maison, de l’argent, une bourse pour étudier. » Brillant élève, il a intégré l’université nationale de Séoul, la meilleure fac du pays, en sciences politiques.

« Les étudiants ne m’intégraient pas, avaient peur que je sois un espion »

Mais les réactions et les préjugés de ses camarades l’ont aussi poussé à s’exprimer sur les réseaux. « Même ces étudiants éduqués ne m’intégraient pas dans leurs groupes, ils avaient peur que je sois un espion. » Quand ils lui posent des questions, les mêmes clichés reviennent : « On me parle du régime, de Kim Jong-un, de la présence d’armes nucléaires… mais je n’en ai absolument aucune idée, je réponds en disant que si j’apprends quelque chose, je leur dirai plus tard », ironise-t-il. « Les jeunes Sud-Coréens ont souvent plus de préjugés que leurs parents, qui essaient de comprendre nos souffrances. Le régime nord-coréen est fou, mais pas ses habitants, nous ne sommes pas mauvais », soupire-t-il. La tête sur les épaules, Jun se voit déjà en politique – les réfugiés nord-coréens s’y comptent sur les doigts d’une main : « Nous sommes soixante-dix ans après la guerre, si la réunification arrivait, je voudrais pouvoir défendre les Nord-Coréens. » Mais, comme pour le rappeler à la réalité, un peu plus loin ce jour-là, une foule manifeste contre la politique de pacification du président Moon Jae-in et rappelle que près de 50 % de la population reste soit hostile, soit indifférente à une hypothétique réunification.

Nara Kang s’est spécialisée dans l’explication des différences culturelles entre le Nord et le Sud

Dans le même building – un studio d’enregistrement aux murs de fausse brique –, Nara Kang, poupée frêle de 23 ans, répète son texte pour sa pastille YouTube. Effets visuels rajoutés et émotions exagérées, l’émission reprend les codes du réseau. Sur sa chaîne, Nara s’est spécialisée dans l’explication des différences culturelles entre le Nord et le Sud : aujourd’hui, alors que l’hiver s’installe, elle discute mode et doudounes. Si elles sont au top au Sud, le sont-elles aussi au Nord ? Les différences dans la fabrication du kimchi, plat national coréen, seront son second sujet. Si aujourd’hui elle a des propos légers, elle revient pourtant de loin. A 17 ans, elle a failli mourir en traversant le fleuve Yalu, qui sépare la Corée du Nord de la Chine. « Je ne savais pas nager et un passeur me tenait la main, je l’ai lâché quand on a entendu des coups de fusil derrière nous, j’ai commencé à me noyer mais il m’a rattrapée. » Au bout du périple, elle a découvert un Sud qu’elle imaginait à travers les séries « téléchargées sur des clés USB, achetées au marché noir au prix de 6 kilos de riz ».

Nara se rêvait en héroïne de séries romantiques, aujourd’hui, elle est une célébrité du Net, avec des centaines de milliers d’abonnés qui la reconnaissent dans la rue et dévorent ses contenus sur la mode, la beauté… et la Corée du Nord. « Je suis un canal de communication avec les Sud-Coréens. Ils sont étonnés par mon histoire et me posent beaucoup de questions. Les plus incongrues parfois, comme : “Est-ce que les Nord-Coréens tombent amoureux ?” » rigole-t-elle, avant de répondre : « Bien sûr, même si, au Nord, les couples ne peuvent se tenir la main dans la rue. » Aujourd’hui « totalement sud-coréenne », elle avoue même envisager la chirurgie esthétique, qui n’est pas un tabou à Séoul mais reste impensable à Pyongyang, où « le seul modèle de beauté accepté c’est Ri Sol-ju, la femme de Kim Jong-un ». Dans son rêve, la prochaine étape, c’est le cinéma. Elle a une petite expérience, mais veut poursuivre des études de comédie. « Pour décrocher plus de rôles, j’essaie de gommer mon accent. J’ai déjà joué une Sud-Coréenne et cela est une grande fierté », sourit-elle.

L’entreprise qui produit ses émissions tout comme celles de Jun est l’agence de presse Yonhap et son institut d’unification des médias, un service créé en 2018 pour traiter de l’actualité du pays le plus fermé au monde. Dans le bureau, on surveille les radios, télévisions et sites nord-coréens et l’on s’appuie sur le témoignage des transfuges. Son directeur, Il-Yong Chung, justifie d’avoir fait appel à ces jeunes youtubeurs : « Ils sont une nouvelle génération, sociables et sympathiques. Ils créent une proximité avec le public et portent un message de réconciliation. »

Informer sur le Nord reste complexe à cause de la loi de sécurité nationale

Si Jun ou Nara sont un vent de nouveauté, la télévision sud-coréenne met en avant les transfuges depuis 2011 dans une émission populaire, « Maintenant, je viens à ta rencontre ». Chaque dimanche soir, des réfugiés y témoignent de leur parcours, mais le show, qui fait la part belle aux jolies filles et aux témoignages chocs sans recul, est jugé racoleur par Il-Yong Chung. Les récits dramatiques donnent une image sombre des réfugiés ; alors ces youtubeurs qui ressemblent aux jeunes Sud-Coréens du même âge font bouger les lignes : « Les commentaires des spectateurs sont positifs. Quelque chose a changé », se félicite le journaliste, même s’il admet que les préjugés restent présents : « Il y a beaucoup de fausses informations et les Sud-Coréens s’imaginent le Nord comme une prison ou un enfer, et ses habitants comme des démons. » Mais informer sur le Nord reste complexe à cause de la loi de sécurité nationale. « La Corée du Nord est notre ennemi et si un journaliste en parle de façon positive, il peut être condamné. On surveille toujours ce qu’on dit, cette loi est un frein à la liberté de la presse », admet Il-Yong Chung.

Loin de l’info, un des réseaux stars du Net coréen est AfreecaTV, un site où les BJ (broadcasting jockeys) diffusent leur vie quotidienne en direct et discutent avec leurs fans. Bras tatoués, coupe de star de K-pop et petit chien dans les bras, Lee Pyong, 26 ans, y est devenu une célébrité. Depuis 2016, il y raconte sa vie de réfugié de Corée du Nord. Arrivé à Seoul à l’âge de 11 ans, il s’est vite adapté. « En quelques mois, j’ai appris à me servir d’un ordinateur, j’ai changé mon accent, mon style vestimentaire. » Quand il débute sur le réseau, c’est son look qui étonne. « Avec mes tatouages et mes piercings, personne ne voulait croire que je venais du Nord. Les spectateurs voulaient tout savoir : ma vie au Nord, ma fuite et mon installation au Sud. » La proximité que permet ce réseau fait qu’il laisse la webcam tourner jusqu’à dix heures par jour à ses débuts. Une télé-réalité, en quelque sorte. Il répond scrupuleusement à toutes les questions : « J’ai réalisé que les Sud-Coréens n’avaient pas de connaissance du Nord et étaient très curieux. »

Lee Pyong, 26 ans, s’est adapté rapidement au système capitaliste. Il gagne aujourd’hui sa vie grâce aux pourboires virtuels de ses fans. © Anthony Micallef


Aujourd’hui, Afreeca lui permet de gagner sa vie, grâce aux pourboires virtuels que lui offrent ses fans. Les plus fidèles lui ont donné plus de 8 000 euros. « Je suis devenu un démon capitaliste », plaisante-t-il. Un de ses tatouages représente une fleur : « Cela signifie que je ne veux plus souffrir. » Il explique : « Beaucoup de préjugés viennent de l’ignorance. On traite les transfuges de “rouges”, d’espions, on pense qu’ils gaspillent l’impôt, ne vont pas à l’armée, rentrent plus facilement à l’université ou profitent des aides. L’adaptation est difficile, mais je pense que nous ne devons pas vivre cachés. Je me suis fait harceler, mais je suis fier et je n’ai pas peur de dire d’où je viens, car ma fuite, j’aurais pu la payer de ma vie. »

Les difficultés d’intégration qu’il évoque, l’actualité récente les a rappelées cruellement. En juillet 2019, les corps d’Han Sung-ok, une réfugiée de 42 ans, et de son fils de 6 ans ont été retrouvés dans leur appartement de Séoul. Ils étaient morts de faim depuis deux mois. Isolée, elle n’avait pas assez d’argent pour se nourrir et vraisemblablement personne vers qui se tourner. Ces décès, bien qu’exceptionnels, ont choqué la communauté des transfuges. Des manifestations ont eu lieu et une tente a été érigée sur la place Gwanghwamun, au centre de Séoul, pour leur rendre hommage. Ici se relaient les transfuges qui veulent aussi faire entendre leurs souffrances.

Tous ne réussissent pas à s’adapter à l’individualisme libéral sud-coréen. Isolés, une mère et son fils, sont morts de faim dans leur appartement. © Anthony Micallef

Kyung-Bae Ju, la cinquantaine, pasteur, est parmi eux. Lui qui a fui le Nord en 2008 manifeste pour la première fois. « Ce n’est pas habituel pour les réfugiés nord-coréens, qui ont beaucoup de gratitude envers le gouvernement, mais nous avons été choqués et nous sommes en colère, car l’intégration est un échec. » L’histoire de cette femme trouve écho chez lui : « Quand je suis arrivé, j’avais gagné la liberté, mais je n’arrivais pas à manger, car toute ma famille se trouvait au Nord et je ne savais pas comment ils vivaient, j’étais impuissant. Avec la tristesse et la solitude, je me suis mis à boire. Même mes voisins ne savaient pas si j’étais en vie. Seul l’espoir de faire venir ma famille me tenait. »

En tant que pasteur, il rencontre des familles qui vivent difficilement le changement de système. « Trouver son identité en Corée du Sud est difficile. Au Nord, on est occupés à survivre et on n’a pas le temps de penser à la maladie ni à la dépression ; au Sud, les souffrances resurgissent. Au Nord, on est très passifs, on est constamment sous la surveillance du régime, mais au Sud, si on ne s’exprime pas, on est marginalisés, il faut être actif et susciter l’intérêt des autres. » Un passage au capitalisme que les jeunes youtubeurs n’ont eu aucun mal à franchir, mais qui reste compliqué pour beaucoup.